Idées Lettre sur la démocratie | 5

Cher Arnon, nous autres au Sud regardons à l’Europe comme des voyeurs dans un club échangiste

Dans sa réponse à la lettre dans laquelle l’écrivain hollandais Arnon Grunberg comparait l’Europe à un “club échangiste”, son confrère franco-algérien Kamel Daoud rappelle quant à lui que, malgré tous ces défauts et le passé colonial, notre continent continue de représenter un modèle pour les démocrates pays du “sud”.

Publié le 3 juin 2023 à 15:42

Cher Arnon,

Au risque de forcer la familiarité ou de prétendre à la communauté d’idées avec des inconnus sur un sujet trop vaste, j’ai adoré la métaphore de l’Europe "club échangiste", et ce pour plusieurs raisons. 

Tout d’abord : quand on vit dans le monde que vous appelez “arabe”, on expérimente intimement, et violemment, cette confusion que chez nous l’on attribue à l’Europe entre la liberté sexuelle et la liberté tout court. Dans le monde dit arabe, se libérer a moins le sens de voter librement, parfois, que d’embrasser l’être aimé publiquement sur la bouche. 

D’ailleurs, les islamistes dans nos contrées ont très vite fait de travailler le malentendu culturel pour gagner la sympathie des conservateurs, des machos et des patriarcats. La licence érotique, la fornication, le péché, le mal, la dissolution morale apparaissent comme les fruits de la démocratie libérale, sinon la démocratie libérale elle-même ; le salut viendra par conséquent de s’en préserver : de Dieu, de la Dictature. 

La seconde raison qui me fait aimer la métaphore est que dans un club échangiste, on peut parfois croiser des voyeurs : espèce solitaire qui avance pour regarder, sans rien dire, témoin sans corps du corps d’autrui. C’est ainsi que je me suis toujours considéré quand je voyage en Occident : voyeur de la démocratie européenne. Interdit d’y toucher, esthète, admirateur, reclus. 

Coutures grossières

Alors oui : il faut vivre ailleurs qu’en Europe pour devenir européen, en rêver et le définir. Et cet ailleurs peut être l’Amérique. Mais le mieux pour délimiter l’Europe c’est de vivre en dictature. C’est de là, de cet angle mort, que l’on peut identifier la démocratie européenne, un peu par défaut, par contraste donc. Il faut consentir pour cela à la naïveté, aux raccourcis et à la facilité de l’analyse. C’est la condition pour croire en la démocratie : vue de trop près, on en remarque le tissage, les imperfections bien sûr, les coutures grossières. 

Est-ce que cela importe, ces réserves sur la démocratie européenne, quand on survit en dictature ? Non. Ainsi dans le monde dit “arabe”, l’Europe existe, sa démocratie aussi : c’est, une fois pour toutes ce qu’on ne possède pas. Ce qu’on réclame ou ce qu’on mime. C’est également ce que l’on rejette au nom de nos identités de réclusions et du droit à la différence après les décolonisations. Un décolonisé est toujours susceptible et sa méfiance est celle d’un survivant. 


Ce qui menace l’Europe, c’est surtout que ce lieu majeur ne se désire plus


Voici donc une théorie grossière, naïve, un peu tricheuse, car elle clôt le débat qui est prévu entre nous. Mais elle est aussi essentielle pour garder la mesure. Je me contente de ce rêve d’Europe. Le reste de mes réserves, il viendra plus tard, si je décroche un futur. Et pour mes doutes, je préfère les utiliser en littérature plutôt que pour les définitions définitives. 

Voyeur dans le club échangiste européen

En quoi est-ce important cette démocratie que je regarde en tant que voyeur dans ce club ? C’est important de par la loi des conséquences : lorsque la démocratie s’affaiblit en Europe, est remise en doute par les excès, s’amoindrit par effet des invasions barbares internes des populistes, cela renforce chez moi la dictature, l’autoritarisme et déprécie l’idéal de démocratie. Nos dictateurs ont bien nourri ce raccourci au spectacle de l’Europe : "la démocratie ? C’est le chaos, faites attention à vos désirs imprudents", répètent-ils. 

Un peu injuste, un peu dans le spectacle du prêche, je réitérais, souvent dans les conférences aux Européens, que ”vos compromissions sont nos catastrophes”. Je mettais en garde sur le sens de la démocratie européenne et ce qui dépasse sa géographie, ses confins.  Je parlais d’islamisme encouragé par le sentiment de culpabilité coloniale, de populisme dopé par la nostalgie de l’identité exclusive. C’est exagéré comme rhétorique, mais ça a le bénéfice de la brutalité et de la responsabilisation : la démocratie européenne est une nécessité qui la dépasse.


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Bien sûr, il y a le reste qui nous agite : la démocratie demeure-t-elle une exclusivité européenne occidentale ? Est-elle exportable par les débarquements ou les ONG ? Est-elle une histoire locale ou une universalité trompeuse ? Est-ce une spécificité culturelle ou humaine ? Dans le monde dit “arabe”, on n’en finit pas de chercher des définitions et de s’enfermer dans les castes. À la fin, on opte souvent pour l’exil. Car il vaut mieux vivre dans une démocratie mal définie que dans une dictature où l’on s’épuise à définir la démocratie. 

Trop de démocratie ?

La démocratie ne sait pas se défendre, me répétait une amie tunisienne : on le voit en Europe. Je le vois : étrange paradoxe où le but d’une terre de conforts, reste d’atteindre l’équilibre des forces par le ramollissement généralisé. 

