Revue de presse Cap Nord-Ouest

En Irlande, l’ex-Premier ministre Leo Varadkar face à son héritage contesté

En mars 2024, la démission du Premier ministre irlandais Leo Varadkar a provoqué la surprise. Comment la presse anglophone interprète-t-elle l'héritage hautement contesté du plus jeune dirigeant que la république insulaire ait jamais eu ?

Publié le 10 avril 2024 à 19:46

Nous sommes un après-midi de 2018. Je partage un verre avec une nouvelle connaissance dans le sud de l'Ontario, au Canada. La conversation porte sur l'évolution de la société irlandaise – familier récit de l'effondrement de l'influence catholique et de la libéralisation accélérée des valeurs sociales. Cette transformation rapide peut être résumée par deux référendums historiques : en 1995, l'Irlande est devenue l'avant-dernier pays européen à légaliser le divorce (devant Malte, qui n'a sauté le pas qu'en 2011) et, en 2015, elle est devenue le premier pays au monde à légaliser le mariage homosexuel par un vote populaire (et à une large majorité).

Mon compagnon de beuverie canadien va droit au but : "Votre Premier ministre est gay et indien, n'est-ce pas ?" D'après son ton, je comprends qu'il considère cela comme intrinsèquement positif – un nouveau but marqué par les gentils. Mais ma réaction instinctive est de lui dire que ces jours-ci, le mème le plus populaire de la gauche irlandaise représente le Premier ministre en question, Leo Varadkar, avec une coiffure à la Margaret Thatcher.

Comme le souligne Eoghan Kelly dans The Conversation, les premières années de règne de Varadkar, à partir de 2017, ont été caractérisées par des mesures d'austérité très impopulaires. Ces dernières années, il a supervisé une économie en plein essor, ce qui rend sa démission en mars 2024 d'autant plus surprenante. Les débuts de sa gouvernance ont valu à Varadkar la réputation d'être l'ennemi juré des classes inférieures, en particulier des chômeurs. En 2017, sur fond de célébrations superficielles du premier taoiseach (équivalent du Premier ministre) ouvertement gay du pays, le premier site satirique irlandais Waterford Whispers News titrait "Leo Varadkar devient le premier dirigeant ouvertement classiste d'Irlande”.


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Dans The Guardian, Rory Carroll suggère que même si Varadkar a été associé à certains tournants historiques de la politique irlandaise – notamment le référendum de 2018 légalisant l'avortement – il n'a jamais vraiment été considéré comme un acteur essentiel de ces évolutions. "Les étrangers avaient tendance à se pâmer devant Varadkar, incarnation imposante d'un zeitgeist libéralisant", écrit Carroll, rappelant que "les progressistes irlandais roulaient des yeux, affirmant que d'autres politiciens et groupes de base avaient fait le gros du travail”. Cette dynamique se retrouve dans les premières conversations avec Varadkar. Au cours d’un entretien par Niamh Horan dans l'Irish Independent en 2016, on lui demande s'il pense que "l'avortement en Irlande est une question de classe". Varadkar rit avec dédain, expliquant ne même pas comprendre la question. Pour resituer le contexte, avant que l'avortement ne devienne légal, les femmes irlandaises souhaitant avorter devaient payer le voyage et les services d'avortement au Royaume-Uni, ce qui excluait les femmes issues de milieux socio-économiques défavorisés (ou marginalisés).

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En ce qui concerne la fortune économique de l'Irlande, Eoin Burke-Kennedy, dans le Irish Times, n'est pas sûr que Varadkar puisse vraiment s'attribuer le mérite "du plein emploi, fondé en grande partie sur des investissements massifs en provenance des Etats-Unis, et d'un excédent budgétaire alimenté par des recettes fiscales record provenant de ces mêmes entreprises". Néanmoins, comme l'affirme Burke-Kennedy, c'est là que Varadkar voit clairement son héritage positif – un héritage qui "évoque grandement la nature ambivalente de l'économie irlandaise elle-même, boostée à certains endroits, endommagée à d'autres".

