Décryptage Propagande russe

RT, l’arme d’information massive du Kremlin

Créé comme un outil de soft power au service du Kremlin, le média russe Russia Today manipule l’information de manière à présenter une réalité alternative à celle des “médias d'élite occidentaux”. Malgré sa suspension en Occident suite à l'invasion de l'Ukraine, RT y demeure très influent, comme l’explique le politologue Anton Shekhovtsov.

Publié le 8 décembre 2022 à 12:38

Au cours du premier mandat de Vladimir Poutine, les élites du Kremlin s’inquiétèrent de l'image de la Russie à l'étranger, notamment en Occident. Les stéréotypes dépeignant la Russie comme un pays froid peuplé d'ours ivres jouant de la balalaïka, c'était une chose. La réputation internationale du pays, entachée par de massives violations des droits humains pendant la seconde guerre de Tchétchénie, c’en était une autre.

La télévision internationale était – et est encore souvent – considérée comme l'un des outils les plus importants pour influencer l'image d'une nation à l'étranger. Mikhaïl Lessine, ministre russe de la Communication de 1999 à 2004, aurait défendu l'idée de créer une chaîne de télévision internationale russe dès 2001. A l’occasion d’un voyage aux Etats-Unis, Lessine affirmait, vraisemblablement mécontent des critiques formulées à l'encontre de la liberté d'expression en Russie, qu’“il y a longtemps que je n'ai plus honte du mot ‘propagande’... Nous devons promouvoir la Russie et ses aspects positifs à l’international, sinon nous aurons l’air d’ours à leurs yeux, errant dans les rues en grognant.

Le plan de Lessine prévoyait “une campagne à grande échelle aux Etats-Unis, avec une série de publicités sur la Russie”. Promettant de ne pas lésiner sur les moyens, il déclarait que le soutien financier du projet proviendrait à la fois de l'Etat et d'entreprises privées pour lesquelles l’image de la Russie en Occident comptait. À cette époque, les élites du Kremlin s’affairaient à passer les dernières grandes chaînes de télévision nationales sous le contrôle de l'Etat. L'idée de Lessine était alors techniquement difficile à mettre en œuvre, la Russie ne disposant à l’époque pas des ressources nécessaires pour développer de grands projets de télévision à partir de zéro.

La Compagnie d'Etat pan-russe de télévision et de radiodiffusion (VGTRK) a certes démarré la mise en place de la première chaîne d'information en langue russe diffusant 24h/24 et 7j/7 – Vesti (aujourd’hui Rossiya 24), surnommée officieusement la “CNN russe” – en 2003, mais la chaîne n'a commencé à émettre qu'en 2007.

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En 2004, cependant, Moscou a adopté une approche plus active de la promotion de la politique extérieure russe à l'étranger. Cette année-là, le Kremlin a créé le club de discussion Valdaï afin d’établir une communication directe entre les responsables du Kremlin – y compris Poutine lui-même – et les acteurs influents étrangers – journalistes, universitaires, experts, groupes de réflexion, etc. Les officiels russes ont au final utilisé à de nombreuses reprises le Valdaï comme un outil de recrutement visant à rallier le plus grand nombre possible de ces acteurs étrangers – en particulier occidentaux – autour du Kremlin.

C’est notamment après la “révolution orange” ukrainienne – perçue comme une menace “occidentale” pour l'influence de la Russie dans l'espace post-soviétique – que Moscou a estimé devoir intensifier son action auprès du public international. C’était le moment idéal pour revenir à l'idée d'une chaîne de télévision internationale comme formulée par Lessine. Celui-ci, alors conseiller de Poutine, s’associa donc au secrétaire de presse du Kremlin de l’époque, Alexeï Gromov, et développa l'idée de la chaîne de télévision Russia Today.

