Idées Lettres sur la démocratie | 2

Cher Arnon, donnons à cette Europe qui est la nôtre l’âme qu’elle mérite 

En réponse à la lettre de l’écrivain néerlandais Arnon Grunberg comparant l’Europe à un “club échangiste”, son homologue slovène Drago Jančar souligne quant à lui la nécessité de renforcer la compréhension et l’empathie entre Européens. En argumentant que la littérature permet de donner un aperçu des problématiques sociales et politiques, il s’interroge sur l'avenir de l’Europe et sur la réelle signification de ses valeurs.

Publié le 30 mai 2023 à 19:09

Cher Arnon,

Merci de nous rappeler, en ces temps incertains, cette guerre passée et le peuple de Sarajevo, qui s’est souvent senti isolé et oublié par l’Europe et le monde entier pendant ses nombreuses années de siège. Aujourd’hui, tout semble différent pour l’Ukraine, et nous observons une solidarité bien plus grande. Toutefois, c’est aux habitants des villes occupées, réveillés par les sirènes, qu’il revient de dire si cette solidarité est réellement ressentie. Oksana Zaboujko est sans aucun doute la personne la mieux placée pour en parler dans notre débat.

Moins d’un an après la mise en scène d’En attendant Godot par Susan Sontag à Sarajevo, je me suis moi-même rendu dans cette ville assiégée. Je faisais partie d’un groupe de quatre écrivains venus à Sarajevo afin d’exprimer notre solidarité envers nos confrères locaux, qui vivaient alors dans une ville exposée aux bombardements incessants venant des collines voisines. Mais nos collègues avaient besoin d’aide financière plutôt que d’amitié et de gentillesse.

Nous avions donc caché des liasses de billets de banque sous nos gilets pare-balles – des fonds considérables, levés par l’association d’écrivains PEN International dans le but de rendre la vie des auteurs bosniens plus facile. La situation n’avait pas été facile pour eux : l’un d’entre eux avait dû brûler la quasi-totalité de sa bibliothèque afin de se chauffer, lui et sa famille, durant l’hiver glacial à Sarajevo alors que l’électricité et le chauffage ne fonctionnaient plus.

Susan Sontag à Sarajevo

Nous, un groupe improbable d’écrivains-voyageurs portant des casques militaires et des gilets pare-balles, avions tous les quatre étés touchés par les questions de civilisation et de barbarie en Europe qu’avait soulevé Susan Sontag ici, à Sarajevo. Nous sommes arrivés sur place dans un avion de transport militaire, et avons découvert un aéroport entouré de hautes fortifications, de barbelés, et protégé par des mitrailleuses. Nous avons été accueillis par un panneau plutôt ironique du pont aérien de la FORPRONU [Force de protection des Nations unies, ndlr], intitulé Maybe Airlines. Sur la petite bande de terre qu’il nous a fallu franchir pour quitter l’aéroport, les Casques bleus français avaient planté un panneau ramené de Paris, sur lequel on pouvait lire “Champs-Elysées”.

Alors que les gens mouraient sous les tirs et les bombardements et qu’ils étaient privés de tout, au bord de la famine, la volonté de vivre était souvent portée par un humour plutôt noir, et par l’espoir que l’Europe, phare de la civilisation, vienne à la rescousse. En attendant Godot ? Un chauffeur de taxi, alors devenu spécialiste pour éviter les rues ciblées par les tireurs embusqués au sommet des collines, m’avait expliqué qu’il conduisait son taxi le jour, et qu’il passait ses nuits accroupi avec son fusil, dans les lignes de défenses au-dessus de la ville. “C’est là que j’attends mon Godot”, avait-il plaisanté.


La vie passée en partie sous une dictature communiste, qui a amené avec elle ses pompeuses illusions d’égalité sociale, diffère en tout point de celle n’ayant connu que la démocratie parlementaire et le capitalisme


Susan Sontag, arrivée à Sarajevo depuis New York, était sans doute mieux placée pour comprendre le paradoxe entre les accomplissements sociaux et culturels incroyables de l’Europe et les brutaux fantasmes nationalistes et idéologiques qui s’y jouèrent au XXe siècle inauguré, en 1914, par le célèbre assassinat de Sarajevo.

