Data La bataille de l'emploi

Le chômage a disparu en Europe : une bonne nouvelle?

Le chômage a quasiment disparu, ne concernant plus que 6,7 % de la population active dans la zone euro, son niveau le plus bas depuis trente ans. Pourtant la production stagne. Comment est-ce possible? Décryptage par Alternatives Économiques.

Publié le 28 avril 2023 à 17:41
Jean Dobritz voxeurop travail

Il fut un temps, pas si lointain, où tous les regards étaient rivés sur les chiffres du chômage. C’était le baromètre politique par excellence, celui que scrutaient tous les élus en quête des suffrages de leurs concitoyens. Aujourd’hui cette préoccupation a disparu des radars. Si personne ne s’inquiète plus du chômage, c’est que les nouvelles sont plutôt bonnes sur ce front en Europe. “La reprise après la crise sanitaire a pris l’allure d’un ‘V’, et les principaux indicateurs du marché du travail sont à leur plus haut niveau depuis le début du siècle, souligne un rapport de Eurofound. Pour la première fois depuis une génération, les pénuries de main-d'œuvre plutôt que le chômage – c'est-à-dire l'offre de travail plutôt que la demande – sont la préoccupation politique la plus urgente”.

Le chômage ne concerne en effet plus que 6,7 % de la p opulation active dans la zone euro, son niveau le plus bas depuis trente ans. Le pic enregistré en 2020, au moment où les économies se sont confinées, est désormais de l’histoire ancienne. “La crise du Covid a été une récession extrêmement rapide. Les chutes rapides d’activité pendant les confinements ont été suivies de reprises brutales” , explique le chercheur allemand Enzo Weber de l’Institut IAB. Les effets de la grande crise financière de 2008 sont enfin effacés,  du moins, en moyenne, à l’échelle de la zone euro. Ce n’est pas encore vrai pour les pays du sud du continent, qui ont subi de plein fouet ce choc économique ainsi que la crise des dettes publiques qui a suivi. 

Mais dans la plupart des Etats, la baisse est significative. Et notamment parmi les mauvais élèves de la classe européenne : c’est en Grèce (-5,2 points) et en Espagne (-1,6 point) que ce taux a connu la chute la plus spectaculaire entre fin 2019 et fin 2022. En Italie, les perspectives sont également encourageantes : “La demande de travail est revenue au-dessus des niveaux enregistrés avant la pandémie, avec environ 500 000 postes à pourvoir par les entreprises en janvier 2023, un chiffre en hausse de 14% par rapport à 2019” , confirme Cristina Tajani, présidente et directrice générale d'Anpal servizi spa, l’Agence nationale italienne pour les politiques actives du marché du travail. 

Plus largement, le chômage est plus faible aujourd’hui qu’avant la pandémie dans 19 pays sur les 27 que compte l’Union européenne. Et dans 8 autres pays, la situation sur le marché du travail est restée quasiment stable. Elle ne s’est dégradée sensiblement qu’en Estonie, Lettonie, Finlande et Croatie.


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Quant au plein-emploi, c’est déjà une réalité pour 10 Etats membres, qui affichent un taux de chômage inférieur à 5 %, seuil généralement admis par les économistes pour décerner ce graal : c’est le cas de l’Autriche, du Danemark, de l’Irlande, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Slovénie ou encore de la Pologne. Mais réduire le plein-emploi au seul taux de chômage est réducteur, explique l’économiste français Eric Heyer : “Pour que cette baisse du chômage soit réellement vertueuse, il faut qu’elle soit associée à une hausse du taux d’emploi. Si ce n’est pas le cas, cela peut vouloir dire qu’un certain nombre de personnes, découragées, sont sorties du marché du travail,et font donc baisser artificiellement le taux de chômage”.  Une condition qui semble néanmoins remplie en ce moment en Europe : la baisse du chômage s’accompagne bel et bien d’une hausse du taux d’emploi. 

Le nombre d’emplois atteint en effet des sommets à l’échelle de l’Union européenne : fin 2022, il était supérieur de 3,7 millions à son niveau enregistré fin 2019, juste avant la crise du Covid. Le taux d’emploi, c’est-à-dire la proportion de personnes occupées, bat également des records, malgré une légère inflexion au troisième trimestre 2022 : 69,5 % en septembre 2022 au sein de la zone euro, soit 1,8 point de plus qu’il y a trois ans, avant la déferlante du Coronavirus. 

