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Lea Vajsova : “Il y a une nouvelle vague de féminisme en Bulgarie”

La Bulgarie connaît aujourd’hui une grande effervescence du féminisme et des luttes des femmes, et ce malgré un environnement politique et social hostile et toujours attaché aux valeurs patriarcales, comme en témoigne l'opposition de Sofia à la ratification de la Convention d'Istanbul contre la violence à l'égard des femmes et les manifestations qui ont secoué le pays au mois d’août. Entretien avec la sociologue bulgare Lea Vajsova.

Publié le 29 août 2023 à 16:11
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Lea Vajsova

Lea Vajsova est professeure assistante à l'université de Sofia, spécialisée en sociologie. Elle s'intéresse principalement à la théorie critique et aux mouvements sociaux. Elle est également membre du collectif féministe de gauche LevFem.

Comment la situation des droits des femmes en Bulgarie a-t-elle évolué ces dernières années ? Il semble que tout ce qui se passe aux Etats-Unis a un impact significatif sur la Bulgarie et sur les personnes au pouvoir.

J'ai tendance à être d’accord sur le fait que les débats et les questions politiques américains ont un impact sur ceux de l'Europe et de la Bulgarie en particulier, mais avec quelques réserves. Le discours mondial n'est pas seulement américain, et l'influence ne va pas que dans un sens. Pendant le mandat de l'ancien président républicain Donald Trump, divers porte-parole d'organisations conservatrices et/ou de personnalités politiques conservatrices du pays, qui se tournent régulièrement vers les Républicains, ont certainement gagné en assurance et, pendant une courte période, ont été plus présents dans notre espace public. En fait, il me semble que c'est l'une de leurs caractéristiques – l'assimilation des idéologies républicaines américaines et de celles de l'extrême droite européenne. Ils se comportent comme si le contexte était exactement le même là-bas et en Bulgarie.

Nous assistons à un paradoxe : les nationalistes prétendent qu'il existe une élite cosmopolite qui tente de détruire l'Etat-nation, alors qu'en réalité, ce sont les porte-parole conservateurs qui empruntent ces sujets de discussion, par exemple aux États-Unis, et les imposent dans un contexte local.

En un sens, ils se comportent comme des mondialistes. La sociologue Mila Mineva analyse ce phénomène en détail. Mais bien sûr, Trump n'est pas le seul facteur.

N'oublions pas que la crise syrienne a fait déferler sur l'Europe un sentiment anti-immigrés. Malheureusement, cela a légitimé l'extrême droite, qui a pris pied dans un certain nombre de gouvernements européens. Par exemple, en 2016, l'extrême droite bulgare a introduit la "loi sur la burqa", avec laquelle elle espérait créer le  chaos comme on a pu le voir en France.

Pour expliquer comment les voix conservatrices deviennent suffisamment puissantes pour imposer un débat à un moment donné et deviennent soudainement marginales à un autre, il ne suffit pas de regarder qui est à la Maison Blanche. Nous devons réfléchir aux grands récits mondiaux actuels, qui prennent de plus en plus d'ampleur.

Selon les époques, différentes questions sociales sont mises en avant. Par exemple, la violence domestique semblait être un problème plus important il y a quelque temps. Aujourd'hui, on en parle moins. Mais y a-t-il des problèmes de société qui reviennent sur le devant de la scène ?

Pour développer votre observation, j'aimerais partir du moment où le collectif féministe LevFem est né, à savoir en 2018. Cette période a été marquée par des débats sur la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes, dite Convention d'Istanbul. Ce document a finalement été rejeté en Bulgarie car jugé inconstitutionnel. L'extrême droite – à l'époque menée par les Patriotes unis (OP) et le Parti socialiste bulgare (BSP) en la personne de son leader Korneliya Ninova – a lancé une campagne contre les femmes et la communauté LGBTI+. C'est ce qui nous a poussées à rejoindre le mouvement social des femmes.

Dans presque tous les manifestes des principaux partis politiques, on trouve des mesures visant principalement à encourager les femmes à avoir des enfants. Sont clairement concernées les femmes blanches, hétérosexuelles et appartenant à la classe moyenne, qui sont censées produire la main-d'œuvre disciplinée de l'avenir. Heureusement, une version plus radicale de ce conservatisme, qui aurait inclus une interdiction de l'avortement, n'a pas fait son chemin en Bulgarie.

Dans le même temps, le mouvement féministe de notre histoire post-socialiste récente a donné la priorité au problème de la violence domestique. L'activisme des ONG de femmes en Bulgarie, analysé par Maria Ivancheva, a commencé avec la quatrième conférence mondiale sur les femmes à Pékin en 1995. Elles ont initié la loi sur la protection contre la violence domestique (PDVA). Les années 1990 ont vu l'émergence du concept des "droits des femmes" et des "droits des enfants", conceptualisés en termes de violence domestique et de traite des êtres humains. Le cadre général des travaux sur ces questions est fourni par le concept des droits de l'Homme. Au début des années 2000, grâce au lobbying des ONG de femmes, de nouvelles lois ont été adoptées : la loi sur la protection de l'enfance (2000), la loi contre la traite des êtres humains (2003) et la loi sur la protection contre la discrimination (2004). Mais en fin de compte, c'est la question de la violence domestique qui a été la plus importante pour l'espace féministe en Bulgarie depuis 1989.


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Mais LevFem a été confronté à un autre problème au sein du mouvement des femmes : peu de voix s'exprimaient clairement sur les inégalités socio-économiques d'un point de vue féministe, ou sur les problèmes liés au fait d'être une femme et d’être la personne en charge de sa famille.

C'est un problème parce que, pendant le débat sur la Convention d'Istanbul, nous avons vu l'insistance des conservateurs à propos de la "famille chrétienne traditionnelle" comme une métaphore qui masquait un processus de re-traditionalisation résultant du démantèlement de l'Etat-providence. L'Etat-providence a joué (et jouait déjà avant 1989 dans la Bulgarie socialiste) un rôle important dans la réalisation de l'émancipation et de l'égalité des femmes.

Par exemple, nous avons des industries entièrement féminisées qui sont absolument cruciales – la santé, l'éducation, les services sociaux et l'industrie textile – et où la main-d'œuvre est la moins bien payée et les conditions de travail sont médiocres. Ce n'est pas une coïncidence si des infirmières ont fait grève : elles ne se battent pas seulement pour une augmentation de leurs salaires, mais aussi pour critiquer la subordination des soins de santé à la logique du marché et à la marchandisation.

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