En février 2022, j’avais prévu de me rendre en Ukraine dans le cadre d’une recherche. Je fais partie d’un projet interdisciplinaire qui s’intéresse aux défis rencontrés par la démocratie libérale ; mon sujet porte sur ce que cela signifie pour l’Ukraine, tant pour ses frontières que pour les pays qui l’entourent. J’étais d’abord censée me rendre à Kharkiv, la deuxième plus grande ville du pays, située à quarante kilomètres de la frontière russe. Je devais ensuite mener des entretiens dans d’autres villes situées dans la même région, près de la frontière. En raison de la pandémie de Covid-19, j’ai été contrainte d’annuler mon voyage, mais j’espérais qu’au début du printemps, les conditions sanitaires me permettraient de repartir.
À la place, j’ai passé les quatre dernières semaines devant mon ordinateur, spectatrice impuissante de la guerre lancée par Vladimir Poutine, une guerre qui plonge des millions de familles ukrainiennes dans la souffrance la plus totale. Kharkiv, ville très largement russophone, qui m’a vu naître ainsi que plusieurs générations de ma famille, me fait de plus en plus penser à Alep. Si, avant la guerre, Kharkiv était un centre culturel et universitaire en pleine expansion, elle s’apparente aujourd’hui à une ville fantôme. Le 8 mars, 600 000 habitants avaient pris le train pour quitter la ville.
Aujourd’hui, la principale menace, pour l’Ukraine comme pour l’Europe, vient de Russie. En déclarant la guerre à l’Ukraine, Poutine cherche à détruire l’ordre mondial post-guerre froide et les principes fondateurs des sociétés européennes
Alors que je ne peux m’empêcher de regarder ces images horribles – qui ne sont pas sans me rappeler les descriptions de Kharkiv lors de la Seconde guerre mondiale que me faisait ma grand-mère – mes amis et collègues de Kharkiv tentent de me joindre depuis Lviv, Cracovie, Berlin ou d’autres villes près de la frontière entre l’Ukraine et la Hongrie. Vovtchansk et Koupiansk, des petites villes situées près de Kharkiv que j’avais prévu de visiter, ont été envahies par les troupes russes.
Il y a quelques jours, des vidéos d’une manifestation pro-ukrainienne à Koupiansk ont fait le tour des réseaux sociaux. De grandes manifestations pacifiques ont eu lieu à Kherson, Melitopol, Berdiansk et dans d’autres villes sous contrôle de l’armée russe. Marioupol, bastion de l’Ukraine bordant la mer d’Azov – là où sont nées les réformes post-Maïdan – se situe sur la ligne de contact avec les “républiques populaires” et est de fait continuellement assiégée et détruite par l’armée russe.
Pour les Ukrainiens, dans cette guerre déséquilibrée se joue l’indépendance de leur pays, qui “n’existe pas” aux yeux de Poutine ; mais il en va aussi de la défense des valeurs démocratiques libérales du pays, ainsi que de son droit à décider s’il veut faire partie de l’Union Européenne.
C’est pour défendre ces valeurs que des centaines de milliers d’Ukrainiens ont manifesté sur la place de Maïdan à Kiev, d’abord en 2004, puis en 2013 et 2014. Il va sans dire que l’Ukraine post-soviétique a rencontré quelques problèmes liés à la corruption et au populisme. Comme dans la majorité des pays d’Europe de l’Est, la société civile ukrainienne est divisée, marquée par une forte radicalisation des mouvements politiques marginaux. Mais cela n’enlève rien au fait qu’aujourd’hui, la principale menace, pour l’Ukraine comme pour l’Europe, vient de Russie. En déclarant la guerre à l’Ukraine, Poutine cherche à détruire l’ordre mondial post-guerre froide et les principes fondateurs des sociétés européennes.
