Idées Diplomatie européenne

Face à la guerre au Proche-Orient, l’Europe révèle sa fragilité – pour la joie de ses rivaux

Une Union européenne soudée aurait pu jouer un rôle déterminant dans l’apaisement du conflit en cours entre Israël et le Hamas. Mais la désorganisation constatée aujourd’hui dans les rangs européens profite plutôt à la Russie et à la Chine, estime la politologue Nathalie Tocci.

Publié le 10 novembre 2023 à 17:53

Suite à la terrible attaque du Hamas le 7 octobre et à la réponse militaire disproportionnée de l’armée israélienne, le conflit israélo-palestinien a connu sa plus grande explosion de violence depuis des décennies, marquant ainsi un tournant dans l’effritement du rôle de l’Europe dans le monde.

À peine quelques mois plus tôt, on parlait d’une Europe qui, lentement mais sûrement, commençait à agir comme une seule et même entité. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le courage des Ukrainiens et le soutien militaire des Etats-Unis avaient permis au pays de tenir bon. Le soutien américain avait certes été bien plus important que tout ce que les Européens avaient pu mettre ensemble sur la table ; mais alors que la guerre s’éternisait, les gouvernements européens avaient su relever le défi.

Aujourd’hui, le soutien politique apporté à l’Ukraine continue d’être unanime malgré les revers de fortune, surtout ceux provoqués par le gouvernement hongrois dirigé par le Premier ministre Viktor Orbán. Une stratégie concrète a été mise en place sur base de plusieurs piliers : un onzième train de sanctions à l’encontre de la Russie, l’accueil de millions de réfugiés ukrainiens, l’échec de Moscou qui cherchait à militariser la dépendance énergétique de l’Europe et l’augmentation soutenue de l’assistance militaire et économique à l’Ukraine. Par ailleurs, l’Union européenne a décidé de rouvrir les discussions sur l’adhésion de nouveaux membres, reconnaissant qu’après l’invasion de l’Ukraine, l’élargissement représentait un impératif stratégique.

Parallèlement, les relations transatlantiques se portent bien : il faudrait retourner aux années 1990 pour retrouver une telle solidarité entre les blocs américain et européen. Plus généralement, l’Europe a poursuivi sa transition énergétique grâce à la signature de son Pacte vert. Elle a également renforcé sa sécurité économique et technologique pour se faire une place dans la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine. Elle a tenté de se rapprocher des pays du Sud du monde.

Ces démarches ont été possibles grâce à des contacts diplomatiques renouvelés et un nouvel élan porté par l’initiative “Global Gateway”, financée à hauteur de 300 milliards d’euros, qui vise à stimuler la croissance verte et la construction d’infrastructures. Le lien direct entre le Global Gateway et le corridor économique entre l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe – lancé en septembre, lors du sommet du G20 de Delhi – illustre la nécessité d’une refonte des politiques européennes pour les rendre plus attrayantes pour les pays du Sud global.

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne depuis 2019, est entrée en fonction en déclarant qu’elle voulait diriger une “Commission géopolitique”. Pour la majorité, cela signifiait vouloir une UE capable de progresser dans un monde où les rivalités géopolitiques s’exacerbent dangereusement, au nom de ses 450 millions de citoyens. Et en effet, voilà quelques mois, une telle Europe semblait se dessiner.


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Puis, tout a dérapé. En Afrique de l’Ouest, l’Europe – principalement représentée par la France – trainait un bagage colonial trop lourd pour mener à bien l’opération militaire Barkhane visant à éradiquer les forces djihadistes du Sahel et du Sahara, et a fini écartée de cette région du continent. Une série de coups d’Etat militaires, couplés à l’effondrement des gouvernements, aux effets dévastateurs de la crise climatique, à l’insécurité alimentaire et à l’explosion de l’émigration témoignent d’un échec total des politiques européennes. Ce que Bruxelles appelle son “approche intégrée”, ce renforcement de la sécurité des gouvernements africains favorables à l’Occident, combiné à l’aide au développement et aux réformes démocratiques, est à l’agonie.