Seconde évidence : trop de démocratie tue-t-elle la démocratie ? Je ne le dirais pas à haute voix, mais je vis au "sud" et cela autorise le dépit : quand je scrute un peu les actualités de "militants-selfies" qui défendent le droit des moustiques de nous piquer, qui maculent des toiles de Van Gogh avec de la tomate ou qui collent la paume de leurs mains sur des capots de voitures pour sauver le monde, je me demande si l’excès de démocratie ne tue pas la démocratie. 

Troisième évidence ? J’ai le droit peut-être à une citation au moins, la voici : il s’agit de Jorge Luís Borges. Dans un de ses poèmes, il dit ceci : ”Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre”. L’effet de condensation apparaît génial et provoque la rêverie immédiate : l’empire, la vastitude, l’Angleterre, l’aventure, tous les navires construits, les nœuds marins et la fin du monde connu. Un pays entier se définit par l’annulation de ses frontières. Tout se retrouve emboîté dans la mer et dissous en elle. Pour une fois deux choses différentes, la mer et l’Angleterre, figurent la même chose en restant deux choses différentes. 

Barbarie cosmique

Ainsi pour la démocratie et l’Europe : celui qui, de chez nous au “sud” du monde, regarde la mer, voit l’Europe. Pour un écrivain, c’est un poème de Borges ou une métaphore ravissante. Pour un immigré clandestin qui attend le beau temps pour ramer vers l’Espagne, tout est dans ces quelques mots et une fois pour toutes : la mer c’est l’Europe, c’est-à-dire la liberté, l’au-delà sans le cadavre, l’ailleurs, l’évasion, l’infini, le sexe sans le péché, l’échangisme et le voyeurisme, la fortune. 

L’Europe reste une démocratie, mais elle ne le sait pas. C’est le dernier caprice de sa beauté. Cette sorte d’innocence qui agace et devient de la cruauté. Mais nous, au “sud”, on le sait : la démocratie, nous pouvons la définir. D’ailleurs, quand je suis invité en Europe, c’est pour mieux exprimer l’essence de la démocratie. Parce que je viens de la barbarie cosmique du reste du monde, parce que je sais ce qu’elle coûte. Parce que je sais où elle commence et où elle finit. Parce qu’un voyeur attentif et discret a plus à raconter qu’un échangiste bien occupé à caresser ou mordre autrui. Et dans ce cas, la métaphore va aller plus loin : ce qui menace l’Europe, c’est surtout que ce lieu majeur ne se désire plus. 

Alors oui : plaidons pour la démocratie libérale européenne. Pour nous gens du “sud”, des dictatures, c’est le seul endroit vers où nager quand nos pays s’effondrent. Et c’est le seul lieu où on peut crier que la démocratie n’existe pas sans se faire arrêter par la dictature qui raffole de la grimer. Pour la démocratie donc, partageons-nous les tâches : vous avez besoin d’en douter pour l’améliorer, et j’ai besoin d’y croire chez vous pour l’espérer un jour chez moi. Car pour le moment, dans le monde dit “arabe”, l’unique club échangiste possible est le paradis céleste. Et c’est pour après la mort ou le meurtre. Le vôtre ou la mienne.  

Pendant des siècles, l’Europe a connu l’extension. Par la colonisation et l’invention de l’universalité. De nos jours, elle se rétracte dans la culpabilisation et l’excuse. Ce sont les “barbares” qui s’y imposent pour la convertir dans ses croyances autrefois supérieures. Est-ce que l’Européen a une âme ou une animalité ? Est-ce que sa nudité est de la primitivité indécente ? Est-ce qu’il faut le voiler ou le dévoiler ? Est-ce qu’il faut le convertir et le rééduquer ? 

On sait tous comment ce genre d’histoire de rencontre décalée finit pour le moment : très mal pour l’un des deux. L’Europe apparaît surtout comme une géographie insulaire. Il importe peu qu’elle ait des frontières. La contempler c’est regarder la mer entière. Ce dont on rêverait, dans la bonne et mauvaise foi du militant démocratique du "sud", dans la naïveté et l’effort à faire, c’est qu’elle soit partout. Qu’elle reste la preuve que l’autre rive existe. Les migrants clandestins au Maghreb regardent la mer comme les croyants fixent le ciel. Et avec les mêmes espoirs falsifiés.

Chères Lana Bastašić, Drago Jančar, Oksana Zaboujko, ceci n’est évidemment pas une réponse. La première règle chez un voyeur, c’est de garder le silence.

Kamel Daoud, Oran (Algérie), le 15 mai 2023

Cette lettre fait partie des "Lettres sur la démocratie", un projet du 4e  Forum sur la culture en Europe en juin 2023 à Amsterdam. Organisé par De Balie, le forum se concentre sur la signification et l'avenir de la démocratie en Europe, réunissant des artistes, des activistes et des intellectuels pour explorer la démocratie en tant qu'expression culturelle plutôt que politique.
Pour les Lettres sur la démocratie, cinq écrivains envisagent l'avenir de l'Europe dans une chaîne de cinq lettres initiée par Arnon Grunberg. Les écrivains - Arnon Grunberg, Drago Jančar, Lana Bastašić, Oksana Zaboujko et Kamel Daoud - se réunissent pendant le Forum, dans le cadre d'une conversation sur l'Europe qui nous attend et le rôle de l'écrivain dans celle-ci.

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