Entretien Guerre en Ukraine

Andreï Kourkov : “Nous avons eu besoin d’une guerre pour montrer que l’Ukraine est différente de la Russie”

Le célèbre auteur et essayiste ukrainien raconte son expérience d’écrivain russophone né en Union soviétique, de la différence entre la littérature et la mentalité ukrainiennes et russes et de l’importance de la langue dans la “russification” forcée de l’Ukraine et l’émancipation du pays par rapport au “monde russe”.

Publié le 11 février 2025

Andreï Kourkov (1961) fait partie des écrivains ukrainiens les plus prolifiques et les plus éclectiques. Il a abordé dans ses ouvrages plusieurs thèmes liés à l’histoire récente de l’Ukraine, en particulier après la révolution orange de 2004. Il est également l’auteur de plusieurs histoires à suspense, dont certaines semblent presque surréalistes, se déroulant dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique.

Andrey_Kurkov_C.Stadler/Bwag

Son roman le plus célèbre est Le Pingouin (Liana Levi, 2000). Il est aussi l’auteur des essais Ukraine Diaries (Vintage Publishing, 2014), Journal d’une invasion (Noir sur Blanc, 2023) et Notre guerre quotidienne (Noir sur Blanc, 2025), qui a remporté le prix Transfuge du livre européen 2024. Cet entretien est une transcription éditée d’une conversation entre Andreï Kourkov et Andrea Pipino lors du festival Internazionale a Ferrara 2024. 

Andrey Kurkov, Andrea Pipino Ferrara 2024

Andrea Pipino: Depuis le début du siècle, vous avez peu à peu endossé le rôle d’ambassadeur de la littérature ukrainienne à l’étranger. Qu’est-ce qui fait la spécificité de la littérature ukrainienne ? Pourquoi, selon vous, cela s’est-il produit, surtout si l’on considère ce qu’il s’est passé en Ukraine après l’invasion russe de 2014 ?

Andreï Kourkov : À vrai dire, j’ai commencé en 1999. À cette époque, les gens ne connaissaient rien de l’Ukraine, à l’exception de Tchernobyl et de la mafia locale. J’ai participé à des centaines et des centaines de présentations de livres et de discussions. Depuis, je me suis habitué à parler davantage de l’Ukraine que de mes livres. Car si on ne comprend pas l’Ukraine, on ne peut pas comprendre mes livres. Même si j’essaie d’écrire des histoires universelles accessibles à tous les lecteurs.

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Le problème de la littérature ukrainienne contemporaine est qu’elle est introvertie. Elle est destinée aux personnes qui en savent déjà beaucoup sur l’Ukraine. Parallèlement, les Ukrainiens se sont toujours sentis offensés que le monde ne les connaisse pas, qu’il ne comprenne pas la différence entre les Russes et les Ukrainiens.

En Europe occidentale, on a souvent tendance à penser que la partie du continent qui faisait autrefois partie de l’Union soviétique est en quelque sorte la “Russie”, mais c’est loin d’être le cas : l’Ukraine, les pays baltes et même les républiques caucasiennes telles que la Géorgie présentent une très forte identité nationale. La situation de ces dernières années, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine, a-t-elle modifié ce point de vue ?

Malheureusement, nous avions besoin d’une guerre pour montrer que l’Ukraine est différente de la Russie, au point que la Russie essaye de détruire l’Ukraine à cause de cette même différence. Il est intéressant de noter que l’agression russe en Géorgie n’a pas suscité d’intérêt culturel dans le pays. Elle n’a pas eu de répercussions sur la traduction de la littérature géorgienne, ni sur la popularité des films géorgiens.

J’aimerais mentionner un pays qui fait partie de l’ancienne Union soviétique, et qui est pour moi l’un des plus intéressants. Dieu merci, il n’y a pas eu de guerre, mais par conséquent personne ne le connaît vraiment : la Lituanie. Il s’agit d’un royaume magique, un tout petit royaume magique avec la même population que Kiev, avec quatre régions différentes, avec une histoire incroyable – le royaume lituanien était le plus grand Etat européen au XIVe siècle. Aujourd’hui, il s’agit toujours d’un pays incroyable, mais il reste largement méconnu, tout comme sa littérature et sa culture.

