Tony Blair à Blackpool, au Royaume-Uni, mai 2006 (AFP)

Blair aveuglé par les Lumières

Devant la commission Chilcot, le 29 janvier, Tony Blair n'a exprimé aucun regret quant à sa décision d'entrer en guerre en Irak. A-t-il été victime d'une croyance typique de la pensée des Lumières, qui voudrait que la nature humaine et le monde puissent être refaçonnés à l'image de l'Occident ?

Publié le 1 février 2010 à 15:54
Tony Blair à Blackpool, au Royaume-Uni, mai 2006 (AFP)

Tony Blair se distingue par une capacité presque shakespearienne à saisir tout un monde sur une toute petite scène. Entendu par la commission d'enquête sur l'invasion de l'Irak, il nous a invités à interpréter ses actes en les replaçant dans un contexte plus large – à cesser d'utiliser une loupe pour lire ce qui est écrit en minuscule et à juger de sa bonne foi à l'aune de ses ambitions pour la planète. Mais quand bien même accepterions-nous cette invitation, cela ne ferait pas pour autant de lui un Henri V conquérant. On serait plutôt dans la Tragédie de Tony Blair, volet d'une série commencée par la Tragédie de l'Occident au Moyen-Orient et qui pourrait bien se conclure par la Tragédie de l'Humanité.

Les grands Etats modernes jouissent parfois d'une immense puissance militaire. Cependant, l'augmentation des capacités guerrières ne s'accompagne pas d'une montée de la sagesse stratégique. S'il est facile de partir en guerre, il est bien plus difficile de conclure un conflit de façon satisfaisante. Quand on est aussi puissant que l'est l'Occident, il est possible d'altérer le destin d'autres nations, d'autres continents. Auparavant toutefois, il est vital d'en envisager toutes les conséquences. C'est précisément ce qui n'a pas été fait en Irak, et c'est là est le plus grand échec de cette affaire.

Offrez-leur la démocratie et tout ira pour le mieux

Il suffit pourtant de s'être penché sur l'histoire du XXème siècle pour le savoir. La Première Guerre mondiale a signé la mort de l'Empire ottoman, créant un vide stratégique au Moyen-Orient. A l'époque pourtant, cela n'était pas visible, l'essentiel de la région étant absorbée dans le dernier acte de l'impérialisme européen. La Seconde Guerre mondiale est venue parachever cette situation. Mais personne n'a proposé de nouveau système. Nous partions du principe que nous pourrions continuer à tenir le Moyen-Orient grâce à un réseau de régimes amis.

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Si seulement un homme d'Etat occidental de génie en avait tiré une tout autre conclusion et avait pensé à redéfinir notre diplomatie en faveur de forces à première vue moins amies. Nasséristes, baasistes, nationalistes arabes de tout poil : s'ils étaient pour la plupart antioccidentaux d'instinct, aucun de leurs projets pour leur propre pays n'était fondamentalement irréconciliable avec les intérêts les plus sages des Occidentaux. Chaque fois que les Arabes souhaitaient se moderniser, nous aurions dû les encourager dans la bonne voie de la modernisation. Nous n'en avons rien fait. Puis ce fut le 11 septembre, qui nous poussa à croire fermement à un choc des civilisations. George W. Bush demandait pourquoi ils nous haïssaient. Les neo-cons apportèrent la réponse : parce qu'ils sont si nombreux à vivre dans des Etats en faillite, étouffés par un quotidien fait d'oppression. Offrez-leur la démocratie et la liberté, et tout ira pour le mieux.

Depuis les Lumières, les intellectuels succombent souvent à l'illusion qu'il est possible de façonner la nature humaine et que les sciences politiques ont le pouvoir de résoudre les problèmes avec la même précision mathématique que les sciences naturelles. Le marxisme fut le fantasme le plus durable, quoique le fascisme et l'apartheid méritent également leur place sur ce tableau du déshonneur. Seule une idée des Lumières a fonctionné, ce sont les Etats-Unis. Le projet partait d'emblée avec un avantage : ses théoriciens ne planaient pas hors du temps et de l'espace. Les hommes qui rédigèrent la constitution américaine devaient aussi se colleter avec les dures réalités du gouvernement.

Un héros tragique et détruit

En Irak, ces réalités ont été ignorées. Entrée en scène de Tony Blair, héros tragique car détruit par ses vertus. Son idéalisme et sa grandeur l'avaient poussé en Irak. Mû par la "vérité morale", il se sentait autorisé à ignorer de dérisoires questions. Surtout, il se sentait en droit de mener la guerre depuis son canapé, de ne pas adresser la parole à quiconque aurait conjecturé un semblant de scénario catastrophe. S'étant auto-persuadé, il veillait à rester loin de tout ce qui aurait pu ébranler ses certitudes. L'Irak finira sans doute par fonctionner, mais cela prendra beaucoup plus de temps qu'il ne le faudrait, beaucoup trop pour tarir les flots de jeunes hommes en colère qui montent de la rue musulmane (et pour qui la Palestine est une épine dans le pied) comme les flots de régimes menaçants.

Le danger croît, et l'assurance des Occidentaux diminue. Saddam n'avait certainement pas d'armes de destruction massive, mais combien de temps faudra-t-il pour que des terroristes s'en dotent ? Alors même que nous avons besoin d'un pouvoir solide, Tony Blair est venu saper la confiance de l'opinion. Espérons qu'il n'aura pas à se défendre devant la commission de l'ange Gabriel, d'une admirable diversité (citons Bismarck, Saladin, Talleyrand, Lady Thatcher, entre autres membres), chargée de se pencher sur les erreurs qui ont conduit à la Troisième Guerre mondiale.

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