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Derrière le rideau vert : Le jeu de désinformation des géants de la finance

Les grands gestionnaires d'actifs qualifient leurs fonds de “durables” et détiennent des actions dans des secteurs à forte teneur en carbone, tels que la vente en ligne ou les combustibles fossiles. Dans cette enquête, nous levons le voile sur les tactiques de désinformation qui masquent leur impact sur les entreprises dans lesquelles ils investissent l'argent des clients.

Publié le 16 octobre 2024

“La transition climatique présente une opportunité d’investissement historique”. Le message, contenu dans une lettre adressée en 2020 aux PDG des banques du monde entier, semble chargé de belles intentions. Celui qui tient la plume, c’est Larry Fink, le directeur général de la plus importante société de gestion d’actifs au monde : BlackRock. Le document, qui décrit étape par étape la transition vers un monde à zéro émission, a été repris par des grands médias tels que le New York Times et NBC News, et a amplement circulé sur internet, y compris sur les réseaux sociaux.

Sur la page Facebook “2020” du New York Times, un utilisateur commentait à l’époque l'article : “C'est ça le capitalisme ... il peut faire le bien”. Un autre se gargarisait : “Ils ont enfin compris”. Un dernier commentaire – qui sonnerait positivement prophétique aujourd'hui – lançait quant à lui un avertissement. “Merci M. Fink, mais s'il vous plaît, pas de greenwashing.”

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Un article du New York Times faisant la promotion de la prime de BlackRock lors d'un sommet sur le développement durable aux Etats-Unis.

Les émissions de CO2 combinées du leader allemand de la vente en ligne Zalando et du géant français du pneu Michelin rivalisent avec celles de tout un pays comme l'Algérie. Peuvent-ils donc vraiment prétendre participer à une “économie verte et circulaire” ? Si un gestionnaire d'actifs promeut quelque chose comme étant écologique, les investisseurs peuvent-ils se fier à ses affirmations vantant ses qualités de pionnier en matière d'investissement durable ?


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Pour créer la confiance, l'un des moyens est encore d’obtenir l'adhésion des médias grand public. En juin 2021, la section Adviser (“Conseil”) du journal britannique Financial Times a publié un article intitulé : “JP Morgan lance trois fonds liés à la durabilité”. On pouvait y lire que l'un des fonds promus, le Global Sustainable Equity fund, exclurait les investissements dans les secteurs “non durables”.

Le fonds de solutions pour le changement climatique est conçu pour aider les investisseurs à saisir avec intelligence les opportunités d'investissement et les technologies innovantes qui facilitent la transition vers une économie à faible émission de carbone", récite l'article. Pourtant, plus de quatre milliards de dollars sont aujourd’hui investis dans les entreprises les plus polluantes du monde par l'intermédiaire des fonds "verts" de JP Morgan. 

Aujourd'hui, le fonds Global Sustainable Equity investit près de 20 millions de dollars dans les entreprises du secteur automobile Bridgestone, Burlington, Ross Stores et Stellantis, qui génèrent ensemble des émissions annuelles moyennes totales de 360 millions de tonnes de carbone*.

L'explication détournée de ces investissements se trouve sur X (anciennement Twitter), publiée par la chaîne CNBC Middle East au plus fort de la COP28 à Dubaï. Dans une vidéo visionnée près de 19 000 fois, la chaîne interviewe alors Chuka Umunna, responsable mondial des solutions durables chez JP Morgan, qui explique : “Ce n'est pas à nous de boycotter un secteur, [nous devons] travailler avec nos clients pour [le] décarboner”.

Pour ajouter une dimension humaine à sa communication, une entreprise peut également publier sur son site web des vidéos de PDG parlant de durabilité. “Nous nous efforçons d'investir notre argent au nom de nos clients de la manière la plus durable possible”, explique ainsi Saverio Perissinotto, président d'Eurizon Capital SGR qui, en 2023, a investi 2,3 milliards de fonds ”verts” dans les entreprises les plus polluantes du monde, dont près de 900 millions dans 17 des entreprises de combustibles fossiles les plus émettrices de CO2.

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Les mots-clés liés à l'ESG les plus fréquemment utilisés (en vert) par les gestionnaires d'actifs dans leurs fonds. | Source : LSEG. Le visuel a été réalisé par les auteurs de l'article.