D’après les partisans de Poutine en Russie, ce qui se joue aujourd’hui est le combat du “Monde russe” contre l’“ordre libéral occidental”. Si l’Ukraine n’en est pas un parfait exemple, elle a toutefois ouvert ses portes aux journalistes et écrivains russes en exil, et ce pendant des années. Aujourd’hui, même attaquée, l’Ukraine reste plus libre et démocratique que la Russie, qui a interdit tous les médias indépendants et connaît actuellement une vague d’émigration des classes moyennes éduquées, qui n’est pas sans rappeler l’exode survenu après la révolution d’Octobre de 1917.
Je le répète, l’Ukraine n’est pas la seule cible de Poutine. Du moins, ce n’est sûrement pas le seul pays qu’il a en ligne de mire. Cette guerre présente un curieux mélange de techniques de combat datées et modernes. En voyant les conséquences politiques de la crise des réfugiés qui a frappé l’Europe occidentale en 2015 et la manière dont le président biélorusse Alexandre Loukachenko a utilisé les migrants à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, on peut se dire que la Russie tente à présent de déstabiliser l’UE en forçant des millions d’Ukrainiens à fuir leur pays.
En détruisant les aspirations européennes de l’Ukraine, Moscou frappe également sur le plan moral. La Russie punit et humilie l’Union européenne et ne se prive pas de rappeler sa faiblesse et son manque de stratégie et de volonté politique. Si les partenaires occidentaux de l’Ukraine ne parviennent pas à arrêter l’agression russe, ils perdront leur crédibilité. L’Occident sortira alors de cette crise considérablement affaibli, notamment aux yeux de l’Europe de l’Est. Si les crimes de guerre commis par la Russie restent impunis, c’est la vision qu’ont des générations d’Européens de l’ordre moral établi après la défaite de l’Allemagne nazie et le procès de Nuremberg qui s’en trouvera meurtrie. Ce serait vraiment la fin de l’Histoire.
La vérité, première victime de la guerre
Je suis très régulièrement en contact avec une amie qui est restée à Kharkiv. Elle ne se sent pas prête à partir car elle ne veut pas s’éloigner de ses proches qui vivent dans l’oblast [région] de Louhansk. L’une des exigences de Moscou étant de tracer les frontières des “républiques populaires” le long des frontières administratives des oblasts de Donetsk et de Louhansk, elle a peu de chances de revoir sa famille. Le 14 mars, elle m’a appelée, complètement désespérée. Elle avait appris par ses proches que c’était l’armée ukrainienne qui avait bombardé leur ville : la télévision russe les avait complètement manipulés. Elle m’a raconté en pleurs comment la seule chose qu’elle et sa famille pouvaient désormais se dire était “quelle chance que tu sois encore en vie”.
En Russie, l’instrumentalisation des médias à des fins de propagande ne date pas d’hier. En 2014 déjà, la désinformation propagée par les médias russes avait contribué à la mobilisation pro-russe dans l’Est de l’Ukraine, elle avait légitimé l’annexion de la Crimée et le soulèvement des forces séparatistes dans le Donbass, nourri le conflit armé et détruit familles et amis. La Russie fait aujourd’hui la même chose mais à une échelle bien plus grande. Au cours des huit dernières années, elle n’a cessé d’accuser le gouvernement ukrainien – qu’elle qualifie de "junte nazie” – de mener un génocide dans le Donbass. A présent, l’Ukraine fabriquerait des armes biologiques avec l’aide des Etats-Unis. Ces accusations, aussi absurdes soient-elles, trouvent un écho en Russie mais également à l’étranger. Au-delà de la simple diffusion d’informations erronées, l’enjeu est de faire en sorte qu’on ne puisse plus distinguer la vérité du mensonge.
Ce qu’il se passe aujourd’hui à la frontière entre l’UE et l’Ukraine témoigne de la résilience de la démocratie libérale et de la vivacité de la société civile européenne
À ce propos, il faut savoir d’où vient la menace. Bien que sa survie soit mise en péril, l’Ukraine n’a pris aucune mesure de censure. Les journalistes ukrainiens et internationaux sont libres de mener leur travail, souvent au péril de leur vie. Dans cette guerre de l’information, l’Ukraine n’a pas besoin d’avoir recours aux fake news : la vérité parle d’elle-même.
