Une tendance se dessine à l'échelle européenne : de plus en plus de responsables politiques font campagne en affirmant que le poids financier de la guerre en Ukraine serait insoutenable. Des critiques qui se font entendre à un moment décisif, alors que l'Europe pourrait à l’avenir devoir assumer l'entière responsabilité du financement d'un conflit dont la durée approche lentement celle des deux guerres mondiales, tandis que Washington se retire à l'arrière-plan. De quoi mettre à rude épreuve les compétences des dirigeants de l'UE en matière de négociations politiques – affinées depuis plus de 15 ans par Viktor Orbán et ses homologues populistes – ainsi que les cadres juridiques de l'UE.
Le sommet européen de fin d'année, qui se tient les 18 et 19 décembre, pourrait avoir deux issues : soit un accord est trouvé sur les ressources permettant de financer l'économie et les opérations militaires ukrainiennes, soit l'Europe affaiblit une fois de plus sa position défensive, rendant ainsi un nouveau service à la Russie de Vladimir Poutine.
Un amont du sommet se pose une question clé, comme l'a déjà laissé entendre le gouvernement allemand à huis clos : sera-t-il possible d'utiliser des manœuvres juridiques pour prévenir un veto probable ? Compte tenu de l'approche adoptée par le gouvernement hongrois au cours des quatre dernières années sur les questions communes liées à l'Ukraine, un veto – auquel le gouvernement slovaque pourrait également se joindre – semble possible.
Un développement important est survenu le soir du 11 décembre, lorsque les ambassadeurs siégeant au Conseil européen – qui représentent les gouvernements nationaux dans le processus décisionnel de l'UE – ont annoncé s’être mis d'accord sur une version révisée d'une proposition au titre de l'article 122 des traités. La décision a été prise à une “très large majorité”, selon la présidence danoise du Conseil, et rend impossible pour un Etat membre de lever les sanctions contre la Russie. Jusqu'à présent, ces mesures punitives étaient prolongées tous les six mois, et chaque décision de ce type nécessitait l'unanimité des Etats membres.
Cette mesure relève une importance toute particulière aujourd'hui, car l'UE a l'intention d'accorder des prêts garantis par 210 milliards d'euros d'actifs bancaires russes gelés à L’Ukraine – ce qui deviendrait impossible si, en raison de l'opposition d'un seul Etat membre, les sanctions ne pouvaient être prolongées. Dans ce cas, les actifs bancaires devraient être restitués à la Russie et la garantie des prêts ukrainiens disparaîtrait.
Cette décision s'inscrit dans le contexte de la publication, le 3 décembre, des propositions de la Commission européenne visant à autoriser l'utilisation légale des intérêts sur les avoirs russes saisis pour financer l'Ukraine. Le service juridique de la Commission a présenté les options viables pour couvrir les besoins de financement pour la période 2026-2027 : un emprunt conjoint de l'UE et un nouveau prêt de réparation.
L'accord du Conseil européen est particulièrement significatif à la lumière du veto hongrois, le gouvernement Orbán ayant déjà signalé à la presse le 5 décembre qu'il rejetait officiellement l'option de la Commission européenne consistant à émettre des euro-obligations communes. La Hongrie ne soutient pas l'émission d'euro-obligations pour financer un prêt de 165 milliards d'euros destiné à soutenir l'Ukraine.
Tout cela s'inscrit dans le contexte des données actualisées de l'Ukraine Support Tracker de l'Institut de Kiel, qui montrent que la Hongrie dépense relativement peu pour soutenir l'Ukraine, malgré – ou peut-être précisément en raison de – la proximité de la guerre dans le pays voisin. Cela contraste fortement avec les Etats baltes et les pays nordiques, relativement moins riches, qui supportent la plus grande charge par rapport à leur PIB. La Pologne, la République tchèque et la Slovaquie sont également exceptionnellement généreuses, tandis qu'en termes absolus, l'Allemagne et la France fournissent le plus de soutien.
Cependant, les débats sur l'urgence de garantir un soutien continu à l'Ukraine se font rares parmi les prêteurs et les bailleurs de fonds internationaux. Dans sa déclaration du 26 novembre 2025, le Fonds monétaire international (FMI) ne mâche pas ses mots : “Une action rapide des bailleurs de fonds est indispensable pour éviter des tensions sur les liquidités”.
Le FMI souligne également que les besoins financiers et extérieurs de l'Ukraine sont importants et que les risques sont “exceptionnellement élevés” en raison de la durée et de l'intensité de la guerre et des fluctuations du soutien des donateurs. Parallèlement, la Banque mondiale fournit un chiffre concret, estimant les besoins de financement extérieur de l'Ukraine pour 2025 à 37 milliards d'euros. En d'autres termes, il est urgent de garantir le financement à partir du début de l'année 2026.
