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En Europe, l’industrie fossile se finance avec des investissements “verts”

Par d'habiles tours de passe-passe sémantiques et en profitant des failles d'une réglementation européenne pourtant stricte, des sociétés de gestion d'actifs parviennent à placer des produits financiers présentés comme “verts”, mais qui contiennent en fait des actions des grands noms de l’industrie des hydrocarbures, dont Eni, Enel, Repsol, Chevron, TotalEnergies, BP ou encore Shell. Un cas exemplaire : celui de l’italien Eurizon, filiale d'Intesa SanPaolo.

Publié le 10 octobre 2023 à 15:32

L‘Europe est leader mondial sur le marché des investissements "verts", c'est-à-dire ceux qui ont pour objet des activités ou des projets durables sur le plan environnemental. Les sociétés financières actives dans ce secteur proposent aux épargnants des prospectus promettant des investissements "durables et responsables".

Or, comme le révèle cette enquête, les investissements proposés ne sont souvent ni l'un ni l'autre : exploitant les failles d'une réglementation ambiguë et d'un vocabulaire obscur, ils finissent par financer des entreprises de combustibles fossiles.

Pour le démontrer, nous avons analysé quatre fonds dits "durables" proposés par Eurizon, une société de gestion d'actifs contrôlée par Intesa SanPaolo, la plus grande banque italienne. Eurizon est l'une des nombreuses sociétés financières qui proposent des produits "verts" en Europe, mais son cas est emblématique. Eurizon gère des actifs clients d'une valeur de 381 milliards d'euros et qui, comme on peut lire dans son rapport de durabilité, propose un "humanisme financier basé sur le respect, la responsabilité et la conscience de ses propres qualités".

Notre analyse a montré qu'en 2022, Eurizon a acheté des actions des sociétés d'hydrocarbures Eni, Enel, Repsol, Chevron, TotalEnergies, BP et Shell pour plus de 208 millions d'euros, et les a placées au sein de portefeuilles d'"investissements durables et responsables", comme la société elle-même les a définis.

Une analyse des données de Refinitiv – l'un des plus grands fournisseurs mondiaux de données et d'infrastructures pour les marchés financiers, contrôlé par le London Stock Exchange Group – montre qu'en avril 2023, en Italie et en France, les entreprises fossiles mentionnées plus haut ont accumulé des investissements d'une valeur de près de 7 milliards d'euros grâce à leur inclusion dans des fonds d'investissement verts. "Ces entreprises ont intérêt à intégrer les fonds ‘verts' car elles recevront ainsi plus de financements", explique Fabio Moliterni, spécialiste du climat et de la finance éthique pour la société de finance éthique Etica SGR.

En attirant les investisseurs par un langage ambigu, ces fonds faussement durables font un tabac sur les marchés, garantissant des rendements élevés et suivant la tendance d'indices totalement dépourvus d'objectifs de durabilité.

"Les règles de la Commission européenne laissent une marge de manœuvre aux investisseurs pour déterminer leurs objectifs de durabilité. Si cela permet d'une part au marché de s'adapter avec plus de souplesse à un changement majeur dans le paysage réglementaire de la gestion d'actifs et de conserver la possibilité de différencier les produits, cela ne semble d’autre part pas permettre d'atteindre l'objectif d'éviter le "greenwashing". En fait, de nombreux fonds sont encore en mesure de poursuivre des stratégies qui ne sont pas alignées sur les objectifs ultimes de la Commission en matière de durabilité, mais qui favorisent la maximisation des rendements, avec peu ou pas d'impact environnemental et social, même sous une apparence de durabilité", commente Moliterni.

Tout ce qui est “vert” n’est pas forcément durable

"Les gestionnaires de fonds essaient de se conformer aux réglementations européennes autant que possible, mais s'ils ont un produit rentable à commercialiser, ils n'hésitent pas trop à forcer les règles", commente Alessandro Messina, expert en finance d'impact et en durabilité pour la société indépendante Avanzi-Sostenibilità per azioni.

Les documents précontractuels d'Eurizon – le KID (de l'anglais "Key Information Document"), qui contient les informations sur lesquelles les investisseurs doivent fonder leurs décisions – présentaient carrément les fonds comme des "investissements durables et responsables", alors qu'ils ne seraient pas conformes aux critères fixés par la réglementation européenne pour être commercialisés en tant que tels.

Eurizon inclut donc des entreprises traditionnellement actives dans le secteur des combustibles fossiles dans des fonds censés promouvoir des "caractéristiques environnementales et/ou sociales", mais qui, au contraire, ont réalisé des profits supplémentaires grâce à la flambée des prix du pétrole avec le début de la guerre en Ukraine.

Et ce, bien qu'Eurizon mentionne les rapports du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des Nations Unies) dans les rapports sur la durabilité comme publication de référence pour le calcul des émissions. Au lieu de cela, le sixième rapport du GIEC recommande tout le contraire, à savoir une forte réduction du financement des combustibles fossiles et des activités très émettrices de carbone pour parvenir à une transition énergétique rapide.

Est-ce légal ? Oui, car le Règlement européen sur les rapports de durabilité pour le secteur des services financiers (appelé SFDR, nous y reviendrons) ne donne pas de définition claire de l'investissement à caractéristiques environnementales et sociales, ce que l'on appelle l'ESG.

ESG est un acronyme très en vogue sur les marchés financiers : il signifie "Gouvernance environnementale et sociale", c'est-à-dire des investissements qui promeuvent des activités commerciales respectueuses de l'environnement et des travailleurs. Le terme a été inventé en 2005 dans un document du Programme des Nations Unies pour l'environnement.


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Dans ce contexte, les gestionnaires peuvent définir arbitrairement leurs propres critères pour les objectifs d'investissement "verts", à condition de les rendre publics. "Le plus gros problème est que la réglementation se concentre sur les communications et les rapports d’activité ; donc en pratique je peux dire 'je détruis le monde', mais au moins je suis transparent à ce sujet", commente l'eurodéputé vert Bas Eickhout.

"L'autorité de contrôle du fonds en question devrait vérifier si les informations contenues dans le document précontractuel contredisent les exigences du SFDR ce qui devrait être évité", commente l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA), qui coordonne le travail des autorités nationales chargées de veiller à l'application de ses normes techniques sur la transparence des produits financiers. L'autorité de contrôle italienne, la Commissione nazionale per la società e la borsa italiana (Consob), a refusé de commenter la non-conformité des fonds à la réglementation européenne, invoquant des raisons de confidentialité.

Une réglementation européenne ambigüe à souhait

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