Idées Violences de genre

En Croatie, le féminicide devient un crime – mais une loi est-elle la solution ?

En Croatie, un amendement au code pénal introduit les crimes de "féminicide" ou de "meurtre aggravé d'une personne de sexe féminin". Jana Kujundžić, pour le magazine LeftEast, explique pourquoi cette nouvelle loi ne changera pas grand-chose au climat du pays, dans lequel la violence à l'encontre des femmes et d'autres groupes marginalisés continue de s'envenimer.

Publié le 24 janvier 2024 à 10:16

En septembre 2023, le gouvernement croate a annoncé des modifications apportées au code pénal. Une nouvelle infraction pénale doit y être ajoutée : le féminicide, ou "meurtre aggravé d'une personne de sexe féminin". De 2020 à fin septembre 2023, 43 féminicides ont en effet été commis en Croatie.

Le meurtre aggravé figure pourtant déjà dans le code pénal croate. Selon l'article 111, paragraphe 3, il s'agit du meurtre d'une personne proche de l'auteur qui a été abusée par ce dernier. Il est passible d'une peine d'emprisonnement d'au moins dix ans.

L'introduction du féminicide en tant qu'infraction pénale distincte a été préconisée par les défenseurs des droits des femmes à la suite de récents féminicides et de la réponse inadéquate de l'Etat à ces cas. L'idée était de prévenir les meurtres de femmes et de signaler sans équivoque que la violence à l'égard des femmes était inacceptable dans la société croate.

En 2021, la proposition avait été rejetée par l'actuel parti au pouvoir, l'Union démocratique croate (HDZ, droite), après avoir été présentée par les sociaux-démocrates. Alors pourquoi ce changement d'avis deux ans plus tard ? La réponse la plus logique est l'approche des élections législatives de 2024, suivies des élections présidentielles de 2024 et 2025. L'actuel Premier ministre, Andrej Plenkovic, s'est longtemps présenté comme une personnalité "modérée" de centre-droit, favorable aux politiques de l'UE et en désaccord avec les personnalités plus conservatrices d'extrême droite.

Cet intérêt accru pour la criminalisation des violences domestiques et sexuelles tient davantage de l’opportuniste programme politique plutôt que du véritable engagement envers la cause féministe. En 2019, Plenkovic a participé à la première manifestation organisée par le mouvement #Spasime [#SauvezMoi] dirigé par des célébrités.

Depuis, la représentante la plus célèbre de l'initiative, l'actrice Jelena Veljača, est devenue une interlocutrice régulière du gouvernement. Les demandes de #Spasime concernant des peines plus sévères pour les auteurs de violences domestiques et sexuelles ont été acceptées par le gouvernement en 2019 et mises en pratique dès 2020. Les représentants des ONG féministes et des refuges pour femmes ont célébré la nouvelle, tout comme ils célèbrent aujourd'hui la nouvelle loi – y voyant un progrès dans la lutte contre les violences de genre.


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Je pense que ce nouvel amendement juridique ne changera pas grand-chose au climat sociopolitique de la Croatie, où la violence domestique prospère, où les victimes ne sont pas crues et où l'inégalité économique les prive d’échappatoire. Même si les cas sont traitées rapidement et efficacement, et même si chaque affaire aboutit à une longue peine de prison, le système pénal ne peut pas donner aux survivantes ce dont elles ont réellement besoin : d’un soutien financier, d’une condamnation sociétale inébranlable du viol et des abus, et d’un changement radical du comportement de l'auteur de l'infraction.

Les prisons ne peuvent être considérées comme une solution féministe à la violence domestique et sexuelle : elles sont imprégnées de violence, d'homophobie, de misogynie et de haine. Les prisons sont également des lieux où le viol est structurellement normalisé. En outre, elles ne nous protègent pas : attribuer des peines plus lourdes pour les crimes violents n’en réduit pas les occurrences.

