Décryptage Covid-19 et droits fondamentaux Abonné(e)s

De la légitimité du confinement, selon Habermas

Jürgen Habermas a récemment affirmé que les mesures prises par le gouvernement allemand pour lutter contre la pandémie de Covid-19 n’étaient pas allées assez loin. Selon lui, il est inconstitutionnel de mettre en balance l’obligation de l’État à protéger la vie avec d’autres droits et libertés. S’en sont suivis des débats dans lesquels ses détracteurs l’ont accusé d’autoritarisme. Avaient-ils raison ?

Publié le 26 mars 2022 à 17:09
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L’article de Jürgen Habermas paru dans le numéro de septembre 2021 du mensuel politique allemand Blätter für deutsche und internationale Politik  constitue la toute dernière illustration de ce que son premier éditeur appelait la faculté du philosophe de créer un “énorme brouhaha” dans la sphère publique allemande. (1)

Dans son article intitulé Covid-19 et protection de la vie, Habermas ne défend pas seulement la légitimité des restrictions des droits civiques, comme celui de circuler ou celui de se rassembler, qui visent à limiter les contaminations par le Covid-19, mais soutient également que le gouvernement allemand n’a pas fait pas tout ce qui était en son pouvoir pour protéger ses citoyens. En se basant sur le nombre de lits en soins intensifs plutôt que sur le risque de contamination en tant que tel, le gouvernement a, selon Habermas, manqué à son devoir constitutionnel “d'exclure toute action susceptible de mettre en danger la vie et l’intégrité physique d’un nombre probable de citoyens innocents.

Selon Habermas, l’interdiction de subordonner la vie humaine à tout autre objectif constitue non seulement la plus haute valeur de la culture politique démocratique allemande d’après-guerre, mais aussi de la Constitution allemande elle-même. Le fait d’affirmer, comme l’ont fait récemment certains juristes allemands, que le risque pour la vie humaine pouvait être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux est non seulement contraire à l’éthique, mais également sans fondement sur le plan juridique.


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Bien que Habermas fonde son argumentation sur l'État démocratique constitutionnel, les citations et les débats qui ont suivi montrent qu’il cible tout particulièrement le discours juridico-éthique allemand (comme c’est généralement le cas lors de ses interventions).

Même en Allemagne, les réactions aux propos d'Habermas ont été plus modérées que pour ses autres prises de parole, ce qui témoigne probablement du manque d’appétit des citoyens pour un débat sérieux sur les mesures prises pour lutter contre la pandémie, mais aussi de la polarisation du débat sur ces questions lorsqu’il a lieu. Plutôt que de répondre objectivement aux arguments avancés par Habermas, les citoyens sont tombés dans une polémique que nous commençons à bien connaître après deux ans de pandémie.

Dans une réponse intitulée La dictature de Habermas, publiée dans le quotidien conservateur allemand Die Welt le 11 octobre 2021, le chroniqueur Andreas Rosenfelder accuse Habermas de créer un “État totalitaire biopolitique capable de restreindre toute liberté dans le but de limiter les contaminations, toujours et partout, sans condition ni mesure.” Rosenfelder s’oppose à Habermas quand celui-ci qualifie les détracteurs de la politique du confinement de “libertariens”, opposés par définition à l’autorité de l’État. Selon Rosenfelder, cette considération implique que le gouvernement et les défenseurs d’un confinement “strict” ne font dès lors que “défendre” une norme juridique, plutôt qu’une “pratique empruntée à la hâte à la Chine”.

La diatribe de Rosenfelder et l’écho qu’elle a rencontré sur les réseaux sociaux reflètent le mécontentement de certains pans de la société allemande vis-à-vis de ce que l’on appelle la “technocratie médiatique” développée au cours de la pandémie. Des formules insensées selon lesquelles le confinement serait un concept “emprunté à la Chine” (alors qu’il trouve plutôt son origine dans les quarantaines et les cordons sanitaires instaurés pour restreindre la liberté de circulation pendant la peste bubonique) sont fréquentes dans ce type de discours. Hyperbole mise à part, Rosenfelder a toutefois raison lorsqu’il affirme que Habermas accorde au gouvernement un large pouvoir pour restreindre les droits fondamentaux.

