Décryptage Nikolay Koposov sur l’invasion de l’Ukraine

Les Russes, prisonniers du récit du Kremlin

Les Russes se voient refuser leur subjectivité, et par là même la possibilité de prendre des décisions rationnelles et responsables. Vladimir Poutine déteste l'Ukraine parce qu’elle n'a pas succombé à ses tentatives de la priver de sa subjectivité, affirme l'historien d'origine russe Nikolaï Koposov.

Publié le 24 mars 2022 à 12:48

La Russie n'a pas d'intérêts nationaux, pas même en Ukraine. Pour avoir des intérêts, une nation (ou tout groupe de personnes) doit posséder une subjectivité, ce dont les Russes en tant que nation ne disposent pas sous le régime actuel.

Bénéficier d’une subjectivité signifie ici être libre de prendre des décisions rationnelles et responsables. L'acquisition et la conservation de la subjectivité impliquent plusieurs choses. Premièrement, le groupe concerné doit avoir accès à des informations relativement fiables. Deuxièmement, il doit être en mesure de discuter ouvertement de sa situation, de formuler divers plans d'action et de les promouvoir dans l'espace public. Troisièmement enfin, il doit disposer de mécanismes de prise de décision établis permettant de déterminer le meilleur plan.

Aucun de ces éléments n'existe dans la Russie de Poutine.

Coupure de l’information

Le flux d'informations est actuellement sous le contrôle du Kremlin. Ces dernières années, une poignée de médias étaient relativement indépendants, notamment la chaîne de télévision Dojd, la station de radio Écho de Moscou et le journal Novaïa Gazeta (dont le rédacteur en chef, Dmitry Muratov, a reçu le prix Nobel de la paix en 2021). Mais leur portée était limitée et ils faisaient face à une pression croissante du gouvernement. Peu après l'invasion – ou plutôt l'extension de l'invasion russe – de l'Ukraine, Echo de Moscou et Dojd ont été interdits. L'espace médiatique est dominé par des chaînes de télévision appartenant soit à l'État, soit à des oligarques contrôlés par le Kremlin.

Internet, auquel a accès 85 % de la population, était relativement libre il y a encore quelques années. Récemment, il a été soumis à un contrôle strict : selon un rapport de l’ONG américaine Freedom House datant de 2021, "les autorités russes bloquent régulièrement l'accès aux contenus politiques et sociaux sensibles sur Internet.”

En mai 2020, 5 millions de contenus internet avaient été bloqués. Plusieurs lois récentes ont mis en place des amendes élevées en cas de référencement de publications interdites ; en conséquence, les internautes russes ont commencé à nettoyer massivement leurs comptes en ligne.

Certains Russes peuvent encore obtenir des informations fiables, notamment s'ils lisent des langues étrangères et/ou parviennent à séparer les faits des messages de propagande. Mais ceux qui veulent et peuvent entreprendre des efforts pour connaître la vérité représentent une minorité. En outre, de nombreuses ressources Internet internationales ont été bloquées après l'invasion. 

En tant que nation, les Russes ont accès à la propagande, mais pas à l'information. De plus, les idéologues du Kremlin font de leur mieux pour saper la notion même de vérité ; des slogans postmodernes selon lesquels la vérité est un mensonge sont énergiquement diffusés par des responsables russes et des journalistes pro-Kremlin (1). L'implication est claire : la population se fie à ce qu’ils entendent le plus – c'est-à-dire à ce que diffusent les chaînes de télévision publiques.


Comme le dit un proverbe russe, “il n’y a pas d’anciens officiers du KGB”


Un exemple : Vladimir Medinsky, ancien ministre de la Culture de Poutine et aujourd'hui son conseiller, n'a cessé d'affirmer qu'il n'existe et ne peut exister "aucun passé fiable", raison pour laquelle nous devons considérer le passé "du point de vue des intérêts nationaux [de nos pays]" (2). En juillet 2021, Poutine a nommé Medinsky président de la commission gouvernementale sur la vérité historique. Il dirige actuellement la délégation russe lors des pourparlers de paix avec l'Ukraine.

Le système de censure explique également les limites du discours politique : les débats publics en Russie se limitent à quelques centaines d'auteurs écrivant pour une poignée de sites web élitistes.

Agir contre le peuple

Les choses se corsent encore lorsqu'il s'agit de formuler un plan d'action alternatif à celui de Poutine. L'opposition officielle a été domestiquée il y a longtemps. Les principaux partis de “quasi-opposition” que le Kremlin autorise à être représentés à la Douma prétendent que leurs programmes diffèrent de celui de Russie Unie (le parti de Vladimir Poutine), mais ils votent presque toujours comme le pouvoir en place. Ils ne sont en concurrence les uns avec les autres que pour rédiger des lois qui plaisent à Poutine.

La principale force d'opposition véritable, la Fondation anti-corruption d'Alexeï Navalny, a été interdite en 2021. Son fondateur a été emprisonné sur de fausses accusations, comme plusieurs autres politiciens d'opposition avant lui. Certains, comme Boris Nemtsov, ont même été assassinés. De nombreux militants ont été persécutés et contraints de quitter le pays.

Memorial, une ONG très respectée créée par d'anciens prisonniers politiques soviétiques pour étudier les répressions communistes et surveiller les violations des droits de l'homme, a également été interdite en 2021. De fait, la sphère politique a été effectivement anéantie en Russie.

De plus, nous n'avons pratiquement aucune preuve fiable de ce que la plupart des Russes pensent réellement de la politique. Deux ou trois centres sociologiques relativement indépendants existent encore, mais ils ont été qualifiés d'"agents étrangers" et ont dû limiter considérablement les sujets de recherche sensibles.

La nation russe a, en somme, perdu sa subjectivité. Poutine et Russie Unie contrôlent le parlement par des élections truquées, et se sont approprié le droit de parler au nom de la Russie. Des phrases comme "la Russie veut" ou "la Russie revendique" n'ont plus aucun sens aujourd'hui. Nous ne savons pas ce que la Russie veut, et les Russes ne le savent pas non plus. Et la Russie ne revendique rien parce qu'elle n'est pas en mesure de revendiquer quoi que ce soit.

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