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Manel Navarro (Spain) rehearsal for the 2017 edition of the Eurovision song contest, in Kyiv. | ©Chemichki/Depositphotos Emanuele Del Rosso euroDIvision

A l’Eurovision tout comme aux élections européennes, défendons notre droit de choisir

L'Eurovision, dont le caractère excentrique a toujours porté l’unité et le changement, a accompagné l’Europe dans ses moments de libération et de protestation à travers l’histoire. Malgré son côté kitsch et extravagant, cet événement porte un message profond quant à la fragilité de la démocratie européenne.

Publié le 9 mai 2024 à 08:30
Emanuele Del Rosso euroDIvision Emanuele Del Rosso  | Manel Navarro (Spain) rehearsal for the 2017 edition of the Eurovision song contest, in Kyiv. | ©Chemichki/Depositphotos
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Cet article sera publié à l'occasion de la Journée de l'Europe, soit quelques semaines à peine avant les élections européennes. Nul doute que ce processus démocratique unique et plurinational risque d’être accueilli, comme à l’accoutumée, avec de l’appréhension collective, de l'apathie, voire de l’angoisse pure et simple. Et pourtant, en tant qu’Européens, nous nous apprêtons également à vivre, dans quelques heures à peine, un autre “événement” pan-continental qui, comme dans une sorte d’univers-miroir, nous fera saisir avec excitation nos téléphones, de Barcelone à Bratislava, de Stockholm à Sydney (sic), dans un même but précis : voter ! Avec tous les autres habitants du continent européen. Mesdames et Messieurs, j’ai nommé l’Eurovision !

Aussi impensable que cela puisse paraître, rien n’est aussi joyeusement européen que cet événement qui, chaque année, produit un mélange inattendu d’excentricité, de kitsch et de pur émerveillement. Les Américains l'ont découvert à leurs dépens. Il y a deux ans, une édition américaine de l’Eurovision a été lancée aux Etats-Unis, mais elle n’a duré qu’une saison. Outre le fait que le concours s’étalait sur six semaines, il semblait inconcevable que “Hi there Texas, can you guys tell us how y'all voted ?” puisse avoir le même poids historique et provoquer le même frisson que “Bonsoir Baku, pourrait-on avoir les votes du jury de l'Azerbaïdjan, s’il vous plaît ?”

Il y a dix ans, une amie de Miami était venue me rendre visite à Paris. Son séjour coïncidait, par hasard, avec le week-end de l'Eurovision. Elle n'en avait jamais entendu parler. Je l'avais prévenue : le samedi soir, mon appartement risquait d’être envahi par une quarantaine de personnes hystériques venues d'un peu partout, agitant des drapeaux en plastique, griffonnant sur des cartes de pointage tachées de vin, tweetant et “partageant le moment”. Aujourd’hui encore, je me souviens de son regard vide lorsqu'elle s'était levée après les 26 chansons, pensant que c'était enfin terminé. “Oh non, Isabel”, l’avais-je suppliée, il nous reste... la procédure du vote !”

Qu'on le veuille ou non (et tout le monde ne le vit pas avec une telle ardeur), l’Eurovision est le seul événement véritablement pan-continental dont l’ampleur avoisine celle des plus grandes compétitions. Les Européens regardent les clubs de football de différents pays s’affronter, ce qui génère des degrés de passion à l'échelle d’un stade. Mais le football restera toujours fondamentalement binaire. Depuis près de 70 ans, le temps d’un soir de mai, c’est tout un continent qui se rassemble, chaque pays surveillant ses voisins, pensant secrètement être le seul à “ne pas le prendre au sérieux”.

Souvent raillée, l’origine de l’Eurovision est néanmoins respectable et très poignante. Au milieu des années 1950, la “solidarité européenne” se trouvait encore sous la poussière de charbon de traités tout juste ratifiés. Pourtant, des nations qui, à peine dix ans plus tôt, se bombardaient mutuellement, décidèrent d'organiser, entre autres, une joyeuse compétition musicale. Il fallait fredonner des airs communs. Des mélodies insipides devaient porter le poids écrasant de l’infime lueur d'espoir de pouvoir avancer vers un avenir meilleur, ensemble.

Avec son idiosyncrasie propre, l'Eurovision “a été là” pour nous, nous aidant à traverser les décennies de turbulences qui ont marqué nos histoires nationales et communes. Le 6 avril 1974, le monde assistait sans le savoir à la naissance d’ABBA, un phénomène musical millénaire. Les dirigeants portugais avaient brouillé les systèmes de communication entre l'armée, la marine et l'armée de l'air afin de neutraliser toute tentative d’insurrection organisée. Les acteurs de la révolution des Œillets attendaient en effet un signal inattendu pour descendre dans la rue. Ainsi, lorsque Paulo de Carvalho a partagé la scène flamboyante de l’Eurovision avec ses concurrents suédois vêtus de pantalons scintillants pour chanter E Depois do Adeus (“Et après l'adieu”), ces mêmes révolutionnaires y ont vu le signal qu’ils attendaient pour venir à bout de la plus ancienne dictature fasciste d'Europe. 

De nombreux petits “moments” jalonnent l’histoire du concours de l’Eurovision. En 1981, une jeune Allemande de 20 ans a pris sa guitare pour demander simplement “la paix sur terre”, et l’ensemble du continent a répondu par l'affirmative. La chanteuse Nicole, qui a récemment donné une interview pour la télévision allemande, se souvient de sa victoire pour une raison particulière. “Le fait qu'Israël (et nous connaissons notre histoire commune qui était encore bien plus proche à l'époque) m'ait accordé, à moi, une Allemande qui défendait une chanson sur la paix, son maximum de 12 points, me touche encore aujourd'hui.” En 2014, alors que l'homophobie semblait gagner l’ensemble de l'Europe de l'Est, la reprise style James Bond des années 1960 par Conchita Wurst, une drag queen à barbe, a conquis progressivement l’ensemble des pays, qui lui ont accordé leurs “12 points”. D’une manière unique, l'Eurovision a fait ce qu'elle seule est capable de faire : donner une voix à tout un continent pour dire no, nein, non à l'homophobie de Poutine. Le groupe de rap ukrainien Kalush Orchestra, avec son hymne Stefania, devait gagner en 2022. Ce n’était pas la musique qui comptait, mais le fait que tous les pays d’Europe, pour une fois, parlaient la même langue.

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