Les nouveaux chiffres publiés par l'Institut de Kiel tirent également la sonnette d'alarme quant à la baisse drastique de l'aide militaire et de défense en 2025. L'Ukraine est confrontée à l'une des années où les nouvelles décisions d'aide sont les plus rares depuis le début de la guerre en 2022. L'Europe n'a alloué qu'environ 4,2 milliards d'euros d'aide militaire supplémentaire à l'Ukraine, ce qui est bien trop peu pour compenser l'arrêt de l'aide américaine, comme le prévient l'analyse de l'Institut de Kiel. Dans le même temps, les disparités au sein de l'Europe se sont accentuées. La France, l'Allemagne et le Royaume-Uni ont considérablement augmenté leurs participations, mais en termes relatifs, ils restent à la traîne par rapport aux pays nordiques. En revanche, l'Italie et l'Espagne n'ont apporté qu'une contribution minime.
Il convient également de noter que l'Allemagne fournit le plus de fonds pour les systèmes de défense aérienne et les chars, tandis que la Pologne, la République tchèque et les Etats baltes ont livré les plus grandes quantités d'armes lourdes.
La réalité est toutefois que les coûts liés aux réfugiés pèsent particulièrement lourd sur l'Allemagne, la Pologne, la Roumanie et la République tchèque, même si la plupart des gouvernements comptabilisent généralement ces dépenses dans leurs propres budgets sous les rubriques “politique sociale” et “éducation”.
Mais pour y voir plus clair, examinons de plus près ces sommes colossales.
Combien coûte l’Ukraine à l’UE ? Ce que révèlent les chiffres
Selon un aperçu publié en octobre 2025 par le Service de recherche du Parlement européen (EPRS), les institutions de l'UE et les 27 Etats membres, réunis sous le nom de “Team Europe”, ont mobilisé environ 177,5 milliards d'euros d'aide financière, militaire et humanitaire en faveur de l'Ukraine depuis février 2022.
Ce montant comprend l'aide macrofinancière et la facilité pour l'Ukraine, un instrument de soutien allant jusqu’à 50 milliards d'euros pour la période 2024-2027, dont 38,27 milliards d'euros constituent une aide budgétaire directe, principalement sous forme de prêts concessionnels. À cela s'ajoute l'aide militaire, que l'EPRS estime à environ 63-65 milliards d'euros si l'on inclut les livraisons des Etats membres et les paiements de la facilité européenne pour la paix (EPF).
Enfin, l'aide aux réfugiés est un élément que le public associe rarement directement à l'Ukraine, mais sur la base des données de l'Ukraine Support Tracker de l'Institut de Kiel, l'EPRS estime les dépenses liées aux réfugiés des États membres de l'UE à environ 155 milliards d'euros entre début 2022 et août 2025.
Si l'on additionne tous ces éléments (programmes budgétaires de l'UE, aide militaire et coûts liés aux réfugiés), le “coût” de l'Ukraine pour l'UE s'élève à ce jour à environ 330 milliards d'euros sur trois ans et demi. Sur une base annuelle, cela représente environ 90 à 100 milliards d'euros, alors que le PIB de l'UE-27 en 2024 était bien supérieur à 15 000 milliards d'euros, ce qui signifie que la facture s'élève à environ 0,6 à 0,7 point de pourcentage de la production économique par an.
BEI et BERD : “l'économie de guerre” de l’UE
Au-delà des postes budgétaires classiques, il ne faut pas oublier que les institutions financières de l'UE sont également des acteurs clés du financement de l'Ukraine. Selon une déclaration de juillet 2025 du groupe de la Banque européenne d'investissement (BEI), depuis le début de l'invasion russe, celui-ci a mobilisé 3,6 milliards d'euros d'aide et de prêts en faveur de l'Ukraine, principalement pour les infrastructures énergétiques, les transports et le financement des PME.
La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) est le plus grand investisseur institutionnel en Ukraine dans le contexte de la guerre actuelle : lors de la conférence sur la reconstruction de l'Ukraine qui s'est tenue à Rome en 2025, elle a fait état d'un financement en temps de guerre atteignant 7,6 milliards d'euros et vise à maintenir un niveau annuel de 1,5 à deux milliards d'euros.
Ces chiffres ne représentent pas des “investissements de luxe supplémentaires”, mais principalement des centrales électriques, des ponts, des systèmes de chauffage urbain, des postes-frontières et la survie des petites et moyennes entreprises – en d'autres termes, tout ce sans quoi un pays en première ligne deviendrait rapidement un voisin instable et en ruine.
