Depuis plusieurs années, le centre de Bucarest (Roumanie) est en proie aux flammes. Douze hectares d’arbres et de végétation sont en train d’être ravagés et risquent d’être rayés de la carte : le parc Alexandru Ioan brûle. Connu dans la capitale sous le nom de parc IOR, cet espace vert a été construit voilà 50 ans, et son histoire a toujours été complexe. À Bucarest, c’est le seul endroit à être victime d’incendies à répétition, quelle que soit la saison.
Deux camps s'opposent autour de la transformation du parc. Si les acteurs de la société civile font campagne pour que celui-ci soit reconnu en tant qu’espace public, les autorités, les institutions et les promoteurs urbains semblent avoir une autre idée. L’absence de responsabilité officielle et d’application systématique de la loi ne fait que renforcer les inquiétudes des citoyens locaux. Dans les coulisses de la vie quotidienne de la ville, de ses rues, de ses maisons, de ses arbres et de sa circulation, un conflit de grande envergure se déroule à plusieurs niveaux et oppose les citoyens et les propriétaires terriens, les locataires et l’Etat.
La situation d’urgence du parc révèle une histoire complexe où se mêlent les traumatismes non résolus de l’histoire communiste récente (et des conflits en matière de droits de propriété que la chute du régime a provoqués), la corruption au sein des institutions publiques, l’absence de réglementation du développement urbain et la mauvaise mise en œuvre des politiques environnementales. L’impact de la déforestation illégale en cours dans cet espace naturel met en lumière un impératif souvent négligé : l’importance des espaces verts urbains.
La recherche de propriété
La dégradation du parc IOR a commencé bien avant le début des incendies. Depuis la chute du communisme en 1989, l’Europe de l’Est est confrontée à des problèmes liés aux politiques relatives à la conservation de la mémoire : comment l’histoire récente est-elle enregistrée et communiquée au public ? Qu’est-ce qui doit être raconté, et qu’est-ce qui doit être passé sous silence ?

Dans toute la région, les pays ont répondu différemment à ces questions, notamment via des compensations financières et symboliques pour les individus persécutés en raison de leurs opinions, la réhabilitation judiciaire des prisonniers politiques, la réécriture des livres d’histoire et le réaménagement des musées.
Un aspect important de la démocratisation réside dans la restitution des biens confisqués sous le régime communiste. Le grand public (en particulier les personnes lésées) y a vu une expiation des fautes commises par le passé et une prise de responsabilité. Le Parlement de Roumanie a promulgué la loi 10/2001, qui traite du statut juridique des biens immobiliers qui ont été saisis par le régime communiste entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989. Si cette loi a permis la restitution des biens à la population de Bucarest, la manière dont elle a été appliquée hante encore aujourd’hui la société roumaine et le destin de la ville.
La partie du parc IOR qui est fréquemment ravagée par les flammes trouve ses racines dans ces politiques post-communistes. Pour comprendre, il faut retracer son histoire. Au début du XXe siècle, le site, situé dans le quartier Titan, secteur 3 – au cœur de la capitale roumaine – faisait partie d’un vaste domaine appartenant à I.B. Grueff, un propriétaire terrien bulgare qui avait acheté le terrain lors d’une vente aux enchères en 1903. À l’époque, I.B. Grueff possédait l’équivalent de la quasi-totalité du quartier et de l’ensemble du secteur. Les changements politiques en Roumanie ont bouleversé le destin de ce domaine : avec le processus de nationalisation, une grande partie de la richesse de I.B. Grueff a été placée sous le contrôle de l’Etat communiste en 1945.
Le quartier Titan était l’un des plus grands quartiers ouvriers de Bucarest. Dans les années 1960, des architectes inspirés par Le Corbusier ont mis en œuvre de grandes idées d’aménagement urbain, dont un grand parc destiné à rassembler la population. L’espace vert, achevé en 1970, a été appelé IOR, un acronyme tiré du nom de l’usine voisine Întreprinderea Optică Română (une entreprise roumaine de produits optiques). L’usine, qui produisait des lunettes, des appareils photo et des télescopes, était un symbole des prouesses industrielles locales. Même si le parc a été rebaptisé Alexandru Ioan Cuza après la chute du communisme, les gens continuent de l’appeler affectueusement IOR.