La majorité des Russes, notamment l’élite, a longtemps montré une réticence ou une incapacité à accepter que les anciennes républiques soviétiques sont des pays à part entière, avec leur propre histoire, leur propre langue et leur propre identité. Est-ce toujours le cas ?

Vladimir Poutine, comme il l’a répété à maintes reprises, pensait que son plus grand drame personnel était l’effondrement de l’Union soviétique, ce qui signifie que son rêve résidait dans la résurrection de l’Union soviétique ou de l’Empire russe post-soviétique. Je ne serais pas assez optimiste pour dire qu’il ne prévoit pas d’attaquer les pays baltes.

Les ambitions impériales russes pour l’Ukraine remontent au début du XVIIIe siècle. En 1709, la célèbre bataille de Poltava en Ukraine a opposé Pierre le Grand et son armée à l’armée ukrainienne de l’hetman Ivan Mazepa et à l’armée suédoise de Charles XII. Pierre le Grand a battu l’armée ukrainienne et les Cosaques ukrainiens, et Ivan Mazepa a fui en Bessarabie, dans les actuelles Moldavie et Roumanie. Il s’agit probablement de la première grande bataille au cours de laquelle la Russie s’est emparée de la quasi-totalité de l’Ukraine. Onze ans plus tard, Pierre le Grand a signé le premier décret allant contre l’identité ukrainienne. Ce texte interdisait la publication de textes religieux en ukrainien. Il comprenait également une clause visant à retirer des églises tous les livres religieux écrits dans cette langue. 

Entre 1720 et 1917, plus de 40 décrets ont été signés par différents tsars russes dans l’objectif de détruire la langue, la culture et l’identité ukrainiennes. La guerre actuelle n’a donc rien de nouveau. La Lituanie a vécu une situation similaire : les Lituaniens avaient le droit d’utiliser leur langue, mais ils n’avaient pas le droit d’utiliser l’alphabet latin. Les documents en lituanien devaient donc être écrits et imprimés en cyrillique, sur décision du Tsar Alexandre II.

Avez-vous toujours eu conscience du caractère unique de la culture ukrainienne ? Vous êtes né à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) et vous avez ensuite déménagé à Kiev.

Je suis né en Russie – en Union soviétique, plus précisément – mais je ne sais pas si je suis russe ou ukrainien. Je n’en suis pas sûr à 100 % car mon père et mon grand-père étaient des Cosaques du Don (Cosaques s’étant installés dans la région du fleuve Don). De nombreux Cosaques du Don sont en fait d’origine ukrainienne, car l’impératrice Catherine II de Russie avait interdit l’hetmanat cosaque ukrainien et avait dit aux Cosaques que s’ils souhaitaient garder leurs armes, leurs fusils, ils devaient s’installer près du Caucase et défendre cette frontière pour l’Empire russe.

Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, j’étais très heureux. Bien entendu, j’ai été choqué par ces événements, mais moins que mes parents, qui ne pouvaient imaginer une vie en dehors de l’Union soviétique ou sans elle. J’étais très heureux car je pensais qu'une fois l’Ukraine libre, il serait bien plus facile de construire un Etat européen indépendant. Cette année-là, je suis devenu politiquement ukrainien, ce qui, à l’époque, signifiait appartenir au segment le plus actif de la société, celui où le groupe ethnique ukrainien dominait.


“Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, j’étais très heureux car je pensais qu’une fois l’Ukraine libre, il serait bien plus facile de construire un Etat européen indépendant”


Depuis 1991, chaque citoyen de l’Ukraine est Ukrainien, qu’il soit d’origine tatare de Crimée, hongroise, russe ou moldave. Nous sommes des citoyens ukrainiens. Il s’agit de mon identité. Le russe est ma langue maternelle. J’ai appris l’ukrainien à 14 ans, dans une école soviétique. Comme j’étais curieux, je ne comprenais pas pourquoi la république s’appelait Ukraine et personne ne parlait ukrainien à Kiev. À l’école, je n’avais qu’un seul ami qui soit issu d’une famille parlant ukrainien.