À l’époque de l'ex-Yougoslavie, les femmes bénéficiaient d'une éducation gratuite et d'un emploi dans les industries soutenues par l'Etat. Pour la première fois dans l'histoire de la région, elles pouvaient accéder à l'indépendance financière. Aujourd'hui, avec la prolifération des emplois à temps partiel précaires et mal rémunérés, le travail ne garantit plus cette indépendance. La normalisation de l'emploi précaire des femmes les expose davantage au risque de devenir économiquement dépendantes de leur partenaire, ce qui rend plus difficile leur départ ou la dénonciation des cas de violence.

La lutte contre ces abus a été reléguée presque entièrement au système pénal, ignorant le climat socio-économique dans lequel cette violence se développe. La critique féministe de la solution carcérale a été une composante importante de la lutte des femmes noires aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Elle a inspiré les expressions "abolition feminism" [“féminisme abolitionniste] et "anti-carceral feminism" [“féminisme anti-carcéral]. Ce dernier, dit simplement, estime que les groupes féministes s'appuient fortement sur les institutions coercitives de l'Etat, telles que les prisons et la police, pour traiter et prévenir les crimes à caractère sexiste. Dans le sud-est de l'Europe, le Centre féministe autonome pour la recherche (Feminist Autonomous Centre for Research, FAC), basé à Athènes, plaide en faveur d’une vision alternative de la justice, qui ne serait pas basée sur le contrôle de l'Etat, la punition et la logique carcérale.

Ce qui n’est pas mentionné dans les récits véhiculés dans les médias croates et les articles d'opinion sur le féminicide, c'est le fait que le populisme punitif n'a pas produit le résultat souhaité en matière de prévention. Les médias sont plus que jamais saturés d'informations sur la violence domestique. Les organisations de femmes reconnaissent largement que ce qui est nécessaire, outre des peines plus sévères, c'est une prévention systématique, notamment à travers des programmes attaquant le problème le plus tôt possible, tels que l'éducation civique, sanitaire et sexuelle pour les enfants dans les programmes primaires ou préscolaires.

Mais le plaidoyer le plus audible se concentre encore sur la condamnation et le processus judiciaire. L'absence de programmes de prévention bien conçus, destinés à la fois aux victimes et aux auteurs d'infractions et dispensés par des professionnels, semble avoir été balayée au profit de peines plus sévères comme unique solution au problème.

Dans le monde entier, les crimes de violence sexuelle et domestique ne sont pas suffisamment signalés et sont donc statistiquement sous-représentés. Partout dans le monde, les femmes sont confrontées à la culpabilisation des victimes, à la retraumatisation, au manque de soutien financier et à des procès longs et coûteux. En Croatie, un procès pour viol dure en moyenne entre trois et dix ans. Les procès pour violence domestique impliquent souvent des procédures de garde d'enfants, ce qui en fait un processus cruel pour les victimes. Les survivantes risquent également d'être tuées lorsqu'elles décident enfin de quitter leur partenaire violent.

Une enquête menée en 2022 a montré que 95 % des femmes en Croatie ne signalaient pas les viols et les tentatives de viol. Les statistiques montrent également que pour chaque viol signalé, 15 à 20 cas ne le sont pas. De nombreuses femmes ne veulent pas parler des violences subies, même à leurs proches, et encore moins à la police, aux procureurs et aux juges.

L'influence de l'Eglise catholique en Croatie et le projet néolibéral de privatisation et de marchandisation ont contribué à la persistance des attitudes traditionnelles en matière de genre. La privatisation d'après-guerre en Croatie a conduit à la dévaluation systématique et à la suppression du financement des programmes publics de santé, d'éducation et d'aide sociale. Les travailleurs sociaux sont attaqués lorsque des cas de violence domestique sont révélés dans les médias, mais il n'est guère reconnu que l'ensemble du système de protection sociale est devenu manifestement inefficace, incapable de fournir des services à celles et ceux qui en ont besoin.