“On peut dire que l’on se rapproche du plein-emploi, commente l’économiste française Florence Pisani, directrice de la recherche économique à Candriam. Si on regarde le taux d’emploi de la tranche d’âge des 25-54 ans, c’est-à-dire le cœur de la population en âge de travailler, il est très élevé en Allemagne (86 %), mais c’est vrai aussi dans le reste de la zone euro où il est au plus haut (81,2 %), plus élevé qu’en 2007, avant la grande crise financière. Quant au taux d’emploi des 54-65 ans, il est nettement plus bas, mais il monte continûment, et a atteint 62,9 % dans la zone euro et 73,8 % en Allemagne. Le marché de l’emploi est tendu”. 

Bref tous les indicateurs sont au vert, y compris le chômage de longue durée ou encore le sous-emploi, tous deux orientés à la baisse. Qu’est-ce qui explique un tel alignement des planètes ? 

Premier élément à entrer en compte : la démographie. En 2021, la population âgée de 15 à 64 ans a diminué de 0,6% dans la zone euro et de 0,7 % dans l’Union européenne. Le phénomène est particulièrement marqué en Italie et en Slovénie (-1,9 %), mais aussi en Pologne (-1,2 %) ou encore en Allemagne (-0,5 %), tandis que la France n’est pas épargnée (-0,3 %). 

“Dans les années 1980, la population en âge de travailler augmentait assez fortement, de 0,7 point chaque année, explique Eric Heyer. Pour faire baisser le taux de chômage, il fallait donc créer d’autant plus d’emplois pour compenser. Avec une population qui baisse ou qui stagne on a besoin de moins de créations de postes pour faire baisser le chômage”. À ce phénomène s’ajoute une baisse tendancielle des gains de productivité.

Dit autrement, la quantité de travail nécessaire à la production d’un bien ou d’un service diminue moins vite qu’auparavant. Ce qui facilite les créations d'emplois : s’il veut augmenter sa production, un employeur ne pourra pas s’appuyer uniquement sur une efficacité accrue de ses salariés, mais devra accroître sa force de travail en recrutant. Là où une partie de la croissance était jusqu’ici absorbée par des gains de productivité croissants, cette dynamique s’est enrayée et on a désormais besoin de moins de croissance pour commencer à créer des emplois. 

De fait, la bonne tenue du marché du travail contraste fortement avec celle de l’activité économique, qui reste atone dans la zone euro. Le PIB y a augmenté de seulement 0,1 % au dernier trimestre de 2022, après un petit 0,3 % au trimestre précédent. Et la plupart des analystes tablent sur un recul de la croissance de la zone euro début 2023. 

“Quand la productivité ne se contente pas de ralentir, mais baisse, l’effet est encore plus fort, détaille Eric Heyer. C’est ce qui a permis de créer beaucoup d'emplois ces derniers temps”.  Un constat partagé par l’économiste Patrick Artus : “Le recul de la productivité du travail a l’avantage de conduire les entreprises à créer beaucoup d’emplois pour le compenser. Cela est d’autant plus positif que c’est le taux de chômage des personnes les moins qualifiées qui recule le plus et le taux d’emploi des personnes les moins qualifiées qui augmente le plus quand les créations d’emplois sont nombreuses” , détaille-t-il dans une note de recherche

Dans la zone euro, le taux de chômage des non-diplômés est toujours deux fois plus élevé que la moyenne (11,7 % au troisième trimestre de 2022), mais il a fortement diminué depuis la fin de la pandémie (-3,1 points depuis début 2021).

“Mais cela ne peut pas être durable, avertit Eric Heyer. On ne peut pas rester trop longtemps avec des gains de productivité négatifs, on va revenir à des gains positifs, peut-être plus faibles qu’avant la crise, mais il y aura tout de même une augmentation du niveau de la productivité”.  C’est notamment pour cette raison que l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques), anticipe un retour de la hausse du chômage en 2023, dans quasiment tous les pays européens. 

Cette panne subite de la productivité reste malgré tout un mystère pour la plupart des économistes. Faute de recul suffisant, il est difficile d’y voir clair, d’autant qu’il existe plusieurs biais statistiques. Depuis la crise du Covid, le travail dissimulé a chuté, par exemple. Pour toucher les aides exceptionnelles liées à la pandémie, les employeurs ont été incités à déclarer leurs salariés. Signe que la productivité était mal mesurée avant le Covid, pas forcément qu’elle ait diminué. 

Même chose avec les travailleurs détachés, dont le nombre a sensiblement diminué : quand un Polonais allait travailler en détachement en France, il produisait en France, mais son emploi n'était pas déclaré dans ce pays. Aujourd’hui, le travailleur français qui l’a remplacé n’est pas moins productif que le Polonais, mais son emploi est bien comptabilisé en France. Ce qui biaise les comparaisons avec la période d’avant crise.  