Dans les années 1990, l’ensemble du parc figurait encore dans les documents d’urbanisme en tant qu’espace public. Puis, en 2005, le neveu de I.B. Grueff, qui était son héritier légal, a cédé une partie de celui-ci, et de ses droits de propriété contestés à Maria Cocoru, une octogénaire dont les revendications sur le terrain restent mystérieuses.
La mairie de Bucarest a alors rétrocédé le terrain IOR à Maria Cocoru en vertu de la loi 10/2001, le statut juridique du terrain passant donc de propriété publique à propriété privée. Le nom de Maria Cocoru est mentionné non seulement en tant que propriétaire de cette zone contestée du parc, mais aussi de plusieurs autres espaces verts de Bucarest, notamment le parc Constantin Brâncuși, un site de 1 431 mètres carrés qui porte le nom d’un célèbre sculpteur roumain. Ce dernier est laissé à l’abandon depuis près de cinq ans et n’est plus utilisé.
L’urbanisme gagné par la corruption
Dan Trifu, directeur de la fondation EcoCivica et spécialiste de la législation sur les espaces verts et l’urbanisme, retrace l’histoire de la privatisation des espaces verts urbains de la Roumanie jusqu’en 2000. “Lors de la conception du plan général d’urbanisme (PUG) de Bucarest, de nombreux espaces verts et parcs de Bucarest ont été classés en tant que zones constructibles, ce qui implique que d’éventuels projets de construction y ont été autorisés, même si ces zones auraient dû être classées sous le code habituel pour les espaces verts et les parcs. Les douze hectares du parc IOR ont été classés dans le PUG sous le code CB3, qui ‘permet aux autorités locales de mettre en œuvre des projets de construction tels que des institutions administratives, culturelles et sociales dans la zone’”, explique Dan Trifu.
La fondation EcoCivica a déjà intenté des dizaines d’actions en justice, principalement pour des espaces verts rétrocédés dans la ville, afin de lutter contre ce que Dan Trifu appelle “la mainmise de la mafia de l’immobilier sur des pans entiers de la ville”. Trifu souligne le lien entre les investisseurs et les responsables politiques qui bénéficient d’intérêts immobiliers communs tournés vers le profit. Dans certains cas, les investisseurs sont d’abord membres d’un parti, ou bien collaborent directement avec ces derniers. Des parties de terrains de la quasi-totalité des parcs de Bucarest sont enregistrées sous des codes PUG qui autorisent la construction. Les espaces verts situés entre des immeubles et des places ont déjà été réaménagés.
Les parcs tendent à disparaître en raison de l’intérêt porté à la construction, quand ils ne sont pas laissés à l’abandon. D’après les médias locaux, 609 hectares de la forêt de Băneasa, le plus grand espace vert de la zone administrative de Bucarest, ont été rétrocédés. Les noms des responsables politiques et des hommes d’affaires mentionnés dans l’affaire sont liés à d’autres constructions déjà entreprises dans la forêt. L’intégrité de cette dernière est de plus en plus menacée par l’expansion des quartiers résidentiels, l’exploitation forestière illégale, le braconnage et la fragmentation.
Apparaît en creux un modèle plus général de mauvaise gestion de l’ordre sociétal post-communiste, dans lequel les intérêts privés l’emportent souvent sur les intérêts publics et la qualité de vie. D’après le média d’investigation RiseProject, le marché gris des droits de propriété litigieux rivalise avec le marché noir de la drogue en termes de profits générés – un phénomène connu localement sous le nom de “mafia des terrains rétrocédés”.
Plaidoyer en faveur de l’espace public
Il a fallu près de huit ans pour que la majorité des visiteurs locaux du IOR prennent conscience que les douze hectares de leur parc préféré n’étaient plus publics. La population a pourtant continué de s’y rendre, ayant le sentiment que ce lieu leur appartenait, qu’il faisait partie de leur histoire et de leur mémoire collective, qu’il traversait les générations. Certains y ont même passé une partie de leur enfance ou y ont élevé leurs enfants.
Maria a 68 ans et vit dans le quartier depuis sa construction. Elle se souvient avec nostalgie des moments privilégiés qu’elle passait avec sa fille à se promener sur ces chemins rétrocédés : “Ma fille a appris à marcher dans ce parc. Plus grande, je l’emmenais y faire du roller. Il y avait plein de platanes et de rosiers. Cette partie du parc était une vraie merveille. Ça me manque.”