Alors, les dirigeants de l’UE se sont tournés vers l’Afrique du Nord et ont signé en juillet de cette année un accord migratoire douteux – sous l’impulsion de la Première ministre italienne Giorgia Meloni – afin d’acheter les services de la Tunisie comme gardienne des frontières européennes. Cette dernière était chargée d’empêcher les migrants de traverser la Méditerranée ; d’une manière plutôt prévisible, le dictateur tunisien Kaïs Saïed est revenu sur cet accord, réclamant l’argent promis sans aucune contrepartie.

Cette politique de peu d’ambition gît aujourd’hui en lambeaux. L’UE dissimule son manque de perspectives derrière des institutions africaines : après le coup d’Etat au Niger en août dernier, ce sont les gouvernements membres de la Cédéao (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest) qui ont lancé un ultimatum aux dirigeants pour qu’ils rétablissent la démocratie. L’Europe s’est contentée de répéter qu’elle avait toujours prôné des “solutions africaines aux problèmes africains”. Aussi séduisant que puisse paraître ce slogan, il ne fait que camoufler le désarroi des Européens.

Dans les Balkans occidentaux, la situation n’est pas (encore) aussi grave, mais malgré une relance du processus d’adhésion à l’UE des pays candidats, une violente tension existe toujours entre la Serbie et le Kosovo. Une fois de plus, l’UE n’a pas réussi à y mettre un terme, et encore moins à obtenir un accord diplomatique entre Belgrade et Pristina.

Dans le Caucase, la situation reste bien pire. Il faut reconnaître que les échecs de l’UE ne sont pas dus à un manque d’efforts : le président du Conseil européen, Charles Michel, mérite d’être salué pour sa médiation dans la conclusion d’un accord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan après la guerre de 2020. Toutefois, cet accord a finalement avorté lorsque le conflit a pris une tournure plus violente avec le siège du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, suivi de sa prise de pouvoir militaire et du nettoyage ethnique de la quasi-totalité des 120 000 Arméniens de l’enclave. Aujourd’hui la situation reste tendue : l’Azerbaïdjan – soutenu par la Turquie et implicitement par la Russie – revendique un corridor traversant le territoire arménien, permettant de rejoindre son enclave du Nakhitchevan ; il pourrait d’ailleurs tenter de s’en emparer de force.


L’effondrement de l’unité européenne face au conflit israélo-palestinien ne figurera peut-être qu’en note de bas de page de la longue histoire de la succession d’échecs diplomatiques entourant cette tragédie. Mais ça devrait représenter bien plus que cela


Depuis que la guerre a de nouveau éclaté au Moyen-Orient, le démantèlement du projet d’une “Europe géopolitique” est devenu évident. L’Europe, comme les Etats-Unis et les monarchies du Golfe, a implicitement adhéré au discours cynique d’Israël selon lequel la résolution du conflit israélo-palestinien ne constituait pas une nécessité. La force écrasante d’Israël et son assujettissement des Palestiniens, sans compter l’effacement de la question palestinienne au niveau régional par la normalisation des liens de l’Etat hébreu avec le monde arabe, s’inscrivent dans une stratégie bien précise. Celle-ci admet implicitement que la stabilité au Moyen-Orient reste possible sans qu’une résolution du conflit israélo-palestinien ne soit nécessaire.

Cette approche a été approuvée pour la première fois par Donald Trump lors de la signature des accords d’Abraham en 2020, entente passée entre Israël d’une part et les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc d’autre part. La même démarche a été adoptée par Joe Biden ; un accord de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite aurait constitué sa plus grande réussite. Cependant, l’Europe a retrouvé son rôle traditionnel au Moyen-Orient : jouer les seconds rôles derrière les Etats-Unis. En témoigne l’initiative IMEC, qui réunit précisément Israël, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, aux côtés de l’Inde et de l’Union européenne.