Un peu moins charitable, le politologue Eoin O'Malley affirme quant à lui que "l'héritage de Varadkar sera celui d'un perdant électoral", comme le rapporte Jon Henley dans The Guardian. En effet, si les raisons de la démission de Varadkar ne sont pas tout à fait claires, l'échec retentissant des référendums sur la famille et l’assistance portée aux proches de mars 2024 y a évidemment contribué. Ces référendums, soutenus par le gouvernement ainsi que par les partis d'opposition, les ONG et les organisations de la société civile, visaient à actualiser les définitions "démodées" des femmes et de la famille figurant dans la constitution irlandaise de 1937, où les familles sont définies par une relation de mariage et où la valeur d'une femme réside dans sa contribution à l'entretien du foyer. Comme l'explique Shawn Pogatchnik dans Politico Europe, "ces notions d'une époque révolue contrastent fortement avec la réalité de l'Irlande d'aujourd'hui, où deux cinquièmes des enfants naissent hors mariage et où la plupart des femmes travaillent à l'extérieur du foyer".

Les partisans des référendums ont tendance à attribuer leur échec à une mauvaise formulation et au fait que le vote a été précipité pour coïncider avec la Journée internationale des droits des femmes. Le parti socialiste irlandais, petit mais influent, a décidé de retirer son soutien au référendum sur l’assistance à la dernière minute, après avoir écouté les préoccupations des défenseurs des droits des personnes handicapées. En cas d’adoption, le référendum aurait pu affaiblir l'obligation de l'Etat de fournir une assistance aux personnes handicapées et donner "une expression constitutionnelle à la position idéologique conservatrice selon laquelle la responsabilité première de l’assistance incombe à la famille et aux membres de la famille", comme l'a affirmé le sénateur irlandais Tom Clonan dans l'Irish Examiner en février 2024. La réponse de Varadkar à ces préoccupations n'a guère été plus rassurante : "Pour être honnête, je ne pense pas que ce soit la responsabilité de l'Etat. Je pense qu'il s'agit plutôt d'une responsabilité familiale". Comme le dit Ciarán O'Rourke dans le journal américain de gauche Jacobin, "Margaret Thatcher aurait sûrement été d'accord".

 À ces raisons discutables apportées à l'échec de ces référendums, il faut certainement ajouter le désir bien réel de dire simplement “non” (deux fois) à un gouvernement impopulaire. Alors que les référendums susmentionnés sur le divorce et le mariage homosexuel ont puisé dans le ressentiment qui couvait depuis longtemps à l'égard de la hiérarchie religieuse – sur fond d'abus sexuels commis sur des enfants, de fosses communes retrouvées, etc. – les référendums plus récents ont été organisés à un moment où le gouvernement lui-même était la principale cible de l'opprobre public, principalement en raison de l'inégalité économique rampante soulignée par Burke-Kennedy et d'autres.

 Jusqu'à récemment, ce malaise pouvait trouver un exutoire politique dans le Sinn Féin, l'ancienne aile politique de l'IRA. Comme l’explique Agnès Maillot dans The Conversation, le parti a fait des progrès significatifs pour gagner en respectabilité et devenir une alternative de gauche crédible. Mais cette respectabilité est une arme à double tranchant : plus il se rapproche du pouvoir (et les sondages suggèrent qu'il en est très proche), moins il apparaît comme une menace pour le statu quo. Cette situation a mis le parti en porte-à-faux avec sa base traditionnelle.

Comme l'écrit l'ancien correspondant de guerre Aris Roussinos dans UnHerd (en référence aux récents sondages sur les attitudes des électeurs par parti), "les électeurs du Sinn Feín sont – à la surprise apparente de ses dirigeants socialement libéraux – le bloc d'électeurs le plus nationaliste du pays". Ainsi, sans aucun sentiment de représentation politique, une grande partie de la population s'est tournée vers la révolte populiste. Alors que Leo Varadkar fait ses adieux au pouvoir, l'Irlande dit bonjour à "l'insurrection populiste la plus rapide d'Europe, bien que rudimentaire, au grand dam de sa classe politique".

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