L’Europe-Etats-Unis : qui paie réellement pour la guerre en Ukraine ?
Le débat transatlantique sur la question de savoir “qui paie le plus” est politiquement opportun. Mais selon les dernières données disponibles, l'Europe est déjà passée du statut de profiteuse à celui de principal bailleuse de fonds au début de cette année. Selon l'Institut de Kiel, depuis 2022, les institutions et les Etats membres de l'UE ont engagé ensemble environ 165,7 milliards d'euros pour soutenir l'Ukraine, tandis que les Etats-Unis ont fourni environ 130,6 milliards d'euros.
L'EPRS souligne également que d'ici 2025, la “Team Europe” aura dépassé les Etats-Unis en termes d'aide financière, humanitaire et militaire totale allouée.
En matière d'équipement militaire, les Etats membres de l'UE ont également alloué un peu plus à l'Ukraine cette année que Washington : 65,1 milliards d'euros contre 64,6 milliards d'euros pour les Etats-Unis, auxquels s'ajoutent 32,8 milliards d'euros supplémentaires promis par l'Europe.
Le tableau est toutefois plus nuancé, car une part plus importante de l'aide américaine consiste en des subventions, tandis qu'environ 75 % du financement de l'UE prend la forme de prêts concessionnels assortis de longs délais de grâce et de bonifications d'intérêts. Certes, cela signifie des coûts immédiats moins élevés, mais l'UE assume un risque financier plus important à long terme, en partie parce qu'elle s'attend à ce que les prêts soient finalement remboursés à partir des actifs russes ou des “prêts de réparations de guerre”.
Qu’est-ce qui coûterait le plus cher : une victoire ukrainienne ou une percée russe ?
Paradoxalement, le meilleur argument contre l'affirmation selon laquelle “financer l'Ukraine coûte trop cher” est de souligner combien il serait coûteux de ne pas payer.
Une récente étude réalisée par la société d'analyse norvégienne Corisk, financée par des fonds privés, et l'Institut norvégien des affaires internationales (NUPI) fournit un cadre clair en comparant deux scénarios. En cas de victoire (partielle) de la Russie, Moscou repousserait le front vers l'ouest, l'Ukraine serait contrainte d'accepter une “mauvaise paix” et perdrait jusqu'à la moitié de son territoire. Selon l'étude, une telle situation imposerait à l'Europe des coûts sociaux et liés aux réfugiés de 524 à 952 milliards d'euros sur quatre ans, auxquels s'ajouteraient des dépenses de défense supplémentaires, portant la facture totale à 1 200 à 1 600 milliards d'euros.
Dans le cas d’une victoire ukrainienne, l'Europe armerait l'Ukraine (1 500 à 2 500 chars, 2 000 à 3 000 systèmes d'artillerie, jusqu'à huit millions de drones, une défense aérienne moderne), lui permettant de repousser les forces russes et de contraindre le Kremlin à accepter une paix favorable. Les chercheurs estiment le coût à 522-838 milliards d'euros sur quatre ans, soit environ la moitié de ce que l'Europe paierait en cas de victoire russe.
L'étude suppose également un rôle réduit des Etats-Unis, ce qui signifie que la majeure partie du fardeau – comme c’est le cas aujourd'hui – incomberait à l'Europe.
Quel serait le coût d’une attaque russe contre un membre de l’OTAN ?
Il n'existe pas de calcul officiel direct de l'UE concernant le coût d'une guerre réelle de l'OTAN, mais il existe des estimations approximatives de ce que nécessiterait la défense européenne, même en cas de retrait des Etats-Unis.
Selon une analyse de 2025 réalisée par le groupe de réflexion bruxellois Bruegel, l'Europe aurait besoin d'au moins 300 000 soldats supplémentaires et d'environ 250 milliards d'euros de dépenses de défense supplémentaires par an dans les années à venir si elle était amenée à devoir dissuader la Russie sans les Etats-Unis.
Selon l'étude norvégienne citée ci-dessus, les dépenses supplémentaires de défense pour renforcer le flanc est de l'OTAN en cas de guerre entre la Russie et l'OTAN porteraient le coût total pour l'Europe (dans le cas du premier scénario exposé) à 1 200-1 600 milliards d'euros.
Ce montant dépasse à lui seul le total des dépenses actuelles de l'UE pour soutenir l'Ukraine, et ce calcul ne tient même pas compte des potentielles destructions d'infrastructures dans les pays baltes et scandinaves, ni des nouvelles vagues de réfugiés que pareil conflit provoquerait.
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🤝 Cet article a été rédigé dans le cadre d'une collaboration journalistique européenne transfrontalière au sein du projet EU Neighbours east
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