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Kelly Greenhill : “L’instrumentalisation de la migration est bien plus visible aujourd’hui qu’hier”

Depuis quelques années, envoyer des migrants dans des pays voisins pour déstabiliser ces derniers est entré dans le manuel politique de tout bon autocrate. Mais cette tactique n’est en réalité pas nouvelle, et elle n’est pas uniquement l’apanage des régimes autoritaires. Conversation avec Kelly Greenhill, professeure, politologue et autrice américaine.

Publié le 6 novembre 2024
Kelly Greenhill

Kelly M. Greenhill est politologue, conjointement nommée à l’Université Tufts et au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Elle est également chargée de recherche au Niskanen Center de Washington. Son livre Weapons of Mass Migration (“Armes de migration massive”, Cornell University Press, 2016, non traduit en français) a grandement influencé  le domaine de la recherche de l’instrumentalisation de la migration, dont elle est une des principales figures. Elle mène actuellement des recherches supplémentaires sur la géopolitique des migrations forcées, en collaboration avec la Fondation Gerda Henkel. 

Voxeurop : Dans votre ouvrage, vous parlez de l’instrumentalisation (“weaponisation”) de la migration. Pouvez-vous nous éclairer sur ce concept ?

Kelly Greenhill : Un “instrument” (“weapon”, en anglais) est un outil utilisé par les Etats, mais également par d'autres acteurs, pour attaquer, défendre ou dissuader, dans la poursuite d’objectifs politiques, économiques ou militaires. L’instrumentalisation de la migration, par extension, désigne des situations où les gouvernements, ou d’autres acteurs extérieurs, vont délibérément créer, entraver ou manipuler les mouvements entrants et sortants de population, ou menacent de le faire, de manière à atteindre des objectifs politiques, économiques, et/ou militaires.

J'identifie quatre types de migrations instrumentalisées (ou “stratégiquement planifiées”) qui se recoupent et qui se distinguent par les objectifs qu'elles poursuivent.


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Dans le cas d’une “migration artificielle d’exportation” (“exportive engineered migration” en anglais), le gouvernement a pour objectif de renforcer sa position dans son propre pays, soit par expulsion des dissidents, soit par une tentative de désarçonner, humilier ou déstabiliser d’autres gouvernements. C’était certainement l’intention d’Alexandre Loukachenko fin 2021 : en attirant des migrants et demandeurs d’asiles irakiens, afghans, etc. en Biélorussie, puis en les transférant vers la frontière de l’UE et en les encourageant à la traverser, il a créé un casse-tête politique et humanitaire non seulement pour ses voisins, mais pour l’Union européenne toute entière. 

La “migration artificielle militarisée” (“militarised engineered migration”) est une tactique employée lors de conflits déclarés, de façon à prendre l’avantage sur l’adversaire. Les mouvements de populations servent soit à perturber ou détruire l’autorité, le contrôle, la chaîne d’approvisionnement ou les capacités de mouvement de l’ennemi, soit à obtenir plus de troupes en poussant les migrants à s’engager dans l’armée. On remarque ce genre de stratégie dans les campagnes d'insurrection et de contre-insurrection. Par exemple, elles ont été employées lors de la guerre civile de Syrie.

Dans le cas d’une “migration artificielle de spoliation” (“dispossessive engineered migration”), l’objectif est de s’emparer du territoire ou des propriétés des personnes déplacées, ou d’éliminer la menace qu’elles représentent pour le groupe à la source de l’“instrumentalisation”. Cette tactique comprend ce qu’on appelle souvent le nettoyage ethnique. On a pu l’observer pendant la guerre des Balkans, dans les années 90, suite à l’effondrement de la Yougoslavie. Bien que peu de gens s’en soucient, c’est également ce qui se passe en ce moment au Soudan.