Il faut aussi considérer l’essor des “entreprises zombies” pendant la pandémie, c’est-à-dire des sociétés qui auraient dû péricliter mais qui survivent artificiellement, notamment grâce à des subventions, un phénomène que l’on observe dans tous les pays développés, comme l’a montré la Banque des règlements internationaux (BRI). 

”Avec le remboursement des prêts garantis par les Etats ou l’arrêt des aides, ce qui devait arriver en 2021 ou 2022 arrivera en 2023 : progressivement, on devrait voir le nombre de défaillances d’entreprises augmenter”, considère Eric Heyer. 

Par ailleurs, les entreprises zombies ne sont pas les seules à faire de la rétention de main-d’œuvre. Les boîtes solides préfèrent elles aussi conserver leurs salariés même si elles n’ont rien à leur faire faire dans l’immédiat. Pourquoi ? Parce que les carnets de commande sont pleins à craquer dans tous les pays européens. Avant la crise, les industriels estimaient que ces carnets leur assuraient en moyenne trois mois de production, aujourd’hui on est plutôt sur six mois. Mais les entreprises ne produisent pas car elles ont des problèmes d’approvisionnement. 

Autre frein à la productivité : les taux d’absence. “Ils ont fortement augmenté avec la crise sanitaire, ce qui est normal, mais avec la diffusion des vaccins, on s’attendait à ce qu’ils redescendent à leur niveau d’avant-crise. Ce qui n’est pas le cas”, juge Eric Heyer. Face à ces absences à répétition, les entreprises ont constitué une petite réserve de remplaçants et n’utilisent pas à plein leur main-d’œuvre.   

Il y a aussi énormément de démissions, qui peuvent prendre différentes formes. Il y a d’un côté la “grande démission”  à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, où l’on quitte son employeur pour sortir de l’activité. 

Et de l’autre la “grande rotation”, où les salariés démissionnent également, mais pour retrouver un autre emploi ailleurs. Or ce taux de démission très élevé serait concentré sur les nouveaux arrivés : ce sont ceux qui viennent d’être embauchés qui claquent la porte quelques mois plus tard. Les employeurs ont à peine le temps de terminer la formation de leurs nouvelles recrues qu’elles sont déjà parties voir ailleurs. 

”Mais ces taux de rotation élevés ne vont pas durer, commente Eric Heyer. Comme beaucoup des facteurs qui expliquent la perte de productivité, ce que l’on constate actuellement n’est pas structurel. Je ne pense pas que le niveau de création d’emploi va rester élevé dans les prochaines années”. 

Un constat que ne partage pas totalement Florence Pisani. “On observe une panne de la productivité dans tous les pays de la zone euro depuis 2016, bien avant la crise sanitaire. C’est un problème plus structurel, juge-t-elle. En réalité, il y a de fortes inégalités entre entreprises en matière de productivité. Une récente étude de McKinsey sur les Etats-Unis montre que c’est en partie un problème géographique : les entreprises productives se rassemblent entre elles dans des HUB avec toutes les infrastructures nécessaires, creusant les inégalités entre régions”. 

Florence Pisani anticipe néanmoins elle aussi un ralentissement à venir des créations d’emplois dans la zone euro, qui sera accentué par la politique monétaire davantage restrictive de la BCE. Mais pas forcément de hausse du chômage, à cause de la baisse de la population en âge de travailler en Europe, qui va s’accentuer. 

En témoigne l’exemple italien : en 2030, la population d’âge actif y chutera de 1,98 million de personnes, selon Istat. “De fortes incertitudes macroéconomiques demeurent, communes à tous les pays européens, telles que l'inflation, l'évolution du coût des matières premières, le PIB national et mondial, explique Cristina Tajani. Mais en Italie, le problème majeur reste le déclin démographique qui, pour la première fois depuis que la courbe des taux de natalité a commencé à baisser, se répercute directement sur le marché du travail”. 

La péninsule italienne est loin d’être le seul pays concerné. En Allemagne, le nombre de personnes disponibles sur le marché du travail diminuerait de plus de sept millions d'ici 2035, selon les calculs de l’institut allemand IAB. En France, selon les dernières projections de l’Insee, la hausse de la population active va ralentir pendant les deux décennies à venir, avant de diminuer nettement à partir de 2040. “On finira tout de même par arriver au plein-emploi, dans quelques années, mais pour des raisons démographiques”, confirme Eric Heyer. 

Avant d’ajouter : "Sauf, bien sûr, si les réformes des retraites se multiplient en Europe, à l’image de ce qui se passe en France".

👉 L'article original sur Alternatives Economiques
En partenariat avec European Data Journalism Network

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