Mikhaïl Lessine (à gauche) et Vladimir Poutine (à droite) en 2002. | Photo : Service de Communication du président de la fédération de Russie. Source : Wikimedia Commons

Le lancement de Russia Today a été annoncé au début du mois de juin 2005. Margarita Simonyan, une journaliste russe de 25 ans absolument dévouée au gouvernement en a été nommée la rédactrice en chef, vraisemblablement sur recommandation personnelle de Gromov – la paire ayant collaboré étroitement lorsque Simonyan était reporter dans le “pool” du Kremlin (un ensemble de journalistes spécialement accrédités et privilégiés).

Selon un communiqué de presse, l'objectif de la chaîne était à l’époque de “refléter une position russe sur les grandes questions de politique internationale” et “d'informer le public de l’actualité et des événements marquants de la vie russe”. En 2013, Poutine admettait rétrospectivement : “Lorsque nous avons conçu ce projet en 2005, nous sommes partis du principe qu'un autre acteur fort devait émerger sur la scène mondiale de l'information. Cet acteur ne se contenterait pas de fournir une couverture impartiale de ce qui se passe en Russie, mais essaierait également – et je tiens à le souligner : essaierait – de briser le monopole anglo-saxon sur les flux d'information mondiaux.

Association à but non lucratif

Russia Today a été fondée par l’association autonome à but non lucratif TV Novosti, une filiale de l'agence de presse nationale russe RIA Novosti. Il a été révélé que 30 millions de dollars devaient être investis dans la nouvelle chaîne de télévision avant la fin 2005. Mais les rapports sur les sources de financement étaient, en revanche, contradictoires : certains affirmaient que la chaîne serait directement financée par le gouvernement, quand d'autres parlaient d’emprunts auprès de banques.

Finalement, il a été par la suite confirmé que Russia Today avait été principalement financée par l'Etat. Comme l'a déclaré Poutine en 2013, “il est évident que la chaîne est financée par le gouvernement, elle ne peut donc que refléter, d'une manière ou d'une autre, la position officielle des autorités russes sur les événements de notre pays et du reste du monde.”

Le lancement de la branche anglophone de Russia Today était initialement prévu à l'automne 2005, pour finir par être reporté à décembre de la même année. L'équipe de production initiale de Russia Today était composée de 344 personnes, dont 72 étrangers – qui connaissaient mieux les réalités occidentales et parlaient mieux l'anglais. Selon le journal Kommersant, qui, en 2005, appartenait encore à l'oligarque russe Boris Berezovsky, basé à Londres, le salaire des employés de Russia Today était deux fois supérieur à celui des journalistes russes travaillant pour les chaînes de télévision nationales, les correspondants novices de Russia Today recevant un salaire mensuel compris entre 2 500 et 3 000 dollars.


Les critiques selon lesquelles il n'y avait pas de “demande” pour Russia Today étaient donc erronées, les gains de la chaîne se mesurant en influence à l’international plutôt qu'en roubles


S'adressant au journal gouvernemental russe Rossiyskaya Gazeta, Simonyan déclarait en décembre 2005 que Russia Today disposait déjà de bureaux de presse à Washington, D.C., Paris, Londres et Jérusalem, et comptait en ouvrir d’autres au Caire et à New York. Le nombre de ses propres locaux n'étant manifestement pas suffisant pour une opération de l'ampleur envisagée, Russia Today voulait, à l'époque, coopérer avec des agences de presse internationales.

Mais le lancement de Russia Today ne doit pas être examiné au prisme des relations entre Moscou et l'Occident. En décembre 2005, Julian Evans notait que l'initiative russe de lancer une chaîne de télévision internationale reflétait “ce que font de nombreux pays riches pour améliorer leurs relations culturelles et diplomatiques avec le reste du monde. L'aberration n'est pas que la Russie s'essaie à la diplomatie publique, mais qu'elle l'ait évitée pendant si longtemps”. Au moment où la Russie commençait à diffuser Russia Today, plusieurs grands pays, aux côtés des Etats-Unis et du Royaume-Uni, avaient en effet déjà établi une forte présence financée par l'Etat dans l'environnement télévisuel international. 

Deutsche Welle, la radio internationale allemande, a lancé sa chaîne de télévision en 1…

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