Enfin, dans le cas de la “migration artificielle coercitive” (“coercive engineered migration”), des mouvements de populations sont créés, entravés ou manipulés dans le but de soutirer des concessions politiques, militaires et/ou économiques des Etats ciblés. Par exemple, quand Mouammar Kadhafi, l’ancien dirigeant lybien, a exigé, entre autres, la levée de sanctions européennes et des millions d’euros d’aide, sans quoi il ouvrirait ses frontières, il s’agissait de ce type de coercition. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a délivré des menaces similaires à l’Europe à de nombreuses reprises, menaçant de laisser passer des réfugiés syriens et d’autres migrants. Une de ses menaces a abouti au clivant accord de 2016 entre l’Union européenne et la Turquie.

L’instrumentalisation des migrations ne date pas d’hier. Jusqu’où pouvons-nous retracer ce phénomène ?

C’est un phénomène aussi vieux que le monde. Par exemple, la manipulation de population était régulièrement utilisée dans l’empire assyrien, au 8e et 7e siècles avant J.-C.

Quel est le profil des gouvernements qui ont recours à ces méthodes ?

Il n’y a pas de profil type d’acteur ou de d’Etat qui utilisent cette stratégie. Des Etats faibles comme forts, démocratiques comme autocratiques, ont recours à l’instrumentalisation de la migration. Cela repose sur les objectifs de l’acteur dans un cas particulier, et les avantages et désavantages perçus de l’utilisation d’un nombre d’instruments, parmi lesquels l’instrumentalisation de la migration, l’usage de la force militaire, etc. D’un autre côté, les Etats démocratiques sont moins susceptibles d’utiliser cette tactique que leurs homologues autocratiques.

En général, quelles sont les intentions de ces gouvernements ?

Elles peuvent être multiples. Même en ne prenant en compte qu’un seul type d’instrumentalisation, comme la “migration artificielle coercitive”, les objectifs peuvent être différents : des demandes claires d’aide financière jusqu’aux demandes plus complexes d’intervention militaire ou d’aide pour renverser un régime.


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Dans votre travail, vous parlez de “migration coercitive” et faites une distinction entre les régimes politiques “initiateurs”, les “provocateurs” et les “opportunistes” en matière de migration. Pouvez-vous nous éclairer sur ces termes ?

Les initiateurs prennent des mesures pour créer ou entraver directement les mouvements transfrontaliers. Ils créent des crises migratoires, ou menacent de le faire. Les agents provocateurs, à l’inverse, prennent des mesures qui mèneront, selon eux, d’autres pays à créer des crises migratoires. Ils sont à l’origine de ces crises de manière indirecte. Les opportunistes ont une position plus passive. Ils ne créent pas de crises, ni directement ni indirectement, mais manipulent ou exploitent les crises déjà existantes.

Au fil des ans, dans un souci de gestion des migrations, l’UE a conclu de nombreux accords avec des pays tiers. L’Europe met en place de nombreuses mesures pour limiter l’entrée sur son territoire, et s'appuie pour ce faire sur des acteurs externes, quels qu’ils soient. Pensez-vous que ces accords encouragent d’autant plus les migrations forcées ?

En effet, la tentative d’externalisation de la gestion des migrations peut se révéler à double tranchant. Conclure des accords peut réduire [le nombre de migrants], et ainsi amoindrir la [visibilité] de la migration irrégulière dans la politique nationale. Cela permet [aux pays qui externalisent la gestion des migrations] d’éviter d’avoir à faire des concessions politiques. Toutefois, les pays “réservoirs” peuvent exploiter eux-mêmes la migration, et l'ont souvent fait. En conséquence, une solution à court terme peut engendrer des problèmes au long terme, car elle crée une réserve grandissante de pays pouvant potentiellement instrumentaliser la migration à leur tour, ainsi qu’un groupe de personnes captives pouvant être transformées en armes politiques.

De plus, pour les démocraties libérales, le prix moral et politique à payer pour s’assurer que les migrants n’entrent pas sur leur territoire peut également être élevé. En allant à rebours de leurs obligations humanitaires et légales, ces pays risquent de renforcer le sentiment anti-immigration de leur population, et de compromettre d’autant plus les valeurs dont les Etats libéraux se revendiquent. Par ailleurs, l’action d’un pays peut entraîner celle des autres en une cascade de mesures anti-immigration à l’opposé des valeurs libérales. En fin de compte, ce nivellement par le bas ainsi que cette tendance à se renvoyer la balle entre pays réduisent rarement la vulnérabilité des Etats à long terme. Ces stratégies ne font que repousser les problèmes à plus tard, où ils ne peuvent qu’empirer. 


