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“Loi séparatisme” : un choix difficile entre libertés et ordre publics

Au moment où le Parlement français débat de la loi dite “séparatisme”, le législateur devrait se focaliser sur l’effectivité des lois et de l’arsenal juridique existants, qui ne sont pas toujours appliqués, au lieu de réagir à une actualité avec une loi “réactionnelle”, imprécise et déséquilibrée, estime l'experte Eli Hadzhieva.

Publié le 25 janvier 2021 à 11:13

La loi sécurité globale a été une manifestation de la mainmise grandissante de l’Etat sur les libertés fondamentales des citoyennes et citoyens français. Le projet de loi confortant le respect des principes de la République, anciennement nommé la loi séparatisme, soulève des questions similaires sur la dérive sécuritaire du pays. Sur fond de lutte contre l’islamisme radical, le gouvernement semble augmenter les divisions et renforcer le contrôle de l’ordre social. Ce faisant, il peut finir par affaiblir les principes de liberté, égalité et fraternité sur lesquels la République a été fondée, au lieu de les protéger.

La première mouture du projet de loi portait une conception assez agressive de la laïcité et des pouvoirs de l’Etat, et abusait d’expressions vagues pour étendre les motifs de dissolution des associations ou pour fermer un lieu de culte. Dans son avis du 7 décembre, le Conseil d’Etat soulignait que le projet de loi comportait des “notions sujettes à interprétations antagonistes” et des “incertitudes”, qui pouvaient mener à des décisions arbitraires. De plus, le projet de loi introduit des contraintes supplémentaires pour les associations sans forcément offrir de bénéfices.

Marqueur fort du quinquennat d’Emmanuel Macron à un an des élections présidentielles, ce projet touche à des sujets très sensibles. Le texte inscrit le principe de neutralité des organismes privés chargés d’une mission de service public, ce qui a ressuscité un débat parallèle sur le port des signes religieux. Dans ce contexte, la procédure de "carence républicaine" permettrait au préfet de suspendre les décisions et actions des collectivités territoriales qui ne respecteraient pas le principe de neutralité. 

Comme le Conseil d’Etat le confirme, les mesures concernent pratiquement tous les droits et libertés publiques garantis par la Constitution et les engagements internationaux de la France. Elles ne concernent pas seulement les associations cultuelles et celles qui perçoivent des fonds publics, mais constituent une menace pour l’ensemble des associations françaises et les libertés qui garantissent l’autonomie de ces associations. Même après une première modification suivant son passage devant le Conseil d'Etat, le texte ainsi que les 1 860 amendements qui ont été déposés par les députés, ont été fortement débattus devant la Commission spéciale de l’Assemblée nationale et le débat public s’intensifie. 

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Avec la nouvelle loi, les subventions pour les associations seraient conditionnées par le respect des principes républicains, comme “la clause de sauvegarde de l’ordre public”. Cette clause élargit les prérogatives de police à de nouveaux acteurs d’une façon similaire à la loi sécurité globale. De plus, une association pourrait être dissoute à cause "des agissements commis par ses membres". Cette disposition floue pourrait nuire à la liberté d’expression, d’opinion et de manifestation d’une manière arbitraire. De la même façon, les commentaires sur les réseaux sociaux de personnes liées à l’association pourraient être reconnus comme des éléments justifiant la dissolution d’une association. Cela pourrait déstabiliser les associations qui pourraient devenir victimes des campagnes ciblées en ligne. 

Liberté de conscience

Selon l’avocat Matthieu Ragot, associé au Cabinet De Guillenchmidt & Associés, le projet de loi pourrait aussi porter atteinte à la liberté de conscience et à la laïcité qui impliquent la non-ingérence de l’Etat dans les affaires religieuses, l’autonomie des cultes et leur liberté de s’organiser. "Avec ce projet de loi, on franchit un palier supplémentaire dans le contrôle des cultes par rapport au régime de la loi de1905. On s’éloigne de l’équilibre délicat trouvé en 1905 entre la liberté de conscience, la liberté des cultes, l’organisation des cultes et la sauvegarde de l’ordre public" explique M. Ragot.

Alors que les cultes peuvent fonctionner sous le régime des associations prévu par la loi de 1901 (cadre général des associations) ou sous la loi de 1905 (cadre des associations cultuelles) ou bien se réunir selon les droits des réunions publiques à l’heure actuelle, le projet de loi les incite à s’inscrire sous le régime de 1905 afin notamment d'accroître leur transparence sur le plan financier. Mais le projet introduit l’obligation pour les associations sous forme 1901 de se soumettre à certaines conditions relatives aux associations de forme 1905 (contraintes financières, contrôle des statuts…) sans bénéficier des avantages liés à la reconnaissance de leur caractère cultuel sous la loi 1905 (avantages fiscaux, revenus d’immeubles acquis à titre gratuit, etc.). 

Au lieu de réagir à une actualité avec une loi “réactionnelle”, imprécise et déséquilibrée, il faudra aussi se focaliser sur l’effectivité des lois existantes et l’arsenal juridique qui n’est pas nécessairement appliqué.

"Les associations ont toujours le choix de la structure juridique (ou de l’absence de structure). Elles n’ont pas à s’enfermer dans un cadre juridique précis. Ça serait contraire aux principes de laïcité et aux engagements internationaux de la France, notamment à l’article 9 de la Convention europeénne des droits de l’homme" ajoute M. Ragot.  "Inciter tous les cultes à rejoindre le statut 1905 pourrait être discriminatoire pour certaines religions minoritaires qui rencontreraient des difficultés d’accès à ce régime parce qu’elles n’entrent pas dans la définition jurisprudentielle restrictive des activités cultuelles" selon M. Ragot qui rappelle que la jurisprudence française réduit ces activités cultuelles des associations de loi 1905 aux seules "cérémonies". "Il faudrait aussi que le projet de loi tienne compte de la richesse des cultes religieux en France et qu’il développe une conception plus large des activités qui peuvent être exercés par les associations loi 1905 en respectant le principe d’autonomie et l’organisation libre des cultes".

Enfin, au lieu de réagir à une actualité avec une loi "réactionnelle", imprécise et déséquilibrée, il faudra aussi se focaliser sur l’effectivité des lois existantes et l’arsenal juridique qui n’est pas nécessairement appliqué. Il reste à voir si le texte réussira à être approuvé par l’Assemblée nationale et le Sénat avant de passer en Commission mixte paritaire avant son adoption finale. Mais les législateurs doivent bien peser les dangers présentés par ce projet de loi et ses passages potentiellement inconstitutionnels avant de faire le choix difficile entre les libertés et l’ordre public. 


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