Le 24 février 2022, deux hommes – un Turc du nom de Namik Kemal Asutay et une Serbe du nom d'Emrula Delibalta – se rendent en voiture à l'aéroport Nikola Tesla de Belgrade pour y récupérer deux jeunes Turcs qui viennent d'atterrir.
Les deux arrivants n'ont eu aucun mal à entrer en Serbie, en partie grâce au régime d'exemption de visa que le pays partage avec la Turquie, mais aussi grâce aux fausses lettres de garantie que Delibalta a écrites deux jours plus tôt pour se porter garant des hommes et des raisons de leur visite.
À bord d'une Opel Insignia immatriculée en France, le groupe de quatre personnes quitte ensuite l'aéroport pour se rendre à l'auberge "Koker" de Pozarevac, une ville située à quelque 80 kilomètres au sud-est de Belgrade.
Vers 15 heures, un autre homme appelé Erkan Sorovać récupère les deux Turcs et les conduit à Backa Topola, une ville située à une trentaine de kilomètres de la frontière entre la Serbie et la Hongrie. Après avoir changé de voiture et de chauffeur, le groupe s'approche du poste frontière d'Horgos à 18h50, alors que la nuit est déjà tombée. Dix minutes plus tard, en compagnie de guides non identifiés, les deux Turcs traversent la partie serbe de la frontière, marchant lentement au bord de la route, cachés derrière un convoi de camions faisant la queue pour passer la douane.
Sorovać passe lui aussi – et en toute légalité – le côté serbe de la frontière, s'arrête dans des toilettes où il retrouve les deux Turcs et leur donne des instructions afin qu’ils puissent entrer en Hongrie. La combine fonctionne et, quelques instants plus tard, alors qu'ils se trouvent en territoire hongrois, une voiture les prend en charge. Ils reprennent enfin leur route.
Cette opération simple s'est répétée plusieurs fois entre février et novembre 2022, avant que la police serbe n’arrête Sorovać dans la ville de Mardin, au sud-est de la Turquie. L’homme est soupçonné d'être le chef de file de la manœuvre, avec deux autres hommes. Ils sont accusés d’avoir fait entrer illégalement des citoyens turcs dans l'Union européenne, au prix de 2 400 euros par personne.
Selon une copie du verdict du tribunal datant du 9 décembre 2022, le groupe proposait un “forfait tout compris” : accueil à l'aéroport, fausses lettres de garantie, hébergement, transport jusqu'à la frontière hongroise et accueil de l'autre côté.
Selon les conclusions d'une enquête du BIRN, les jeunes Turcs fuyant les difficultés économiques et la polarisation politique sous le président Recep Tayyip Erdoğan utilisent de plus en plus la Serbie comme point de transit pour entrer illégalement dans l'Union européenne. L'industrie de la contrebande est florissante : rien que l'année dernière, 860 719 citoyens turcs sont entrés en Serbie, soit 62 000 de plus qu'en 2019, l'année précédant la pandémie de Covid-19.
La précarité comme cause de l'immigration
Un certain nombre de pays européens ont fait état d'une augmentation du nombre de demandeurs d'asile turcs ; on en comptait près de 24 000 en Allemagne en 2022, soit une augmentation de 200 % par rapport à l'année précédente. Cette hausse place la Turquie en troisième position en termes d'origine des demandeurs d'asile, derrière la Syrie et l'Afghanistan.
L'ensemble des 27 Etats membres de l'UE, plus la Norvège et la Suisse ont comptabilisé ensemble 55 000 demandes d’asile de la part de citoyens turcs en 2022, soit plus du double qu'en 2021.
"La première raison est d'ordre économique”, explique Ahmet Erdi Öztürk, professeur de politique à la London Metropolitan University quand on lui demande pourquoi les demandeurs d’asile quittent le pays. "Les anciens membres de la classe moyenne cherchent de nouvelles opportunités économiques en Europe. De plus, les jeunes ne voient pas d'avenir dans la Turquie gouvernée par les politiques autocratiques d'Erdoğan”, continue-t-il. “Ils voient l'Europe comme un salut politique, social et économique."
Tant que l'UE refuse encore l'idée d'accorder plus de visas aux citoyens turcs, la Serbie restera probablement une plaque tournante pour les passages illégaux, ajoute Öztürk.
"Les pays de l'UE n'accordent pas facilement des visas", explique-t-il. "L'Union pense que si elle accorde trop facilement des visas touristiques, ils ne retourneront pas en Turquie. C'est pourquoi les gens utilisent des moyens illégaux pour atteindre l'UE”. Selon les données du ministère turc des Affaires étrangères, environ un million de citoyens turcs par an en moyenne demandaient des visas pour voyager à l'étranger avant la pandémie de Covid-19. En 2022, ce chiffre est passé à 3,5 millions. L'UE a refusé près de 20 % des demandes de visa Schengen.
Depuis les années 1980 et la financiarisation de l’économie, les acteurs de la finance nous ont appris que toute faille dans la loi cache une opportunité de gain à court terme. Les journalistes récompensés Stefano Valentino et Giorgio Michalopoulos décortiquent pour Voxeurop les dessous de la finance verte.
Voir l’évènement