Le gestionnaire d'actifs, contrôlé par Intesa SanPaolo – la plus grande banque d’Italie – avait déjà bénéficié d'une couverture positive dans plusieurs journaux italiens tout au long de l'année 2019. Le quotidien italien Il Foglio, par exemple, avait publié un entretien réalisée par l'agence de presse italienne Askanews avec Simone Chielini, qui était alors responsable de l'ESG et de la “stratégie d'activisme” chez Eurizon. Le titre de l'interview, qui portait sur la stratégie d'investissement durable de l'entreprise, était prometteur : “Eurizon : une finance responsable pour créer de la valeur grâce au développement durable”. La même interview avec le même titre avait été republiée par le journal économique italien Il Sole 24 Ore. Plus tard, en janvier 2020, le quotidien La Stampa avait publié un contenu sponsorisé intitulé “La croissance est durable lorsqu'elle est partagée”, décrivant les efforts d'Eurizon en matière de durabilité.

La vision “verte” de Storebrand

Des images de glaciers et de forêts, une ambiance solennelle : la vidéo de la société norvégienne de services financiers Storebrand a des airs de documentaire. Publié sur le site web de l’entreprise afin d’expliquer l’investissement de la banque dans la finance verte, le clip promotionnel met en scène les dirigeants de l'entreprise, dont le PDG Jan Erik Saugestad, qui pour l’occasion porte sur sa veste le pin's des objectifs de développement durable des Nations unies. Intitulé The House has a View – “La Maison a une vue”, on y voit  Saugestad retracer l’intérêt de la banque pour la finance durable au milieu des années 1990 : “À cette époque, je pense qu'il est juste de dire que c'était un espace occupé par les ONG et les personnes réellement engagées. Le secteur financier ne s'orientait pas vraiment dans cette direction. Nous avons créé Storebrand Asset Management pour voir si nous pouvions développer des solutions susceptibles de fournir un instrument d'investissement durable”.

En 2023, la société a investi 1,5 milliard de dollars dans les entreprises les plus polluantes du monde par le biais de ses fonds verts, dont près de six millions de dollars dans la société de transport maritime norvégienne Wallenius Wilhelmsen Logistics par le biais de Storebrand Norge Fossilfri, un fonds prétendument “sans fossiles”.

En 2021, ESG Today, un site web traitant des questions de durabilité et d’écologie pour les investisseurs, a consacré un article à l’arrivée du nouveau responsable des investissements durables de Storebrand, Kamil Zabieski. Le texte fait l'éloge de Storebrand, mentionnant comment elle a été une voix de premier plan parmi les gestionnaires de fonds dans la promotion de la durabilité et l'utilisation de sa position pour faire la différence.

En juin 2020, par exemple, la société a pris la tête d'un groupe de 30 gestionnaires de placements pour demander aux autorités brésiliennes de prendre des mesures pour mettre fin à la déforestation”, peut-on lire. Storebrand continue toutefois d'apprécier le pétrole brésilien. En effet, en 2023, elle a investi 2,4 millions de dollars dans l'entreprise publique Petrobras, qui poursuivra la production massive de pétrole dans le pays au cours des prochaines années.

La société Amundi est un autre exemple de ce double discours. Alors qu’elle se définit comme “un pionnier et un leader de l'investissement responsable”, son fonds ESG Bioenergy investit près de huit millions de dollars dans les entreprises de combustibles fossiles ENI et TotalEnergies.* Le gestionnaire d'actifs basé au Luxembourg participe à une série de fonds qui regroupent de nombreux éléments liés au développement durable.

Parmi eux, le fonds ESG Climate Net Zero Ambition, qui investit dans un vaste portefeuille de marques très polluantes et fortement émettrices de gaz à effet de serre (GES), notamment l'entreprise espagnole de prêt-à-porter Inditex (propriétaire entre autres des marques Zara, Massimo Dutti, et Bershka), mais aussi Michelin, Toyota et plusieurs entreprises exploitant des combustibles fossiles. Au dernier trimestre 2023, Amundi a investi 1,4 milliard de dollars dans les entreprises les plus polluantes du monde par le biais de fonds labellisés ESG*.

Sur son site web, Amundi se vante des distinctions qu'elle a remportées pour ses investissements ESG. En 2022, par exemple, elle a été désignée "Meilleur fonds d'investissement ESG" lors des ESG Investing Awards, organisés par ESG Investing, un média où “les gestionnaires de fonds, les investisseurs institutionnels et les sociétés cotées” reçoivent “des informations et des articles sur l'ESG et l'investissement durable”.

Cliquez sur une image pour voir les pages d'accueil des fonds "verts" des principaux gestionnaires d'actifs dans le monde.

Nous avons contacté les organisateurs de l’événement pour savoir quels étaient les critères d'attribution, quels fonds ESG d'Amundi avaient été récompensés et s'ils étaient au courant des investissements ESG d'Amundi dans des secteurs fortement polluants, mais ils n'ont pas répondu. La société luxembourgeoise s’est pourtant servie du prix pour faire sa promotion sur X : “Amundi est fière d'avoir été récompensée deux fois par les #ESG Investing Awards 2022, avec deux prix prestigieux”.

