Entretien Questions de genre

Comment genre et féminisme sont devenus des piliers des discours de droite

Le féminisme et les questions de genre sont aujourd’hui au cœur du débat public, à tel point que la droite néolibérale en reprend les concepts à son avantage. L’extrême droite, de son côté, les rejette en bloc. Entretien avec la sociologue polonaise Elżbieta Korolczuk, autrice du livre Anti-Gender Politics in the Populist Moment.

Publié le 3 mars 2023 à 16:43

Krystyna Boczkowska: A quoi faites-vous référence lorsque vous mentionnez le “genre” et les “études de genre” ?

Elżbieta Korolczuk: L’étiquette “genre” nous permet de réaliser que notre corps et la biologie ne définissent pas complètement nos existences. Les études de genre montrent que la masculinité et la féminité sont des normes construites en société et évoluant avec celle-ci. Par exemple, c’était une chose que d’être une femme à l’époque de ma grand-mère ; c’en est une autre que d’être une femme de nos jours.

De la même manière, être un homme ou être une femme, c’est différent en Pologne et en Iran, comme les révoltes récentes qui y ont cours nous le montrent. Autrement dit, les idées sur ce que les femmes doivent faire, ressentir, ou sur ce à quoi elles doivent ressembler sont très différentes et variables au fil du temps. Comme l’affirme la philosophe Judith Butler, être une femme ou un homme se construit en répétant certains gestes, comportements ou émotions. Simone de Beauvoir l’a bien résumé : on ne naît pas femme, on le devient. Le genre n’est pas une catégorie binaire, mais s’inscrit plutôt sur un spectre linéaire. On peut être une femme cisgenre, transgenre, se définir comme non-binaire ou être queer. 


Elzbieta-Korolczuk

Elżbieta Korolczuk travaille à l’université de Södertörn à Stockholm, et donne des conférences au Centre d’études américaines de l’université de Varsovie. Elle étudie les mouvements sociaux (notamment les mouvements anti-genre et populistes), la société civile, les catégories de genre et la parentalité. Elle est également activiste et chroniqueuse.


Depuis les années 90, l’idée selon laquelle le concept de genre serait le produit d’une construction sociale est contestée par le Vatican ainsi que d’autres courants religieux, mais le concept de genre n’a jamais en soi fait partie de cette lutte politique. En Pologne, le terme “genre”, comme redéfini par la droite, est apparu dans le débat public aux alentours de 2012, lors de discussions sur la ratification de la Convention d’Istanbul et en amont des changements apportés à l’éducation sexuelle. La droite s’est emparée du mot et en a fait son épouvantail.

L’aile conservatrice de l’échiquier politique emploie le terme “genre” d’abord pour attiser les paniques morales concernant des sujets comme la sexualité, la reproduction et les identités de genre. La droite perçoit le “genrisme (les remises en question de la binarité du genre, ndlr) comme une idéologie dangereuse qui contribuerait à la sexualisation des enfants, la destruction de la cellule familiale (hétérosexuelle, bien sûr) ou encore à la création de lois favorisant les femmes aux détriments des hommes, etc. Ce terme de “genre” est devenu synonyme de décadence morale, de corruption et de délire gauchiste. En Pologne, “l’idéologie du genre” est décrite comme étant une folie venue de l’Ouest, représentant les exigences des supposées élites féministes et LGBT. Le genre, la sexualité et la reproduction sont devenus des terrains de lutte politique. 

Pourquoi, malgré des décennies d’avancées en matière de droit à l’avortement, d’éducation sexuelle, de mariage pour tous et la ratification de traités internationales sur les violences faites aux femmes, le féminisme libéral est-il devenu la cible d’attaques violentes par des mouvements contre le “genre” à travers le monde ?

Le processus a été long. Une grande partie du récit sur le féminisme et ses prétendus dangers ont été empruntés aux “guerres culturelles” américaines. Le féminisme serait mauvais pour les femmes car il les priverait des joies de la maternité. Les homosexuels, ne pouvant pas avoir d’enfants, doivent nécessairement les adopter – et donc les “sexualiser”.. De telles idées étaient déjà soutenues et diffusées dans les années 70 par des militants conservateurs américains comme Phyllis Schlafly ou Anita Bryant.