Pour les démocraties libérales, le prix moral et politique à payer pour s’assurer que les migrants n’entrent pas sur leur territoire peut également être élevé


Quand on pense à l’instrumentalisation de la migration en Europe, l’image qui vient à l’esprit est celle de pays tiers faisant pression sur les pays européens. Est-ce que l’inverse est possible ?

Certainement. Nous avons pu observer de nombreux cas de pays européens instrumentalisant la migration contre leurs propres voisins européens. En outre, les pays du continent peuvent faire pression sur les pays situés à la périphérie de l'Europe et au-delà, et l'ont déjà fait. Par exemple, la France et l’Italie ont eu de grands désaccords au sujet de réfugiés d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient suite au Printemps arabe. 

Cependant, les pays européens proposent plus souvent des accords aux pays tiers pour les dissuader d’instrumentaliser les migrations. Il s’agit aussi pour eux d’un outil de gestion des migrations sur le continent. Parfois, ces tactiques sont couronnées de succès ; parfois, elles encouragent au contraire les pays partenaires à intensifier leurs efforts et à exiger de meilleurs accords. Peu importe qui met la pression sur qui, ces tactiques ont souvent des répercussions importantes pour les populations déplacées. 

Vous parlez également “d’instrumentalisation de l’instrumentalisation”. Pouvez-vous nous éclairer sur ce terme ? Quels en sont les dangers ?

L'instrumentalisation des migrations est beaucoup plus visible depuis quelques années, particulièrement sa version coercitive. Cela est dû à l’augmentation du nombre de gouvernements qui font usage de cette tactique de manière publique (par opposition à la manière privée, en menaçant directement les responsables du gouvernement). Il en va de même pour le nombre de pays ciblés qui admettent publiquement le chantage qui leur est fait, que ce soit par des amis ou des ennemis.  C’est un véritable changement comparé aux décennies passées.

Cette transparence croissante comporte des avantages comme des inconvénients. D’un côté, les demandes de l’initiateur sont plus crédibles, ce qui peut pousser les gouvernements ciblés à engager des négociations plus tôt, avant la crise – ce qui peut s’avérer très important pour éviter d’énormes crises humanitaires et politiques. D’un autre côté, il peut être opportun d’affirmer qu’un adversaire profère des menaces d’instrumentalisation de la migration : c’est cela que j’appelle “instrumentalisation de l’instrumentalisation”. Cette affirmation peut servir à justifier l’adoption de politiques migratoires anti-libérales et potentiellement illégales. Sans cela, ces politiques rencontreraient peut-être plus d’opposition. Ce que je veux dire, c’est que parfois les politiques affirment souhaiter se “protéger de l’instrumentalisation de la migration” pour ensuite faire adopter des politiques restrictives et/ou détourner l’attention d'actions potentiellement illégales liées à la répression. 

Dans les faits, cela signifie que les gouvernements peuvent utiliser à la fois de vraies et potentiellement fausses menaces d’instrumentalisation afin d’atteindre des objectifs politiques ou pour faire passer des lois. Ces mesures risquent d'affaiblir encore davantage le régime mondial relatif à l'accueil des réfugiés et les normes humanitaires universelles qu'il s'est efforcé d'établir et de consacrer.

Je rajouterai que des rivaux ou des concurrents stratégiques peuvent exploiter davantage “l’instrumentalisation de l'instrumentalisation” en tirant parti du terrain préparé par les responsables des pays qui [se présentent en victimes d’instrumentalisation]. Ils peuvent répandre des rumeurs et de la désinformation dans ces Etats de façon à réduire la confiance des citoyens en leurs propres institutions et en la capacité de leur gouvernement à assurer la sécurité de leur population et de leurs frontières. Cela peut mener à des conséquences néfastes pour la sécurité nationale. 

🤝 Cet article a été publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together.

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