Sur le terrain : démystifier le greenwashing de BlackRock

À l’opposé de la couverture médiatique, des vidéos et des messages diffusés sur les réseaux sociaux pour “écoblanchir” la vérité sur les fonds d'investissement, une petite organisation locale de Cleveland, dans l'Ohio, utilise la force de la communauté pour contrecarrer la viralité de cette désinformation.

Lors du sommet de Cleveland sur le développement durable qui s'est tenu le 23 janvier 2024, Kaitlin Bergan, responsable des solutions durables pour les clients chez BlackRock, a été invitée à prononcer le discours d'ouverture intitulé “Investors Making Sustainable Impact” (“Les investisseurs ont un impact durable”). Mais son intervention n’a pas été du goût de tout le monde.

Lorsque nous avons appris que [quelqu’un de] BlackRock serait le conférencier principal, nous avons senti que quelque chose n'allait pas”, raconte Craig Ickler, responsable des questions liées à l'énergie à Cleveland Owns, une organisation qui monte des entreprises coopératives et mène des campagnes en faveur du contrôle des ressources par les communautés locales. “Ces politiques ESG que BlackRock promeut maintiennent les mêmes structures de pouvoir, les mêmes personnes qui nous ont mis dans ce désastre climatique”, déclare-t-il à Voxeurop.

Craig Ickler | ©Cleveland Owns
Craig Ickler | Photo : ©Cleveland Owns

Les maintenir aux commandes et leur demander d'émettre moins de carbone en même temps ne marchera pas. Nous ne pouvions pas rester les bras croisés face à une telle fausse bonne solution à la crise climatique qui touche notre communauté. Et [nous] ne pouvions pas laisser le [débat sur les solutions possibles] se limiter à cela. Ces solutions venues d'en haut sont mises en œuvre par des banquiers d'affaires qui vivent à des centaines ou des milliers de kilomètres de là et qui décident de la manière dont nos communautés doivent être gérées”, poursuit-il.

C'est ainsi que Cleveland Owns, avec d'autres organisations locales, a loué une salle dans le même centre de conférence, en même temps que le discours d'ouverture de BlackRock. “Un groupe très divers de participants à la conférence a commencé à se présenter à notre événement. C'était bien de les avoir avec nous et de leur proposer une alternative au discours de BlackRock”, explique Ickler. Leur discussion s'est concentrée sur les problèmes de la ville et sur les améliorations possibles : “Nous ne nous sommes pas contentés de montrer le problème avec la finance ESG, mais nous avons également discuté de l'alternative concrète”.

L’organisation Cleveland Owns décide démocratiquement de la façon de prêter des fonds à des entreprises locales durables et non extractives, qui peuvent commencer à rembourser leur dette uniquement les premiers bénéfices arrivés. “Nous fournissons ces fonds à des communautés locales historiquement désavantagées et nous continuons à soutenir leur business plan. Au-delà du prêt, nous les aidons avec l’administratif et nous les soutenons dans leur réflexion.”

Alors que Cleveland Owns discutait alternatives durables et aides locales, BlackRock – qui détient, par l'intermédiaire de ses filiales, 6,3 milliards de dollars d'investissements “verts” dans les entreprises les plus polluantes du monde – racontait comment les investisseurs pouvaient avoir un impact durable. Aujourd’hui, ses investissements dans ces entreprises s'élèvent à 3,8 milliards de dollars au travers de fonds portant des labels de durabilité, ce qui contribue à l'émission de 18 millions de tonnes de CO2*.

Ni les organisateurs du sommet, ni BlackRock n'ont pris contact avec les organisations locales. Mais pour Craig Ickler, leur présence a malgré tout eu un impact et a contribué à un changement de mentalité positif, certains participants à la conférence s’étant joints à leur session. “Ils ont fini par nous dire que notre initiative avait changé leur point de vue sur le reste de la conférence : ils ont vu le problème sous un autre angle, en se disant qu'il y avait une autre façon de faire les choses”, se félicite Ickler. “En voyant ces grandes banques et ces autres grandes institutions, ils ont commencé à se demander où [entendre les] communautés locales”, conclut-il.

*Données du dernier trimestre 2023, extraites du London Stock Exchange Group (LSEG).

Stefano Valentino est un Bertha Challenge Fellow 2024. Cette enquête fait partie d'une série coordonnée par Voxeurop, avec le soutien de la Bertha Challenge fellowship. Alef Ferreira Lopez, doctorant en économie à l'Universidade Federal de Minas Gerais, a contribué à l'analyse des données.

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