C’est loin d’être le cas en Russie. La répression du Kremlin contre le journalisme indépendant n’est pas nouvelle, mais cette guerre a fait monter la pression d’un cran. Les derniers médias opposés à Poutine ou simplement critiques sont muselés. En parallèle, les autorités russes restreignent l’accès aux médias occidentaux, désormais interdits, ainsi que l’accès à Facebook et Twitter. D’autres, comme Youtube, suspendant leurs services en Russie, il est devenu très difficile d’accéder à des sources d’informations alternatives.
Résultat : tout comme la famille de mon amie de Kharkiv, de nombreux Russes vivant à l’étranger ne peuvent pas communiquer avec leurs proches restés au pays. Ils ne vivent tout simplement pas dans la même réalité. La disparition de la communication et la prolifération de la désinformation sont d’autres défis de taille que doit relever la démocratie libérale, qui intrinsèquement liée à la vérité, et qui ne peut prospérer que si les opinions et informations circulent sans entrave.
Les frontières ukrainiennes
Quelles sont donc les conséquences pour les frontières ukrainiennes, le cœur même de mes recherches ? Là aussi, il faut faire la part des choses. En 1994, le Mémorandum de Budapest – dont la Russie était un des pays signataires – a permis d’assurer l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine dans ses frontières actuelles. La Russie a déjà violé cet accord en 2014, avec l’annexion de la Crimée et la guerre menée dans le Donbass. C’est de nouveau le cas aujourd’hui avec l’invasion de l’Ukraine, devenue le théâtre d’une guerre mettant en péril la vie, la santé et les droits fondamentaux de millions de personnes.
En forçant les civils à quitter leurs villes et villages et en insistant sur une “évacuation” vers le territoire russe au nom de l’“aide humanitaire”, la Russie crée un déplacement massif de la population locale, et ce dans un but précis : préparer le terrain pour redéfinir les frontières ukrainiennes à l’est et au sud. Au nord, la Biélorussie est un allié tacite (bien qu’encore réticent) de la Russie, tandis que la Moldavie, au sud-ouest, est devenue un pays de transit pour les réfugiés ukrainiens. La frontière avec la république séparatiste prorusse de Transnistrie, considérée comme un État de facto, pourrait aisément devenir un nouveau front militaire contre l’Ukraine.
En Ukraine, seule la frontière avec l’UE est aujourd’hui géopolitiquement et militairement incontestée. L’ouverture de celle-ci après l’invasion russe a toutefois confronté les autorités situées de part et d’autre de la frontière à un afflux de réfugiés qu’elles n’avaient pas anticipé. Les informations relayées par les médias et les réseaux sociaux témoignent du chaos et du manque de règles claires. On constate de nombreux cas de corruption et de discrimination. La loi martiale, qui interdit aux hommes adultes de quitter l’Ukraine, a séparé un nombre incalculable de familles. Les citoyens étrangers résidant sur le territoire ukrainien se retrouvent dans un flou juridique. Il va sans dire que de telles discriminations remettent en cause l’ordre libéral.
Toutefois, en tant qu’universitaire ukrainienne, je me dois de dresser un tableau exhaustif de la situation. Ce qu’il se passe aujourd’hui à la frontière entre l’UE et l’Ukraine témoigne de la résilience de la démocratie libérale et de la vivacité de la société civile européenne. Cette frontière est devenue le théâtre d’une vague de solidarité sans précédent face au défi lancé par la Russie de Poutine.
Les Ukrainiens espèrent que leur pays rejoindra l’UE un jour et que cette frontière s’effacera. Mais pour l’heure, ils sont déjà heureux de pouvoir la traverser et de trouver refuge dans des pays que les chars et les bombes russes n’atteindront pas.
👉 Article sur Eurozine et Blätter für deutsche und internationale Politik
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