En contournant la question palestinienne, l’UE pouvait au moins éviter le problème que représentait la dérive de son propre consensus interne sur le conflit, un alignement durement acquis autour de la solution à deux Etats basée sur les frontières de 1967. Les gouvernements de l’UE – qui s’étaient rangés inconditionnellement du côté d’Israël – ont commencé à suivre passivement le gouvernement de Benjamin Netanyahou, qui a saboté et rejeté cette possibilité.

Cacophonie déconcertante et messages ambigus

Les événements tragiques qui ont lieu depuis le 7 octobre dans la région ont brutalement mis en lumière les contradictions de l’Europe. Une cacophonie déconcertante s’est installée, allant de la suspension puis du rétablissement de l’aide européenne aux Palestiniens à des messages ambigus sur la nécessité pour Israël de se défendre conformément au droit international humanitaire.

Alors que certains dirigeants européens, tels que Charles Michel ou le haut diplomate Josep Borrell, ont été clairs dans leur déclaration sur les obligations légales d’Israël, d’autres, dont Ursula Von der Leyen, ont été très ambigus, provoquant des frictions au sein des institutions européennes et en dehors. D’un point de vue sémantique, les différences peuvent sembler marginales, mais d’un point de vue politique, elles équivalent à approcher un incendie avec un tuyau d’arrosage ou un bidon d’essence.

Alors que la stratégie de l’Europe semblait toucher le fond, celle-ci a pourtant continué à creuser. Les chefs de gouvernement du Conseil européen se sont disputés pour savoir s’il fallait appeler à un cessez-le-feu ou à une pause humanitaire des bombardements de Gaza ; c’est finalement cette dernière formulation – bien plus faible – qui a été choisie. L’accord était à peine signé que les 27 membres de l’UE se divisaient en trois groupes lors de l’Assemblée générale des Nations unies : huit pays votant pour une résolution jordanienne appelant à une trêve et au respect du droit international humanitaire, quatre votant contre et 15 s'abstenant.

La France a voté pour. Quelques jours plus tôt, Emmanuel Macron ajoutait pourtant à la confusion en proposant de réactiver la coalition contre l’Etat islamique pour lutter contre le Hamas. Cette proposition – irrecevable à presque tous les niveaux – n’était en réalité qu’un simple clin d'œil à l’attention de Netanyahou, qui avait auparavant établi le parallèle “Hamas = Daesh”.

L’effondrement de l’unité européenne face au conflit israélo-palestinien ne figurera peut-être qu’en note de bas de page de la longue histoire de la succession d’échecs diplomatiques entourant cette tragédie. Mais ça devrait représenter bien plus que cela.

C’est la Communauté européenne qui, en 1980, a reconnu pour la première fois les droits légitimes à l’autodétermination du peuple palestinien, et c’est l'Union européenne qui, à la fin des années 1990, a défini ce que pourrait signifier une solution à deux Etats. Et c’est toujours l’UE qui est le premier partenaire commercial d’Israël et le premier donateur d’aide aux Palestiniens. Avec un leadership plus courageux et plus cohérent, l’Europe aurait pu jouer un rôle beaucoup plus déterminant dans ce conflit.

Et si les répercussions de ses divisions demeurent pour l’instant internes, la situation pourrait changer si les rancoeurs persistent et si la lutte pour un consensus interne monopolise l’énergie nécessaire à une action constructive menée ailleurs, y compris en Ukraine.

Tandis que le Moyen-Orient brûle et que les Etats-Unis – bien que de manière unilatérale – tentent de contenir cet incendie, la Russie et la Chine profitent du spectacle. L’espoir d’une Europe géopolitique s’évaporant sous nos yeux… Certains pourraient réagir avec un “Et alors ?”. À cela, répondons que dans un monde où la division, la polarisation, les conflits et la violence prennent le dessus, une union multilatérale soudée et respectueuse de ses principes démocratiques devient nécessaire. Tant pour le bien des citoyens européens que pour celui du reste du monde.

👉 Lire l’article original dans The Guardian

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