En 2012, la mairie du quartier a décidé d’intenter un procès à Maria Cocoru, afin de refaire de la partie rétrocédée du parc une propriété publique. L’affaire a duré dix ans. Dix années pendant lesquelles l’espace est resté dans l’incertitude juridique. C’est à ce moment-là que le grand public a découvert le statut du IOR. La mairie n’a pas réussi à fournir les éléments nécessaires pour prouver que la zone en question était bien un parc.
Elle n’a pas non plus prouvé que celle-ci avait été aménagée en espace de loisirs, ni qu’elle présentait d’autres installations publiques d’intérêt local. La municipalité a perdu le procès contre la propriétaire devant la Haute Cour de cassation et de justice en octobre 2022. D’après les témoins présents lors de l’audience, tels que Dan Trifu et des conseillers municipaux, aucun témoignage n’a été présenté au tribunal, ni aucun document attestant de l’investissement de la mairie dans le réaménagement du parc. Pour Trifu, l’absence de preuves remet en question la légitimité de ce procès.
Les loisirs au premier plan
De temps à autre, un groupe de militants organise des pique-niques dans la partie rétrocédée du parc, sur une terre noire recouverte de cendres. Ces rassemblements tiennent davantage de la tentative symbolique de reconnexion avec un lieu qui devrait appartenir à tout le monde que de la manifestation au sens traditionnel du terme. Ces moments offrent l’occasion aux habitants de se rencontrer et de participer à des activités sociales : manger, échanger, prendre des photos – le tout dans un paysage désolé. En cela, ces rassemblements constituent une forme de manifestation alternative, qui prouve que les militants ne souhaitent pas simplement s’adapter au paysage désolé existant, mais aussi en réinventer et en réimaginer le potentiel. Le temps de quelques heures, la partie rétrocédée et privée du parc redevient un espace de loisirs et de joie communautaire.
Ces locaux sont liés au groupe Here Was a Forest / Here Could Be a Forest, un collectif d’artistes rejoints par des habitants du quartier mécontents et désespérés créé en 2023. Ils se sont mis à organiser des manifestations régulières à proximité du parc. Ils exigent que les douze hectares de propriété privée illégale soient restitués de plein droit au public, soutenant que les autorités “ont fermé les yeux” sur les injustices commises vis-à-vis du parc. Ils ont le sentiment que les locaux ne sont pas véritablement consultés en ce qui concerne la planification du développement urbain.
Pour Andreea David, qui organise les manifestations du groupe, les membres ont assumé leur rôle de manière organique au fil du temps : certains recherchent et documentent les questions législatives et les archives relatives à l’histoire du parc, d’autres rédigent des demandes et envoient des pétitions à des institutions publiques telles que la police de la municipalité de Bucarest et la mairie du quartier, les pressant de prendre des mesures immédiates. Le groupe produit également un journal en ligne et imprimé, The Titans Don’t Sleep, qui documente l’affaire. Il dispose d’un site web qui sert de plateforme d’information pour toutes les personnes intéressées par l’histoire du parc et sa rétrocession, car il est important de retracer la mémoire de l’espace vert et de documenter les étapes de sa destruction.
Pour aller plus loin, le groupe d’initiative civique IOR-Titan, l’un des plus anciens groupes de défense du parc, a intenté en mai 2024 une action en justice contre la décision de rétrocession prise par la mairie de Bucarest en 2005. Une action qu’ils espèrent décisive : s’ils parviennent à prouver devant le tribunal que la partie du parc IOR a été illégalement rétrocédée, la mairie pourra récupérer le terrain et le rendre à nouveau public. Après avoir étudié minutieusement les archives de la municipalité et les documents cadastraux des années 1980 et 1990, le groupe est en mesure d’affirmer que le IOR est un parc dans son intégralité depuis sa construction et que son statut d’espace public n’a jamais été officiellement modifié jusqu’à la restitution de 2005 – ce qui rend ce processus illégal.

Comme l’explique Dan Trifu, prouver le caractère illégal de la restitution des espaces verts et des parcs devant les tribunaux est une solution plus durable et à long terme que l’expropriation, un processus rarement couronné de succès. “La plupart du temps, lorsque nous avons plaidé en faveur de l’expropriation, la municipalité a répondu qu’elle manquait de fonds pour agir. Je leur ai dit de reconsidérer la manière dont les décisions de restitution sont prises : ces personnes ont-elles réellement le droit de posséder ces zones ?”