Toutefois, si l’accent mis par Habermas sur la protection de la vie peut paraître extrême à certains égards, ses propositions n’ont rien de radical ni d’autoritaire. De plus, même si Habermas défend “la force non contraignante du meilleur argument”, il a conscience du statut peu privilégié de la philosophie dans la société moderne.(2) Même si les penseurs professionnels peuvent mettre en lumière certains problèmes, c’est le public qui reste l’arbitre final.

Cet engagement fragile envers la sphère publique en tant qu’essence de la vie démocratique moderne a des implications importantes, à la fois pour l’argumentation de Habermas en elle-même, mais aussi pour la capacité des gouvernements à restreindre les droits fondamentaux de leurs citoyens face à la progression du Covid-19 tout en respectant les critères de légitimité démocratique.

Origines de la pensée d’Habermas

De son attaque contre Martin Heidegger en 1953, qui ne s’était pas excusé pour avoir collaboré avec les Nazis, jusqu’à ses interventions à la suite de la crise financière de 2008, en passant par son rôle dans le débat d’historiens du milieu des années 80, Habermas a su faire entendre sa voix lors des controverses qui ont marqué l’Allemagne d’après-guerre. Plus récemment, il s’est également intéressé aux débats sur l’avenir de l’UE et l’émergence d’une sphère publique européenne.

Même si, pour Habermas, l’intellectuel public joue un rôle crucial dans une culture politique libérale en tant que “gardien de la rationalité”, il ne le considère pas comme une personnalité neutre. (3) Au contraire, même si les intellectuels publics sont là pour garantir des échanges publics cordiaux et fondés sur des informations justes, ils peuvent parfois prendre position de manière radicale et avancer des “arguments aiguisés par la rhétorique”. (4) Habermas n’a donc jamais reculé devant les controverses si cela permettait d’assurer des débats publics de qualité sur les sujets d’actualité du moment.

Dans le cas de la pandémie de Covid-19, les arguments de Habermas s’étaient retrouvés dans un certain nombre de courts commentaires publics, tant en Allemagne qu’à l’étranger. En avril 2020, Habermas déclarait dans une interview parue dans Le Monde que si les mesures d’urgence posaient un certain nombre de problèmes quant à la légitimité démocratique, les régimes d’exception instaurés durant la pandémie étaient nécessaires à la protection “des droits fondamentaux à la vie et à l’intégrité physique”. Même s’ils peuvent aisément se laisser aller à la “tentation utilitariste”, les politiques ne doivent pas, selon lui, faire passer les considérations économiques avant les vies humaines.

Pour autant, cela ne signifie pas que Habermas délaisse complètement ce genre de considérations. Bien au contraire : dans un appel paru à la fois dans Die Zeit et Le Monde deux semaines plus tôt, Habermas et ses co-signataires, notamment l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Allemagne Joschka Fischer, l’ancien député européen franco-allemand des Verts David Cohn-Bendit et l’universitaire allemand Axel Honneth, avaient demandé à la Commission européenne de créer un “fonds corona” européen qui aurait emprunté à faible taux d’intérêt sur les marchés financiers internationaux. Selon eux, ce fonds aurait permis aux États de l’UE “d’assumer collectivement l’écrasante charge financière de la crise sanitaire”. Une telle mesure aurait permis non seulement aux pays les plus pauvres d’assurer le bien-être économique de leurs citoyens sans avoir à creuser encore davantage leur dette publique, mais également de tirer parti d’un nouveau climat social dans lequel il aurait été bienvenu de “faire preuve de serviabilité, d’empathie et d’optimisme”. 

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