Tous les malheurs de l’Europe

Le vieux continent affronte à la fois une crise économique modérée, une grave crise politique, une dramatique crise de civilisation, et une crise spirituelle peut-être mortelle, met en garde le philosophe polonais Marcin Król.

Publié le 12 novembre 2012 à 10:49

Nous savons que l'Europe a presque toujours été en crise. La différence entre une appréhension permanente de la crise telle qu’elle était ressentie dans le passé et la situation actuelle tient au fait qu’auparavant, l’Europe gardait une capacité d’autoréflexion et d’autocritique lui permettant de surmonter les crises successives. Cette faculté n'est plus aujourd'hui à sa portée. L’Europe d’avant n'existe tout simplement plus.

Il nous est difficile d'envisager l’avenir du monde sans l'Europe, peut-être pas l'Europe leader, mais celle porteuse de normes de base, ainsi que de principes pour nous-mêmes et pour les générations futures. L'Europe est notre forme d'existence, la seule que nous avons. Quand l'Europe fuit, disparaît et s'affaiblit à l'extrême, nous la regardons sans savoir quoi faire.

Une peur intellectuelle et spirituelle

La plupart du temps, trois types de réponses sont apportées. Le premier fait appel à un retour à des solutions éprouvées, sous les diverses formes de l'Etat-providence ou social-démocrate.

Le deuxième type de réponse consiste à dire que la crise n'est ni uniquement, ni principalement de nature économique, et exige un changement politique. Parmi les visions politiques les plus caractéristiques, on trouve celle d'une Europe fédérale, reliée par de forts liens internes. Cette vision sympathique est cependant aussi vieille que l'Europe, et s'avére toujours erronée. Son défaut majeur est que pas une seule société européenne ne désire une Europe fédérale, pour la simple raison que même si l’on parvenait à la créer, cette nouvelle Europe serait complètement différente de ce que nous considérons comme notre forme d'existence.

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Enfin, le troisième type de réponse est basé sur la conviction que la reprise économique va automatiquement améliorer tous les domaines de la vie européenne.

Toutes ces réponses ont un point commun : elles cherchent la solution dans le présent. Nous tenons à les résoudre ici et maintenant, de préférence en utilisant des moyens bien connus, mais en les utilisant mieux. Nous faisons appel à des mesures habituelles, non pas faute d’imagination ou de courage, mais parce que nous ne savons pas comment agir autrement. Si l’on réfléchit bien, on peut dire que ce qui caractérise avant tout l'Europe aujourd'hui, c'est la peur. Et ce n'est pas la crainte d'un possible effondrement de la monnaie, mais surtout la peur intellectuelle et spirituelle.

Des problèmes connus

L'actuel état d'impuissance de l'Europe a été induit par les quatre grandes fractures de la spiritualité et de l'esprit des temps modernes. La première opposition est celle entre la religion et le mystère comme clé de compréhension du monde, et l'affirmation que la religion est une superstition. La deuxième est le nationalisme et l'Etat-nation contre les valeurs et les pratiques de l'universalisme. La confrontation entre l'utilitarisme, ou la recherche du plaisir et la propension des individus à se cantonner à des objectifs prudents et limités est la troisième fracture. Suivie de celle qui départage la démocratie, c'est-à-dire la communauté et le libéralisme comme moteur de la liberté individuelle.

Nous savions quasiment tout sur la crise actuelle. Les brillants économistes savaient parfaitement qu'il était impossible de supporter l'ampleur des dettes publiques, que la Grèce avait depuis longtemps dépassé les bornes, et que laisser la spéculation financière échapper à tout contrôle des gouvernements conduirait à une catastrophe.

On n'ignorait pas le déclin démographique, et les désastres à venir dans les domaines des retraites, de la santé et de l'éducation. [...] Tout cela était bien connu, mais les hommes politiques ne voulaient pas le voir, ou n'étaient pas en mesure de saisir intellectuellement ces problèmes.

Toute réaction sérieuse requérait des décisions impopulaires, ce que les responsables politiques dans les démocraties actuelles craignent le plus. Disons simplement que, par exemple, la réforme des retraites récemment introduite dans presque tous les pays européens aurait du être mise en place dix ans plus tôt pour espérer un résultat. Ajoutons aussi que les spécialistes de l'éducation de l'UE poussent l'éducation européenne à remplacer les universités par les écoles professionnelles, ce qui témoigne d'une incompréhension totale du fait que les sciences humaines s'appuient sur la philosophie et les sciences dures sur la mathématique. Ces deux disciplines sont actuellement les moins subventionnées.

Déterminer l’intérêt commun

Tout cela, on le savait. Notre problème relève non pas de notre incapacité à anticiper, mais de notre réticence à agir. En outre, les techniques de sortie de crise préconisées par de nombreux économistes, étaient tout aussi inefficaces économiquement que totalement inadaptées pour éliminer les sources sous-jacentes, spirituelles et intellectuelles de cette crise.

La démocratie en tant qu'idée de communauté par nature doit se référer à tous les citoyens. Elle doit exclure tout caractère élitiste, tout en prenant en compte l'irrationalité aussi bien à l'échelle individuelle que collective. Afin d'unir ces deux éléments, il convient d’expliquer à la communauté démocratique ce qu'est exactement leur intérêt commun, ou alors produire un état d'émotion collective lorsque cet intérêt est clairement visible (ce que dans le passé l'on appelait le patriotisme). L'intérêt commun parvient, plus que le bien commun, à relier les citoyens, en dépit de divergences de convictions sur de nombreuses questions.

Toutefois, afin de déterminer quel est l'intérêt commun, nous avons besoin de comprendre quels sont nos intérêts particuliers, ou de groupe. Nous avons aussi besoin de savoir comment construire des priorités et hiérarchiser des intérêts. Seul un consensus sur cette hiérarchie permettra d’aller de l'avant, bien au delà de la seule correction de l'état présent. A l'heure actuelle, c'est chose impossible.

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