Une destruction planifiée
Il est important de noter qu’il existe une loi qui, au moins en théorie, est censée protéger les espaces verts à Bucarest. L’ordonnance d’urgence 114/2007 interdit le changement d’utilisation des espaces verts, quelle que soit la manière dont ils sont classés dans les documents d’urbanisme, qu’ils soient publics ou privés.
Ce texte, ainsi que la loi 24/2007 sur les espaces verts, est censé empêcher les promoteurs immobiliers d’obtenir des permis de construire sur des zones de verdure. Dans de nombreux cas, la loi semble pourtant insuffisante pour empêcher la destruction des parcs. Lorsque la nature fait obstacle au profit, les promoteurs s’arrangent pour effacer toute preuve qu’un terrain ait déjà été considéré comme espace vert, de sorte que la loi ne puisse plus le protéger. Tant que des arbres poussent sur un terrain rétrocédé, ils ne peuvent rien y construire. Les incendies constituent une méthode agressive pour accélérer le processus d’obtention de permis de construire.
Les experts, les habitants, les militants et les quelques responsables politiques qui se sont publiquement prononcés sur la destruction du parc IOR ont présenté l’incendie criminel comme une stratégie des propriétaires permettant de libérer l’espace pour la construction d’un complexe de grande envergure – d’où l’urgence de faire disparaître tous les arbres et, plus largement, l’ensemble de l’écosystème de la zone.
Les administrateurs du terrain se sont déjà attelés à la tâche en louant des parcelles à diverses parties intéressées, qui ont commencé à construire un parc d’attractions sur le terrain calciné. Des toboggans gonflables, des carrousels, des trains et des voitures pour enfants sont apparus dans le paysage brûlé et apocalyptique. Surgies de nulle part, ces “attractions” ne font l’objet d’aucun permis, aucun nom n’a été associé au projet et aucune date de début ou de fin de travaux n’a été mentionnée.
Aujourd’hui, 90 % de la zone rétrocédée du parc IOR a été ravagée par les flammes. La vue est saisissante : des piles d’arbres noircis jonchent le sol et la terre est tellement brûlée que plus rien n’y pousse, si bien que la régénération paraît impossible. Il semble qu’à terme, les citoyens locaux n’auront plus rien à défendre et seront réduits au silence.
Dans une déclaration publique à la presse, Eugen Matei, conseiller municipal du secteur 3, renforce cette hypothèse : “Ils coupent les arbres pour pouvoir prétendre qu’il n’y a plus d’espace vert à proprement parler. Cette méthode est comparable à celle des personnes qui possèdent des maisons classées, qui les laissent tomber en ruine, puis qui demandent des permis de démolition et de construction pour des immeubles de dix étages.”
Ana Ciceală, présidente de la Commission de l’environnement du Conseil général, partage cet avis. L’amende pour l’exploitation forestière illégale, lorsqu’elle est payée dans les deux semaines, est comprise entre 5 et 100 lei par arbre (soit près de quatre euros seulement). Ana Ciceală est la seule responsable politique à avoir proposé une loi au Conseil général de Bucarest en faveur d’une augmentation de l’amende, afin de faire passer celle-ci à 1 000 euros par arbre.
Mais sa proposition est restée bloquée au Conseil, en raison d’une série d’abstentions et de rejets. “Les conseillers ont dit qu’ils ne pouvaient pas approuver ce projet parce que la mairie de Bucarest ne délivrait pas les permis de déforestation assez rapidement. Ils se contentent d’affirmer qu’il ne faut pas infliger d’amendes trop lourdes, bien qu’ils autorisent l’abattage de centaines d’arbres, en raison d’obstacles concernant la délivrance des permis”, déplore-t-elle.
Les permis étant contournés, il n’existe pas de chiffres précis quant au nombre d’arbres coupés à Bucarest pour des raisons valables. Aucun registre transparent n’est tenu concernant le nombre de végétaux abattus chaque année, les motifs invoqués ou le nombre de pousses plantées pour reconstituer les stocks. Par conséquent, d’innombrables articles de presse font état de personnes surprises, une tronçonneuse à la main, en train d’abattre des arbres entre des immeubles, des parcs ou des aires de jeux boisées – toutes des zones ayant été rétrocédées.