Peut-être l’avait-elle mieux compris que nombre d’Européens. Et je constate que vous aussi, Arnon, le comprenez très bien. C’est évident, puisque vous êtes écrivain, et que parler de bien, de mal, de lumière et d'obscurité fait partie de votre travail. Tout comme la civilisation et la barbarie, ces concepts ne sont pas seulement inhérents aux nations mais également aux individus. Je crains cependant que beaucoup d’Européens, si ce n’est la majorité, sont enclins aux préjugés et à la simplification.

Les tribus d’Europe

En février 1993, j’étais invité à Paris pour participer à un débatd’écrivains, d’intellectuels, de politiques, de plasticiens, venus de toute l’Europe” comme le mentionnait l’invitation. Cette rencontre devait concerner les changements impressionnants que l’Europe avait connus après les violents bouleversements politiques et sociaux en Europe de l’Est : la chute du mur de Berlin, de l’Union soviétique, et de la guerre en Yougoslavie. En arrivant au Palais de Chaillot, je découvrais, déployée sur les grandes fenêtres, une banderole géante sur laquelle on distinguait la silhouette de la tour Eiffel en arrière-plan et sur laquelle on pouvait lire : “Les tribus ou l’Europe ?”.

Les tribus ou l’Europe ? Je comprenais immédiatement que j’avais été invité à cet événement en tant que représentant de la partie tribale de l’Europe. Vraisemblablement, pour les organisateurs de ce grand débat, la désintégration économique et sociale des sociétés communistes après les insurrections, la chute de l’Union soviétique et la dislocation de la Yougoslavie (où les luttes nationalistes et en partie religieuses faisaient rage) n’étaient autres qu’un chemin dangereux vers l’émergence de sociétés tribales ; de la barbarie. Un philosophe français et un essayiste polonais s’étaient tous deux d’emblée opposés à cette réduction. Toutefois, le débat qui avait suivi avait suscité de nombreux espoirs d’Europe unie, tolérante, solidaire, et respectueuse des droits de l’Homme.


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 Je n’ai jamais oublié cette question inscrite sur la banderole du Palais de Chaillot, qui m’est revenue comme un éclair bien des années plus tard, au début du nouveau siècle, du nouveau millénaire, lorsque le “big bang” a amené avec lui une unification formelle, ou devrais-je plutôt dire une incorporation des pays d’Europe de l’Est à Europe de l’Ouest.

Je me dis souvent que ce processus d’intégration n’a pas aidé à mieux comprendre la façon dont les Européens de l’Est vivent vraiment. L’expérience d’une personne ayant passé une grande partie de sa vie à Lyon ou Gand, par exemple, diffère largement de celle d’une personne ayant vécu à Prague ou Vilnius. La vie passée en partie sous une dictature communiste, qui a amené avec elle ses pompeuses illusions d’égalité sociale, diffère en tout point de celle n’ayant connu que la démocratie parlementaire et le capitalisme. Trente ans plus tard, le mur de Berlin tient toujours dans l’esprit de nombreux Européens.

Faire la leçon aux sociétés de l’Est

Le poète polonais Czesław Miłosz en parle de manière saisissante. Pour citer son livre Une autre Europe (éd. Gallimard, 1980) : “La pomme en rotation qu’est la Terre est minuscule, et plus aucun lieu n'y est inconnu. Mais venez ici, en Europe, depuis l’une de ses provinces orientales ou méridionales où ne vont que rarement les voyageurs, et vous voilà déjà un étranger, arrivé du septentrion dont on sait seulement qu’il y fait froid.”

Nombreux sont ceux qui, à l’Ouest, pensent encore devoir pointer du doigt les sociétés d’Europe de l’Est et leur faire la leçon sur la démocratie et l’Etat de droit. À l’Est, en revanche, nombreux sont ceux dont les espoirs ont été balayés après avoir réalisé que l’intégration à l’Union européenne ne ferait pas passer leur vie de la misère à la prospérité du jour au lendemain. Ils ont grandi des années durant dans l’utopie d’un communisme qui ne s’est jamais concrétisé.