Après l’université, j’ai travaillé en tant qu’éditeur, travaillant sur des romans traduits en ukrainien à partir de langues étrangères. J’écris moi-même des romans en russe, des ouvrages documentaires en russe, en ukrainien et en anglais, ainsi que des livres pour enfants, pour la plupart en ukrainien.

La langue est devenue un sujet très sensible en Ukraine, un pays où les deux langues étaient utilisées indifféremment jusqu’à l’invasion russe. Ce n’est plus le cas : de nombreux russophones se sont mis à apprendre l’ukrainien et à rejeter le russe. L’ukrainien était-il déjà un marqueur d’identité avant la guerre ? Aujourd’hui, parler cette langue signifie-t-il que l’on est un nationaliste pur et dur ?

Lorsque j’étais étudiant ou élève, si quelqu’un parlait ukrainien à Kiev, on pensait qu’il était soit un paysan, soit un nationaliste. C’était d’ailleurs l’attitude du Parti communiste d’Ukraine : au sein du parti, bien entendu, il y avait des ukrainophones qui étaient communistes, mais ils parlaient également très bien le russe. Le système politique ukrainien est assez anarchique en raison de l’histoire du pays qui, contrairement à la plupart des pays européens, n’a jamais eu de famille royale, mais faisait plutôt partie d’autres empires et royaumes.

📺 Regardez le Live avec Andreï Kurkov sur la guerre, la langue et la littérature en Ukraine

Lorsque l’Ukraine était un territoire indépendant dirigé par les Cosaques avant 1654, ces derniers élisaient un hetman, qui était le chef de l’armée et du territoire. Même à cette époque, les Ukrainiens étaient indépendants sur le plan politique et très déterminés. Je suppose que tout le monde parlait ukrainien. Mais en 1654, l’hetman Bogdan Khmelnitski a demandé au tsar russe de l’aider dans le cadre de la guerre contre la Pologne. Cela a signé la fin de l’indépendance ukrainienne.

Par la suite, le Kremlin a publié plus de 40 décrets pour dompter l’identité ukrainienne, et ce n’est qu’après 1991 que la langue ukrainienne s’est mise à regagner les territoires ukrainiens d’où elle avait été chassée.

Contrairement à la Russie, qui a toujours été une monarchie et où les habitants aiment le tsar et attendent de lui qu’il organise leur vie, l’Ukraine présente une longue tradition d’une forme de démocratie. Par conséquent, nous avons aujourd’hui plus de 300 partis politiques, car chaque Ukrainien qui se lance en politique souhaite créer son propre parti. Ces partis ne sont pas idéologiques, ils représentent des groupes d’intérêt ou des personnalités. Lorsque l’Ukraine a retrouvé son indépendance, les hommes politiques ont dû diviser la société afin d’obtenir leur part de l’électorat. La division la plus simple a été celle entre les russophones et les ukrainophones.

Les partis les plus actifs à l’Est ont donc promis aux électeurs de faire du russe la deuxième langue officielle, tandis que ceux actifs à l’ouest ont promis aux électeurs d’interdire le russe et de faire de l’ukrainien la seule langue en Ukraine. Bien entendu, la Russie a soutenu les partis pro-russes. La Russie a essayé de forcer les dirigeants et les hommes politiques ukrainiens à accepter le russe comme deuxième langue officielle, car il aurait été alors bien plus facile de réintégrer l’Ukraine dans l’Empire russe, comme cela fut le cas pour la Biélorussie.

En Biélorussie, seuls 25 % des habitants parlent biélorusse, et la plupart des auteurs écrivent désormais en russe. Les écrivains et poètes politiquement et culturellement actifs qui écrivaient en biélorusse sont aujourd’hui réfugiés en Lituanie et en Pologne, car ils sont considérés comme dangereux par le régime d’Alexandre Loukachenko.

Depuis 2005, la Russie a déclaré à plusieurs reprises qu’elle souhaitait défendre les russophones en Ukraine. Résultat : de nombreux Ukrainiens russophones ont été tués par des Russes dans le Donbass, à Marioupol, à Odessa, à Kharkiv, à Boutcha et à Kiev.