Le second moment-clé eut lieu dans la sphère politique dans les années 90. L’ONU organisa des conférences à Mexico et Beijing sous l’influence d’associations féministes et de politiciens. A l’époque, des textes légaux reconnaissaient que les femmes de tout âge subissaient des discriminations, que notre conception du genre était la cause de discriminations dans les sphères professionnelles et privées, que les droits des femmes étaient des droits humains et devaient ainsi être respectés par les Etats et les organisations internationales.


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C’est à ce moment que le Vatican s’est senti menacé, non seulement en tant qu’institution religieuse mais également politique. Après tout, ce dernier est un acteur politique possédant un statut d’observateur permanent à l’ONU, et n’a eu de cesse de condamner les discussions relatives à l’égalité, et particulièrement celles relatives aux droits des minorités et à la reproduction. L’Eglise catholique a compris que sa position de force dans les domaines du genre, de la sexualité et de la reproduction était discréditée, et a donc commencé à diffuser l’idée selon laquelle le genre serait une terrible menace dont les femmes devraient être protégées. 

La reprise de la guerre du “genre” au XXIe siècle s’explique par plusieurs facteurs. De nos jours, la tendance à la “culturalisation” de la politique, datant des années 70 et 80 aux Etats-Unis, est très visible, et notamment en Europe. C’est un contexte dans lequel les divisions politiques et le soutien des individus à certains partis politiques se forment en grande partie en fonction de l’opinion des gens sur les questions liées à la famille, à l’avortement, à la sexualité, etc.

Dans les années 70, on pouvait encore être républicain et soutenir le droit à l’avortement. Aujourd’hui, cela n’arriverait plus, comme le décrivent Pipa Norris et Ronald Inglehart dans leur livre Cultural Backlash. L’axe sur lequel s’établissait les divisions politiques s’est modifié : alors que par le passé les électeurs se souciaient des questions économiques ou politiques, les dissensions portent aujourd’hui principalement sur la famille, la sexualité, la mondialisation, ou le soutien à des valeurs telles que l’individualisme ou la solidarité. 

D’après vous, les désaccords sur le genre ne sont pas un sujet de seconde zone mais une réelle lutte pour le futur de nos économies. 

Nous pensons que les mésententes autour de la sexualité, de la famille, et de la définition des identités de genre deviennent un facteur majeur de division et le terrain principal de débat politique. On le voit très bien avec la jeune génération, qui construit son identité politique en fonction de son avis sur la sexualité et le genre. De plus, les conflits relatifs aux politiques économiques et sociales y sont aussi liés : la question du genre est essentielle à l’élaboration de solutions politiques dans les secteurs du social, de la redistribution, du soin et du travail. Prendre en compte le genre est aujourd’hui nécessaire dans les domaines du logement, des transports et de la planification urbaines. Autrement dit, tous les domaines importants de notre société.


L’axe sur lequel s’établissait les divisions politiques s’est modifié : alors que par le passé les électeurs se souciaient des questions économiques ou politiques, les dissensions portent aujourd’hui principalement sur la famille, la sexualité et la mondialisation


Le gros problème, et particulièrement pour les libéraux, c’est que la droite a compris que le genre est devenu un enjeu clé des débats politiques. En outre, dans des pays comme la Pologne ou la Hongrie, les conservateurs promettent d’améliorer les conditions économiques des femmes, des familles et des enfants, sans rencontrer de contre-proposition forte. Alors que le mouvement populiste qui a vu le jour à la suite des conséquences à long terme de la crise de 2008 persiste, et dans un contexte d’absence d’une gauche forte, je me fais réellement du souci quant à l’évolution que suit cette tendance.

Les opposants à la théorie du genre parlent de “guerre culturelle”, et se font habilement passer pour un mouvement pacifique contre le genrisme, alors qu’en réalité leurs objectifs sont bien différents. Pouvez-vous expliquer les principes de cette idéologie et de cette posture ? 

Cette question soulève deux points importants. D’abord, la droite et la droite religieuse jouent au même jeu que la gauche : ils veulent se faire passer pour des victimes. Ce schéma colle parfaitement au cadre populiste, d’après lequel les libéraux et les gauchistes feraient partie d’une élite horrible oppressant les gens bons, authentiques et qui connaissent les réalités de la vie locale, et que les mouvements populistes d’extrême droite veulent défendre. Dans un même temps, les partisans anti-genre soulignent leur appar…

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