Idées Ahmet Insel sur la crise des réfugiés

Pris en otage par la Turquie, la Grèce et l’UE

Le drame humain qui se joue à la frontière gréco-turque enterre définitivement le droit international humanitaire, avec la bénédiction de l’Union européenne. A point nommé pour l’autocrate Recep Tayyip Erdoğan, dont le chantage aux réfugiés permet de détourner le mécontentement populaire qui gronde au sein du pays.

Publié le 9 mars 2020 à 11:36

Des centaines, voire des milliers de réfugiés sont pris en otage par la Turquie, la Grèce et l’Union européenne dans le no man’s land sur la frontière gréco-turque. Les forces de l’ordre grecques, soutenues par le personnel de Frontex et des habitants locaux, s’efforcent de refouler ces demandeurs d’asile vers l’autre rive de la rivière Evros, à coup de gaz lacrymogènes, de bastonnade, et de multiples humiliations, en utilisant parfois des tirs à balles réelles. Il y aurait des blessés graves et un ou deux morts parmi les migrants mais les informations sont difficilement vérifiables, les autorités empêchant le travail des journalistes deux côtés de la frontière. Du côté de la Turquie, plusieurs journalistes sont mis en détention pour avoir diffusé des reportages et des images sur cet énième drame humain aux portes de l’Europe.

La première victime collatérale de ce drame humain est l’un des grands acquis du droit humanitaire international. A la suite de la décision de la Grèce, avec l’appui de l’Union européenne, de suspendre l’acceptation de toute demande d’asile, la Convention de Genève de 1951 est de fait enterrée. Désormais tout pays, en se référant à cette “légitimité internationale” créée par la bénédiction accordée par l’UE, peut prendre une décision similaire et refouler de ses frontières les demandeurs d’asile.

Alors que la justice italienne, après l’aval du sénat italien, poursuit Matteo Salvini pour “séquestration illégale de migrants en mer en 2019” quand il était ministre de l’intérieur, l’UE ferme les yeux devant l’évocation abusive par le gouvernement grec de l’article 78(3) du Traité sur le fonctionnement de l’UE qui porte sur une situation urgente dans les frontières extérieures. Or, comme le rappelle le Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU, le droit à la demande d’asile et le principe de non-refoulement sont internationalement reconnus et ne peuvent pas être suspendus.

Déjà en mars 2016, l’UE avait ouvert la porte à un gel du droit international humanitaire en signant un accord inique avec la Turquie. La Turquie s’engageait à ne pas laisser partir les migrants vers la Grèce comme ce fut le cas en 2015 et à accepter le retour des demandeurs d’asile refoulés en contrepartie d’une aide financière de l’UE (elle sera versée effectivement) et quelques autres promesses qui resteront lettre morte. Mais tout ceci était bâti sur des sables mouvants. La Turquie a ratifié la Convention de Genève en 1951 avec une clause géographique limitant son application aux seules personnes fuyant des “événements survenus en Europe”. 

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Par conséquent, les quatre millions de migrants qui se trouvent actuellement dans ce pays n’ont pas officiellement le statut de réfugiés. Ils sont des “invités” ou au mieux des demandeurs d’asile avec “protection temporaire”. C’est pourquoi les organisations des droits de l’homme s’étaient toutes opposées à cet accord UE-Turquie de 2016 en rappelant que la Turquie n’est pas “un pays tiers sûr” pour les demandeurs d’asile non-européens. Mais tétanisée par la peur du “flot d’immigrés qui vont envahir l’Europe”, les pays de l’UE, à quelques exceptions près, étaient tous d’accord pour fermer les yeux.

L’UE a donné ainsi à Recep Tayyip Erdoğan la possibilité d’utiliser régulièrement le chantage des immigrés. Et le président turc  est passé à l’acte fin février en annonçant que les frontières étaient désormais ouvertes aux migrants pour leur passage en Europe. Ainsi l’autocrate de Turquie, embourbé militairement dans son aventure syrienne à Idlib, utilisait les migrants comme une arme non létale, et essayait de faire pression sur ses partenaires occidentaux et déstabiliser la Grèce, avec laquelle il a engagé par ailleurs un bras de fer dangereux sur la délimitation des zones économiques maritimes.

Le président turc, en annonçant le départ de centaines de milliers de migrants vers l’Europe – en réalité le mouvement n’a pas dépassé les quelques dizaines de milliers – cherche en même temps à canaliser vers l’Europe le mécontentement populaire qui monte dans le pays, notamment parmi les électeurs de l’AKP. Il est bien cocasse aujourd’hui de lire ces derniers jours à la une des journaux pro-gouvernementaux turcs des titres sur “les décisions honteuses et illégales des Grecs et des Européens” alors que la Turquie est un pays où l’Etat de droit est suspendu depuis bien des années et que les prisons débordent de personnes dont le seule crime est d’avoir dénoncé les multiples violations des droits de l’homme, d’avoir révélé les dossiers de corruption ou tout simplement d’avoir défié l’autocrate publiquement. Les autocrates ne sévissent pas seulement dans leur pays, ils propagent aussi leur funeste politique au-delà des frontières.


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