“La langue ukrainienne est bel et bien un marqueur de l’identité ukrainienne, ou du moins du patriotisme ukrainien”


Depuis le XVIe siècle, le russe est utilisé comme un instrument pour modifier la mentalité individualiste des Ukrainiens et en faire des Russes. Lénine n’a jamais fait confiance aux Ukrainiens et ne s’est jamais rendu à Kiev, bien que sa sœur y ait vécu. Cette même mentalité individualiste a empêché les Ukrainiens de rejoindre les fermes collectives dans les années 1920, ce qui a conduit les Soviétiques à déporter massivement les paysans ukrainiens en Sibérie et à créer la famine de 1932-1933 qui a provoqué la mort d’au moins 3,5 millions d’Ukrainiens.

À l’époque soviétique, cette mentalité n’a survécu qu’en Ukraine occidentale, qui n’a fait partie de l’Union soviétique qu’après la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, elle faisait partie de la Pologne.

Je pense donc qu’il est juste d’affirmer que la langue ukrainienne est bel et bien un marqueur de l’identité ukrainienne, ou du moins du patriotisme ukrainien. Bien entendu, les gens sont libres de parler d’autres langues chez eux, dans la rue, etc. – qu’il s’agisse du tatar, du hongrois, du gagaouze, etc. – mais lors de situations officielles, on attend d’eux qu’ils s’expriment exclusivement en ukrainien. Il en va de même pour l’université : les cours sont censés être donnés en ukrainien – une langue que Catherine II de Russie avait bannie des universités en 1763.

Pensez-vous qu’après la guerre, l’Ukraine restera un pays multilingue d’une certaine manière ?

Les langues minoritaires seront parlées et utilisées sans problème, à l’exception du russe. La société est fortement traumatisée par la guerre ; les tombes couvrent le sol de chaque village, chaque ville. Pour l’instant, tout ce qui touche de près ou de loin à la Russie est détesté et inacceptable ; les librairies refusent de vendre des livres en russe : les Ukrainiens ont également cessé de regarder YouTube en russe et d’écouter du rock et de la musique classique russes.

Lorsque j’avais onze ans, on m’a demandé à l’école si je préférais apprendre l’anglais ou l’allemand comme langue étrangère. C’était en 1972 et je me souviens avoir répondu : “Je n’apprendrai jamais l’allemand parce que les Allemands ont tué mon grand-père”. J’ai appris l’allemand à l'âge de 37 ans. Il est difficile d’affirmer qu’une certaine langue ne sera plus jamais parlée, car rien n’est figé ; aujourd’hui, j’ai beaucoup d’amis allemands et je me rends régulièrement en Allemagne. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que la culture, la langue et la littérature russes connaissent une évolution positive en Ukraine dans les 20 prochaines années.

Cette attitude se reflète dans la réticence de certains Ukrainiens à affronter l’opposition russe et à coopérer avec elle. La société civile ukrainienne est divisée sur ce sujet sensible. Quelle est votre position ?

Actuellement, 99 % des intellectuels ukrainiens pensent qu’il ne faut pas se trouver sur la même scène qu’un Russe, même s’il est anti-Poutine. Ces trois dernières années, j’ai organisé deux événements publics avec des écrivains et des journalistes d’origine russe : avec Mikhaïl Chichkine, originaire de Suisse, que je connais depuis de nombreuses années, et il y a un an au Canada avec Masha Gessen, qui a émigré de Russie aux Etats-Unis à l’âge de huit ans. En raison de l’événement public avec Masha Gessen, j’ai été “annulé” (“cancelled”, en anglais). Je sais donc quelle sensation ça fait.

Je pense que vous devriez chercher dans l’opposition russe ceux qui sont réellement capables d’influencer la société civile. Et vous devriez leur parler. Mais encore une fois, 99 % des intellectuels ukrainiens diraient qu’il s’agit d’une trahison et qu’ils ne permettraient jamais cela.