Lorsque l’utopie s’est finalement effondrée, ils se sont immédiatement raccrochés à une autre illusion : l’Europe. La prospérité, la démocratie, la Vallée du Paradis ; tout leur serait offert, comme ça. Seulement, rien ne vient jamais naturellement. Comme je l’ai moi-même un jour expliqué, “nous avions rêvé de démocratie, mais nous sommes réveillés avec le capitalisme” – et sous une forme relativement impitoyable, puisque toutes les sociétés d’Europe de l’Est ont dû faire face à des problèmes de transition : privatisation, fractures sociales, influence de puissants groupes de nouveaux riches sur la politique, les médias et sur d'autres milieux.

En Allemagne, que vous connaissez manifestement très bien et que vous appréciez grandement, les personnes ayant vécu en RDA sont toujours appelées “Ossis”, soulignant la différence, pas forcément positive, avec les personnes ayant vécu à l’Ouest et surnommées quant à eux “Wessis”. Peut-être, Arnon, certains trouveront-ils votre affection pour les Allemands un peu étrange, surtout s’ils sont originaires d’un endroit qui a, pour le dire gentiment, partagé une mauvaise expérience avec eux par le passé. Je peux néanmoins vous comprendre, dans une certaine mesure.

Savoir ce que la démocratie n’est pas

Ce sont peut-être les Allemands qui comprennent aujourd’hui le mieux l’idée européenne. Quiconque souhaite comprendre l’Europe devrait faire un tour dans les musées berlinois du XXe siècle, ou bien s’entretenir avec des Allemands cultivés qui, grâce à leur expérience de la vie sous deux dictatures, ont su dépasser les folies nationalistes et idéologiques. Heiner Müller le décrit bien dans son autobiographie, sous-titrée “Guerre sans bataille. La vie sous deux dictatures”.

C’est alors une bonne idée que de s’éduquer au moins un peu sur l’histoire de l’Europe afin de pouvoir contempler son futur. Ce n’est que lorsque l’on sait ce que la démocratie n’est pas que l’on peut comprendre vraiment ce qu’elle est, ou ce qu’elle devrait être.

En tant qu’écrivains, nous préférerions que les gens s’intéressent davantage à notre littérature qu’à nos interventions publiques sur des questions sociales. Parfois, cela n’est tout simplement pas possible. C’est durant les guerres de Yougoslavie que fut publiée ma première grande traduction en allemand, le roman La Fuite extraordinaire de Johannes Ott (éd. Phébus, 2020). Quelle émotion pour un écrivain relativement jeune ! Le livre avait été magnifiquement conçu et l’auteur avait préparé plein de belles choses à dire sur ce dernier pour une interview (si quelqu’un devait être intéressé, ce qui j’espérais être le cas).

À la foire du livre de Francfort, les lumières restèrent allumées toute la journée, les caméras de télévision tournées vers le stand d’un éditeur autrichien qui publiait également des livres d’écrivains serbes et croates, alors que nous expliquions notre point de vue sur la guerre. Mon magnifique livre resta invisible sur la table et presque personne ne le regarda. À la fin de la journée, alors que les éditeurs remballaient leurs stands et que l’on éteignait les lumières, une journaliste d’une radio allemande vint me voir. “Madame”, lui dis-je, “Auriez-vous la gentillesse de me poser des questions sur ce livre tout juste publié ?” La femme me sourit amicalement. “Bien sûr”, dit-elle. “Dites-moi.” Après m’avoir écouté parler pendant quelques minutes, elle me répondit “Très bien. Mais j’aimerais vous demander : en faisant sécession, la Slovénie a-t-elle causé la guerre en Yougoslavie ?”

L’avenir comme liste des vœux

À quel moment cessons-nous d’être des artistes pour devenir des vulgarisateurs sociaux et politiques peut-être un poil plus pertinents ? Je pense que nos livres peuvent souvent apporter des explications sur les circonstances sociales et les erreurs humaines derrière les crises majeures (à condition d’être lus, bien sûr).

L'avenir ? Il ne pourrait être qu’une liste de vœux. Pour l’instant, il est bon de savoir pourquoi et comment nous en sommes arrivés à l’Europe actuelle. Pour l’heure, comprendre que nous en sommes arrivés à ce stade en passant autant par les sommets de la civilisation que par les abîmes de la barbarie est une bonne chose. Il est bon de savoir que, du moins selon moi, le siècle des Lumières fut le tournant qui a instillé dans les sociétés européennes les concepts sociaux et culturels les plus significatifs, nous permettant aujourd’hui de parler de démocratie libérale, d’ouverture, de solidarité, de tolérance.