Pour ne rien arranger, la préservation des arbres à Bucarest a également été affectée par la modification du code forestier. Jusqu’en 2020, tous les arbres étaient considérés comme de la végétation et étaient gérés en vertu de la réglementation forestière. Des pratiques comme le déracinement, l’abattage ou toute autre forme d'activité portant atteinte aux arbres étaient considérées comme une infraction forestière et pouvaient faire l’objet d’une procédure pénale. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En outre, il n’existe aucun registre des espaces verts à l’échelle municipale. Un tel document permettrait de fournir une base de données numérique entièrement accessible et documentant chaque zone végétalisée existant actuellement dans Bucarest. Bien qu’un registre ait été créé en 2013 à la demande l’Union européenne afin d’établir et de contrôler l’indice total des espaces verts par habitant dans la capitale, ce dernier n’a pas été mis à jour, ce qui rend difficile l’évaluation du statut des terrains urbains publics. De plus, ce registre n’a pas été approuvé par le Conseil général de la municipalité de Bucarest – il n’a donc aucune valeur juridique.
Un conflit de protection
Depuis le 17 janvier 2022, date du premier incendie signalé dans le parc IOR, les autorités se sont montrées incohérentes. Les officiers de la police locale n’ont fait aucune déclaration publique sur la situation, malgré la demande de réponse des militants.
Beniamin Gheorghiță, activiste et habitant du quartier Titan, rend compte de la difficulté à inciter les autorités à protéger la zone. Il a fallu que les militants se montrent très convaincants pour que des caméras de surveillance soient installées dans la zone rétrocédée du parc. Aujourd’hui, seules trois des douze caméras fonctionnent. D’après une déclaration de l'ISU Bucharest-Ilfov (l’Inspection générale régionale des situations d’urgence) demandée par Beniamin Gheorghiță, 28 incendies ont été répertoriés dans la zone rétrocédée du parc IOR entre le 17 janvier 2022 et le 26 août 2024. Parmi ces 28 incendies, 21 étaient liés à des cigarettes jetées au sol. Toutefois, la probabilité qu’un même lieu brûle accidentellement aussi souvent par négligence est très faible. En ce qui concerne les autres incendies, aucune information n’a été communiquée quant aux possibles auteurs ou aux causes. Certains habitants, dont Gheorghiță, participent régulièrement à des réunions du conseil municipal lors desquelles ils présentent leurs inquiétudes à ce sujet, mais aucune autre mesure n’a été prise.
En juillet 2024, lors d’une promenade dans le parc, Beniamin Gheorghiță a surpris deux jeunes hommes munis de haches en train de frapper plusieurs grands platanes à la base du tronc, très probablement dans l’intention de les affaiblir pour qu’ils tombent plus vite. Tout cela s’est produit sous les yeux de la police. Lorsque Beniamin Gheorghiță est intervenu, attirant leur attention, il a reçu des menaces de mort de la part de la propriétaire, qui est apparue sur les lieux et l’a appelé par son nom, alors même qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Cet incident lui a fait craindre pour sa vie : il a installé une caméra vidéo sur sa voiture, à l’entrée de son immeuble et sur lui-même pour rendre compte de toute attaque potentielle.

Les incendies se poursuivent malgré les protestations et les plaintes. Après deux années marquées par le signalement d’incidents à répétition, seule une personne a été placée en détention provisoire. Un mois après l’arrestation du suspect en août 2024, un autre incendie majeur s’est déclaré le 9 septembre 2024 alors que cet homme était toujours en détention provisoire, ce qui a poussé les habitants à penser que d’autres personnes étaient impliquées.
Ce sinistre, qui a entraîné la perte de deux hectares de végétation, est l’un des plus destructeurs à ce jour. La fumée était si épaisse qu’elle s’est propagée jusqu’à la bouche de métro située à proximité du parc et empruntée par des milliers de personnes chaque jour. Les habitants du quartier ont été terrorisés. Outre la pollution, la gêne et les effets nocifs de la fumée sur leur santé, ils craignent que le prochain incendie ne fasse des victimes.