Vous avez expliqué que les Ukrainiens ont toujours eu une attitude méfiante à l’égard du pouvoir et de l’Etat, ce qui pourrait expliquer les révoltes régulières contre leurs dirigeants, notamment les deux révolutions les plus récentes : la révolution orange de 2004-2005, qui a porté au pouvoir le pro-occidental Viktor Iouchtchenko, et l’Euromaïdan de 2013-2014, qui a renversé le président pro-russe Viktor Ianoukovytch. D’où cela vient-il ?

Il existe une différence de mentalité : pour les Russes, la stabilité est plus importante que la liberté. Au cours des 22 années de la présidence de Vladimir Poutine, les Russes ont renoncé à leurs libertés pour vivre dans une société stable, pour être passifs, pour se voir promettre des salaires et des revenus élevés. Pour les Ukrainiens, la liberté est plus importante que la stabilité. L’Ukraine n’a jamais été un pays stable, à l’exception de quelques années à l’époque de l’Union soviétique.

Pour les Ukrainiens, la liberté politique et l’expression politique sont plus importantes que la stabilité ou les revenus. Ils peuvent donc risquer la paix dans la société en défendant leurs idées jusqu’au bout, comme ce fut le cas lors de la révolution orange et de l’Euromaïdan.

La plupart de vos livres s’inscrivent dans des périodes de crise et de chaos, telles que les années 1990 après l’effondrement de l’Union soviétique. Ces années ont été marquées par la pauvreté et la crise du système politique – deux éléments que la Russie et l’Ukraine, ainsi que de nombreux autres pays du bloc soviétique, avaient en commun – et ont conduit à un revanchisme qui a façonné le régime de Vladimir Poutine. Est-il vrai que les ressentiments accumulés durant ces années ont alimenté une attitude nationaliste, chauvine et anti-occidentale dans l’opinion publique russe ? Pourquoi un tel phénomène s’est-il produit en Russie, et non pas en Ukraine ?

La Russie et l’Ukraine ont pris des chemins différents après 1995-1996. Avant cela, elles avaient toutes deux survécu dans une sorte de crise criminelle : les structures sociales avaient disparu, les gens n’avaient pas d’argent, la police ne voulait pas travailler et avait été remplacée par la mafia. Si vous aviez un problème, vous n’alliez pas voir la police. Vous vous adressiez au chef de la mafia locale, en expliquant ce qu’il s’était passé et il essayait de vous aider s’il estimait que vous aviez raison.

Mais c’était aussi l’époque du capitalisme sauvage. Les gens prenaient des risques pour s’enrichir. Certaines personnes, des ex-communistes, étaient déjà riches, et ont donc essayé de s’enrichir légalement. Le rêve américain avait gagné l’Union soviétique et tout le monde voulait devenir riche. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, ce rêve américain était toujours dans la tête des Russes, tandis que l’Ukraine était gagnée par le rêve européen. Les Ukrainiens pensaient que l’Europe était stable. Ils voulaient un pays stable, dépourvu de corruption, où la police fonctionne, etc. C’est pourquoi il n’y avait pas de sentiment anti-occidental en Ukraine. Le pays se trouvait déjà à l’ouest. En Russie, de nombreuses personnes souffraient à cause des nouveaux oligarques. Le clergé orthodoxe russe s’est alors efforcé de créer un sentiment anti-occidental et anti-européen, ce qu’il a d’ailleurs réussi.


“Lorsque l’URSS s’est effondrée, ce rêve américain était toujours dans la tête des Russes, tandis que l’Ukraine était gagnée par le rêve européen”


Ils ont créé une sorte d’Eglise orthodoxe russe fondamentaliste, soutenue par l’Etat, qui soutenait celui-ci en retour. L’Eglise, qui à l’époque soviétique était liée au KGB, est désormais liée au FSB, son successeur direct. Tous deux ont créé cette société chauvine, disant aux Russes qu’ils étaient le peuple le plus spirituel et le plus moral, tandis que tous les autres peuples étaient gays, homosexuels, immoraux, corrompus, etc. Ce n’était pas le cas en Ukraine. 