Je voudrais souligner ici l'importance sémantique et idéologique que revêt le fait de qualifier le meurtre de femmes de féminicide, et le message puissant qu’un tel changement envoie à la société. Toutefois, plaider uniquement en faveur d'un changement législatif peut revenir à ignorer les causes profondes de la violence patriarcale.

Les initiatives de la classe moyenne menées par des célébrités comme #Spasime illustrent ce que la sociologue politique Alison Phipps, dans son livre Me, Not You : The Trouble with Mainstream Feminism [“Moi, et pas vous : le problème du féminisme grand public”, non traduit en français], appelle la "blancheur politique". Celle-ci "décrit un ensemble de valeurs, d'orientations et de comportements qui [...] incluent le narcissisme, la conscience de l’existence d’une menace et une volonté de pouvoir qui l'accompagne". La blancheur politique est également le fruit de l'interaction entre la suprématie et la victimisation.

En d'autres termes, elle est enracinée dans des expériences de victimisation, mais elle est souvent pratiquée par des personnes privilégiées qui soutiennent le statu quo. Celle-ci implique notamment une vision manichéenne de la violence, selon laquelle les personnes peuvent être victimes ou coupables, mais pas les deux à la fois. L'Etat est perçu comme protecteur plutôt que répressif, et la honte et la punition sont considérées comme des stratégies efficaces pour prévenir de futures violences.

En Croatie, les travailleurs sociaux sont régulièrement victimes d'abus, mais le même traitement est rarement appliqué à la police. Parfois, les policiers appelés à arrêter les auteurs d'abus font eux-mêmes partie du problème : en août 2023, deux policiers ont été accusés d'avoir violé et abusé d'une connaissance à plusieurs reprises dans le comitat de Lika-Senj (subdivision administrative située dans le centre du pays, ndlr.). En septembre 2023, ils ont été remis en liberté sans qu'une injonction leur interdise d'approcher la victime. Au Royaume-Uni, à la suite de l'enlèvement, du viol et du meurtre de Sarah Everard, une manifestation de masse a eu lieu à Londres, qui s'est soldée par de nouvelles brutalités policières à l'encontre des manifestants. 

Aucune manifestation de ce type n'a eu lieu en Croatie après l'affaire de viol ayant impliqué plusieurs policiers susmentionnée. De même, l'arrestation de manifestants pacifiques en faveur du climat devant le terminal de gaz naturel liquéfié sur l'île de Krk n'a pas été perçue par le public comme un abus de pouvoir de la police visant à protéger des intérêts privés. Et les reportages très médiatisés sur les brutalités policières contre les migrants à la frontière bosniaque ne semblent pas non plus avoir conduit à une vigilance accrue de la population vis-à-vis des actes de la police. En Croatie, le public n'a pas tendance à remettre en question la légitimité de la violence d’Etat, même lorsque des preuves démontrent les manquements et la brutalité de la police.

Au lieu d’une conclusion, un appel à l’action

La position du féminisme libéral croate est de refuser de critiquer ceux qui sont au pouvoir et d'éviter de remettre en question les organes répressifs de l'Etat, parce que son objectif ultime n'est pas de changer véritablement le statu quo. Le système pénal ne peut à lui seul assurer la justice sociale, mais il peut écraser les membres les plus vulnérables de nos communautés, y compris les survivantes d'abus. Les problèmes de transphobie et de défense de l'abolition du travail sexuel, qui sont des préoccupations importantes pour certaines féministes croates, expliquent en partie la facilité avec laquelle le féminisme dominant s'est empêtré dans le pénal. Si votre première priorité n'est pas la libération de toutes et de tous, il devient acceptable de jeter les membres les plus marginalisés de notre société sous le bus. Mais si la sécurité des femmes ne peut être garantie que par la violence et la répression de l'Etat, la violence déjà normalisée dans notre société patriarcale continuera. 

Nous avons besoin d'un mouvement populaire qui comprenne l'intersectionnalité des luttes. Le combat contre la violence patriarcale concerne aussi les organes répressifs de l'Etat capitaliste.

👉 L’article original sur LeftEast

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