Santé et bien-être
D’après une déclaration à la presse faite cet été par le maire de Bucarest, Nicușor Dan, la ville enregistre une perte de 1 600 hectares d’espaces verts depuis 1990. Près de 300 hectares d’espaces verts ont été rétrocédés. Des jardins, des rives de lac, des cours et des places, des sections de parcs et des forêts urbaines ont été transformés en immeubles, en parkings, en magasins et en centres commerciaux. Les espaces verts ayant survécu risquent de disparaître, les lois existantes ne garantissant pas une protection suffisante. À l’échelle locale, la municipalité de Bucarest ne dispose pas d’une politique ou d’une législation spécifique couvrant les éléments relatifs à la biodiversité, à la gestion des zones naturelles protégées et à la préservation des habitats naturels, de la faune et de la flore.
Plusieurs institutions et ONG ont lancé un appel urgent en faveur de la création d’un registre des espaces verts. La Garde nationale pour l’environnement a même infligé à la mairie de Bucarest une amende de plus de 20 000 euros en 2021, mais, à ce jour, il n’existe toujours aucun outil public permettant d’enregistrer et de gérer les données relatives aux espaces verts publics de la ville.
Plus que jamais, les politiques environnementales de l’UE mettent l’accent sur le retour de la nature en ville en créant des infrastructures vertes riches en biodiversité et accessibles. La stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030, par exemple, souligne l’importance de concevoir des plans d’urbanisme vert dans les grandes villes, en incitant les acteurs locaux des différents Etats membres à introduire des solutions basées sur la végétalisation dans les plans d’urbanisme pour atteindre la résilience climatique. Le changement climatique, la mauvaise planification de l’urbanisation et la dégradation de l’environnement sont autant de facteurs qui exposent les villes aux catastrophes, d’où l’importance de ces politiques pour assurer la viabilité des zones urbaines.
D’après le rapport de recherche 2022 sur l’état de l’environnement à Bucarest, la ville dispose d’environ moins de dix mètres carrés d’espaces verts par habitant. Avec moins d’un arbre par personne, Bucarest est l’une des villes européennes comptant le moins d’espaces verts urbains. Si les données concernant les zones végétalisées de Bucarest varient, une étude de l’Agence européenne pour l’environnement réalisée en 2018 fait état d’une couverture des espaces verts urbains de près de 26 %, un chiffre nettement inférieur à la moyenne de 42 % des 38 Etats membres de l’AEE.
En Roumanie, le niveau élevé de pollution est lié à un nombre croissant de maladies telles que des infections respiratoires, des crises cardiaques et des accidents vasculaires cérébraux. D’après une étude réalisée par la Commission européenne en 2021, la pollution atmosphérique est responsable d’environ 7 % des décès (soit plus de 17 000 morts) en Roumanie, un chiffre bien plus élevé que la moyenne de l’UE, qui s’élève à près de 4 %.
Le cas de la disparition des arbres et de la nature urbaine de Bucarest, dont le parc IOR constitue l’exemple le plus frappant, montre que les problèmes environnementaux et urbanistiques doivent être replacés dans leur contexte. Ils sont le reflet direct de l’impact de la corruption sur les vies humaines et de la détérioration de la relation entre les gens et les espaces qu’ils habitent.
En l’absence d’un plan de gestion, les promoteurs construisent sans aucun contrôle, contribuant ainsi à la réduction de la biodiversité urbaine. La situation actuelle souligne l’urgence d’une réglementation claire et de la protection du patrimoine naturel de Bucarest. Elle révèle également les lacunes de la législation et le manque de sensibilisation à l’environnement de la part des institutions publiques, ainsi que l’intérêt pour le profit immédiat et à court terme au détriment du bien-être de la population et de la durabilité de la ville – en particulier à une époque marquée par le changement climatique, où la résilience est plus que jamais nécessaire.
L’histoire du parc IOR n’est pas un cas isolé, et pourrait se répéter dans d’autres lieux si les pratiques administratives et mercantiles n’évoluent pas et si rien n’est fait pour traiter le problème à la racine. Malgré tout, les habitants continuent à se battre pour refaire de la partie rétrocédée du parc une propriété publique. L’espoir demeure.
🤝 Cet article est publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together. Une version est disponible sur Eurozine
Depuis les années 1980 et la financiarisation de l’économie, les acteurs de la finance nous ont appris que toute faille dans la loi cache une opportunité de gain à court terme. Les journalistes récompensés Stefano Valentino et Giorgio Michalopoulos décortiquent pour Voxeurop les dessous de la finance verte.
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