En Ukraine, il est impossible d’imposer un point de vue politique à un ensemble de citoyens, car chacun a ses propres idées. Il s’agit d’une mentalité différente.

Lorsque l’invasion a commencé, vous et votre famille avez quitté Kiev pour Oujhorod, et depuis vous faites des allers-retours entre Kiev et les pays occidentaux pour donner des conférences et tenir des discours. Avez-vous pu continuer à écrire durant cette période ? Si oui, votre approche de l’écriture a-t-elle changé ? Avez-vous déjà songé à arrêter d’écrire des romans en russe ?

J’ai continué à écrire car mon éditeur anglais m’a demandé d’écrire un troisième livre documentaire sur la situation actuelle en Ukraine. J’écris des ouvrages documentaires en ukrainien et en anglais, mais j’ai décidé de continuer à écrire mes romans en russe, car il s’agit de ma langue maternelle. Pour écrire des textes littéraires, il faut avoir une bien meilleure connaissance de la langue que celle que j’ai de l’ukrainien. Je sais que de nombreux intellectuels ukrainiens ont désapprouvé ce choix et ont essayé de me faire dire que je n’écrirai plus jamais en russe.

L’un des meilleurs écrivains ukrainiens de langue russe, Volodymyr Rafeienko, est originaire de Donetsk (dans la partie de l’Ukraine occupée par la Russie). Lorsque les Russes sont arrivés, il a perdu sa maison et son travail. Il a déménagé dans la région de Kiev, dans la maison de l’écrivain ukrainophone Andriy Bondar près de Boutcha, où il a failli être tué par les Russes lors de l’occupation. Il a alors décidé qu’il n’écrirait plus jamais un seul mot en russe, et ses amis ukrainophones se chargent d’éditer ses textes en ukrainien. Je suppose donc qu’il ne reviendra jamais au russe. Je pense que je ferais la même chose à sa place.

Où la société ukrainienne puise-t-elle cette force de résistance qui permet aux gens d’essayer de continuer à vivre une vie normale ? Est-il possible d’affronter collectivement les blessures et les traumatismes de la guerre ?

La guerre a commencé en février 2014, ce qui signifie que les enfants ukrainiens nés après 2014 n’ont jamais vécu dans une Ukraine en paix. Il est clair que la situation s’est dégradée à partir de 2022, et depuis, les enfants se sont habitués à dormir dans des stations de métro, dans des abris anti-bombes, à ne pas aller à l’école, à se contenter de suivre des cours en ligne. Je pense que la société ukrainienne paiera le prix fort pour cette guerre sur le plan éducatif. Il en va de même pour les universités. La société est définitivement traumatisée et radicalisée. En même temps, les gens essayent de vivre comme ils le faisaient avant la guerre. La principale différence est qu’il est impossible de dormir. Si vous vivez dans une grande ville, vous ne pouvez pas dormir la nuit car il y a des sirènes de 23 heures à 9 heures du matin ; il y a régulièrement des explosions et les canons anti-aériens se déclenchent. À Kiev, nous ne dormons pas. Nous sortons régulièrement dans les couloirs pour nous tenir éloignés des fenêtres. Le matin, dans les cafés, les yeux sont rouges et les visages fatigués. Mais les gens essaient de sourire, poussés par une sorte d’esprit un peu macho. Si vous demandez à une personne : “Comment allez-vous ?”, elle répondra probablement : “Ça va, Ça va”. Elle ne vous dira jamais ce qu’elle ressent vraiment. Psychologiquement, c’est très épuisant.

L’Ukraine d’aujourd’hui est très différente de celle de 2021, car nous avons plus de sept millions de réfugiés qui vivent à l’étranger. Plus de 400 000 enfants ukrainiens sont scolarisés ailleurs en Europe. Je ne sais pas si beaucoup d’entre eux reviendront avant d’avoir obtenu leur diplôme, ni même s’ils reviendront tout court. Nous avons près de six millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, dont les maisons ont été détruites par les bombes et les roquettes russes. Et la moitié des Ukrainiens vivent encore probablement dans leurs propres maisons et appartements, comme nous à Kiev.

🤝 Cet article a été publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together.

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