La vie “multilocale”

Habiter Prague et travailler à Paris. Vivre à Vienne et avoir une petite amie à Stockholm. De plus en plus d’Européens vivent ainsi deux vies en parallèle. Un phénomène qui commence à intéresser les sociologues.

Publié le 17 décembre 2010 à 11:24

La pièce vient de se terminer. Andrea Sedláčková est assise dans le café d’un théâtre de Prague, où elle discute avec quelques amis du travail. Il n’est pas encore minuit mais elle part déjà, car demain matin elle doit être au bureau à 10 heures. Son bureau est à Paris.

Cette réalisatrice tchèque a émigré en 1989. En France, elle travaille en tant que monteuse sur des films de qualité. A Prague, elle a ses parents, des amis, des souvenirs et elle tourne des films. "Ce sont les deux parties de ma vie. Si je ne devais en choisir qu’une, je ne serais plus qu’une moitié". Mais cela nécessite de tout avoir en double : lit, téléphone, portefeuille, etc.

Vivre dans plusieurs endroits à la fois a un coût, tant du point de vue du temps, de l’argent que de l’énergie dépensés. Aujourd’hui, un nombre toujours plus important de gens mènent pourtant cette existence, car malgré toutes les contraintes qu’elle implique, elle comporte des avantages certains. Le monde devenant un village global toujours plus petit, les gens envisagent de plus en plus facilement d’opter pour ce mode de vie.

Un phénomène qui prend de l'ampleur

Le sociologue Knut Petzold connaît bien le sujet. Il habite à Leipzig et il a étudié à Chemnitz tandis que sa petite amie habitait et étudiait à Stuttgart. Chaque mois, il parcourait plusieurs milliers de kilomètres. Tout en faisant ces allers-retours, il a réussi à terminer ses études de sociologie et a fait de la "multilocalité" sa spécialité. Le phénomène n’est pas nouveau. Mais il prend de l’ampleur depuis quelques années. "Il a en fait toujours existé. L’hiver, par exemple, les agriculteurs allaient chercher du travail à la ville. La différence, aujourd’hui, est qu’il y a une sorte de parallélisme de ces deux existences".

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Aleš Chmelař est originaire de Brno. Il n’a que 23 ans, mais cela fait déjà 10 ans qu’il expérimente plus ou moins la "multilocalité". Durant son adolescence, son père travaillait en Pologne, à Katowice, et ne rentrait à la maison que le week-end. "C’était pas mal, en fait, explique-t-il. Le week-end on était comme une famille modèle et le reste de la semaine le régime était un peu plus libre. Ainsi, il n’y avait jamais de tensions à la maison, les moments que l’on passait ensemble étaient très précieux".

La rareté de ces moments et l’impatience de les retrouver sont les avantages de ce type vie familiale à cheval entre deux lieux très éloignés, qui sont le plus souvent mis en avant. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’Aleš Chmelař adopte lui-même ce mode de vie. Après le lycée, il est parti à Dijon pendant deux ans étudier les sciences politiques. Il revenait en République tchèque pour voir sa famille et sa petite amie. Puis, il s’est séparé d’elle et il a trouvé en France une nouvelle copine qui venait de Bulgarie. Puis il est parti à Vienne pour une année scolaire suivante, tandis qu’elle déménageait à Stockholm. Cette année, ils se sont retrouvés. Ils sont à Londres.

Des situations multiples vécues différemment

"Les gens vivent véritablement dans plusieurs endroits à la fois, car les déplacements sont devenus plus évidents", explique Knut Petzold. Il existe également de plus en plus de "métiers du voyage". Cela concerne notamment les universitaires, les hommes d’affaires ou les employés des multinationales que l’on envoie travailler sur des projets dans diverses parties du monde.

Les situations sont multiples et selon les personnes concernées elles sont vécues différemment : "Certains les considèrent comme des modes de vie privilégiée, d’autres en souffrent", affirme Knut Petzold. Le sociologue a notamment mené une enquête auprès d’Allemands de l’ancienne génération, venant de l’ex-Allemagne de l’Est et allant travailler à l’Ouest. *"*Ils considèrent leur vie comme un écart par rapport à la norme, comme un problème". "Les jeunes générations sont bien mieux armées pour faire face à un tel mode de vie", estime Petzold. Il manque encore un grand nombre d’informations sur ce phénomène. C’est la raison pour laquelle il recueille des données sur Internet par le biais d'un questionnaire.

Une autre question se pose. Quelles sont les conséquences de ce phénomène sur la ville où les gens ne vivent qu’une partie de leur temps ? Si la personne n’y a pas de domicile fixe, elle n’est pas intégrée dans les calculs budgétaires, même si elle utilise ses infrastructures. Mais il y a une conséquence sans doute encore plus importante, comme l’explique Petzold : "Si l’individu ne s’identifie pas à l’endroit, il ne va pas s’y investir" et ne sera donc pas enclin, par exemple, à se présenter sur une liste municipale, à participer à des manifestations ou à contribuer financièrement à la réparation d’une église.

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