Evidemment, l’Europe de demain ne sera pas celle d’aujourd’hui. Les générations grandissent, et élargissent les horizons de la compréhension de ”l’autre” et de “l’inclusivité”, quel que soit le sens que l’on donne à ces termes. Et bien sûr, qui de mieux que l’écrivain pour comprendre cette réalité ? Mais les Lumières, avec les droits humains, ont établi un cadre et des restrictions à la démocratie libérale qui en découle aujourd’hui. Cette structure n’est pas un espace illimité d’expérimentation sociale arbitraire, mais incarne l’Etat de droit, la laïcité, la liberté d’expression – cet ensemble de règles rendant la vie en commun supportable. Ces facteurs devront également être respectés à l’avenir si l’on ne veut pas se retrouver, comme cela a pu être le cas tant de fois dans l’histoire de l’Europe, au milieu d’expériences sociales violentes dans lesquelles nous nous prenons à la gorge les uns les autres.

Lorsqu’il nous vient à l’idée de parler de la vieille Europe fatiguée, des labyrinthes parfois inutiles de sa bureaucratie, de l’égoïsme et de l’intolérance manifestés lorsque des penseurs en colère prévoient son déclin, rappelons-nous pourquoi, après tout, tant de personnes au-delà de ses frontières souhaitent y vivre. Demandons ax Ukrainiens pourquoi ils sont prêts à se battre pour une telle existence. Se pourrait-il que les valeurs européennes soient plus évidentes et mieux comprises au-delà de ses frontières plutôt qu’en son sein même ?

L’âme de l’Europe

L’un des concepteurs de cette Europe pragmatique dans laquelle nous vivons aujourd’hui et nous sentons bien – et que tant de personnes au-delà de nos frontières trouvent si attrayante – était Jacques Delors, architecte de l’intégration européenne. Il a pu constater au début des années 1990 que l’unification politique et économique ne suffirait pas à assurer la pérennité du continent à elles seules. Comme effrayé par son propre pragmatisme, il s’est un jour écrié que l’Europe avait besoin d’une “âme”.

Même pour un écrivain, la notion “d’essence de l’Europe” sonne un peu faux. Mais l’art, et surtout la littérature, souvent critique, ambigu, incertain, gênant, n’est-il pas l’âme européenne même, celle qui reflète ce qui se passe à l’intérieur de chaque conscience : des moments de joie, de tristesse, d’exaltation, de désespoir, d’amour propre, mais aussi de mauvaise conscience, celle qui nous tient inlassablement éveillés la nuit quand nous ressassons nos erreurs passées ?

Il va sans dire que je ne dirai pas de nos livres qu’ils sont des manuels de compréhension et de tolérance. “Tout art est parfaitement inutile”, disait sarcastiquement Oscar Wilde. Néanmoins, je me dis humblement que pour ceux qui veulent les lire, nos ouvrages peuvent, à leur manière, répondre à la question de savoir qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons. En tant qu’individus, mais aussi en tant que communauté unie dans toute sa diversité.

Amicalement, Arnon ; à bientôt à Amsterdam.

Drago Jančar

Cette lettre fait partie des "Lettres sur la démocratie", un projet du 4e Forum sur la culture européenne qui aura lieu en juin 2023 à Amsterdam. Organisé par De Balie, le Forum se concentre sur la nature et l'avenir de la démocratie en Europe. Il réunit des artistes, des activistes et des intellectuels pour explorer l’idée de démocratie en tant qu'expression culturelle plutôt que politique.
Pour les Lettres sur la démocratie, cinq écrivains envisagent l'avenir de l'Europe dans une chaîne de cinq correspondances initiée par Arnon Grunberg. Les écrivains – Arnon Grunberg, Drago Jančar, Lana Bastašić, Oksana Zaboujko et Kamel Daoud – se réuniront à l’occasion du Forum, dans une conversation sur l'Europe qui nous attend et le rôle que tiendra l'écrivain dans celle-ci.

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