Les agriculteurs en colère, entre mythe et réalité

Qui sont les agriculteurs en colère qui ont récemment fait l’actualité, et pourquoi manifestent-ils ? L'agriculture européenne, un secteur qui compte environ 9 millions de travailleurs, traverse une crise profonde, qui a poussé des milliers d'entre eux dans les rues de toute l'Europe avec des revendications similaires mais des motivations différentes.

Publié le 8 février 2024 à 19:54

Le secteur agricole européen est sur le pied de guerre. "Contagion ou coïncidence ?", s’interroge dans le journal espagnol El Confidencial Lola García-Ajofrín : "Les images de Roumanie sont très similaires à celles d’Allemagne, où début janvier 2024, des dizaines de milliers de personnes ont bloqué les autoroutes avec leurs tracteurs. Dans leur cas, il s'agissait de protestations contre une série de réductions des subventions pour les véhicules et le carburant agricole.”

La journaliste dresse un parallèle avec les manifestations ayant secoué la France, l’Irlande, La Pologne, la Belgique et les Pays-Bas. “Depuis l'éclatement des manifestations néerlandaises il y a un peu plus d'un an, des protestations agricoles ont eu lieu dans plus de 15 pays de l'UE, selon le suivi effectué par le groupe de réflexion Farm Euro", résume-t-elle.

Selon des chiffres d’Eurostat datant de 2020, environ 8,7 millions d'agriculteurs travaillent aujourd’hui en Europe, dont seulement 11,9 % ont moins de 40 ans. Un peu plus de 2 % des électeurs aux prochaines élections européennes. Le nombre d'exploitations agricoles dans l'UE a diminué de plus d'un tiers depuis 2005 en raison des restructurations dues à la PAC, la Politique agricole commune de l’UE, explique Jon Henley, correspondant Europe pour The Guardian.

Une carte interactive de Politico montre où les protestations ont eu lieu et pour quelles raisons. "Dans onze pays de l'UE, les prix à la production [prix de base que les agriculteurs reçoivent pour leurs produits] ont chuté de plus de 10 % entre 2022 et 2023. Seules la Grèce et Chypre ont connu une augmentation correspondante du produit des ventes des agriculteurs, grâce à l'augmentation de la demande d'huile d'olive", écrivent Hanne Cokelaere et Bartosz Brzeziński.

En général, écrit encore The Guardian, "en plus de se sentir persécutés par ce qu'ils considèrent comme une bureaucratie bruxelloise qui méconnaît leur activité, de nombreux agriculteurs se plaignent de se sentir coincés entre les demandes apparemment contradictoires du public pour des aliments bon marché et des processus respectueux du climat”. Car, du moins pour beaucoup, ce n'est pas la sauvegarde du climat qui fait souffrir le monde agricole, mais la "concurrence entre agriculteurs et la concentration des entreprises", explique Véronique Marchesseau, agricultrice et secrétaire générale de la Confédération paysanne, un syndicat français de gauche, à Alternatives Economiques. Parallèlement, ajoute Nicolas Legendre, un journaliste spécialiste du sujet interviewé par Vert, il existe aussi une "colère viscérale d'une partie du monde agricole à l'égard des écologistes (et de l'écologie en général), entretenue par certains acteurs agro-industriels".

Si la presse a tendance à rendre compte d'un "mouvement", c'est que le monde agricole n'est pas monolithique. Les mobilisations européennes des agriculteurs touchent un secteur qui n'est pas seulement divers en termes de type et de modes de production, mais aussi en termes de visions du monde, d'orientations politiques, de niveau de revenu et de classe sociale.

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En France, où je vis, la surface moyenne d'une exploitation agricole est de 96 hectares, détaille Héloïse Leussier dans Reporterre, un média spécialisé dans l'écologie et les luttes sociales que nous reprenons souvent sur Voxeurop. Arnaud Rousseau, leader de la FNSEA, le syndicat majoritaire des agriculteurs français, possède quant à lui une exploitation de 700 hectares. Pourquoi le mentionner ? Parce que, pour en revenir à la représentation des mouvements – qui parle au nom de qui – il est important de souligner que la voix majoritaire d'un des mouvements de protestation est celle d'un oligarque de l'agro-industrie. Un portrait/enquête d'Amélie Poinssot pour Mediapart résume bien le personnage : "Il est à la tête d'un géant de l'économie française : Avril-Sofiprotéol, un géant des oléagineux et protéagineux, fondé par le même syndicat. Ce n'est rien de moins que le quatrième groupe agroalimentaire français".

Comme l'explique Ingwar Perowanowitsch sur la taz : "Il existe de puissants holdings agricoles qui reçoivent jusqu'à cinq millions d'euros de subventions par an. Et il y a les petits agriculteurs familiaux qui reçoivent quelques centaines d'euros. Il y a l'élevage et la culture. Il y a des agriculteurs conventionnels et des agriculteurs biologiques. Certains produisent pour le marché mondial, d'autres pour le marché hebdomadaire". Le journal allemand cite un agriculteur de Leipzig qui travaille pour une ferme solidaire et qui a décidé en janvier de ne pas manifester, en raison de l'infiltration du mouvement par l'extrême droite et aussi parce qu'il ne se sent pas représenté : "L'association des agriculteurs défend les intérêts des grandes entreprises qui produisent pour le marché mondial et non ceux de l'agriculture à petite échelle”.

Agriculteurs et violence, deux poids, deux mesures

Pour le Premier ministre belge, Alexander De Croo, "la plupart des préoccupations des agriculteurs sont légitimes", relate Le Soir au lendemain des manifestations qui ont vu des milliers d'agriculteurs investir Bruxelles pour allumer des feux et lancer des œufs sur le Parlement européen le 1er février 2024. Dans El Pais, Marc Bassets affirme quant à lui que "le pouvoir les craint. La majorité de la population les regarde avec distance et respect".

Une attitude qui atteint son paroxysme en France, où la différence de traitement des manifestants par la police est flagrante. L'Europe a dénoncé par le passé la violence excessive employée par la police française envers les Gilets jaunes, les différents mouvements qui ont traversé le pays (contre la réforme des retraites ou lors des émeutes dans les banlieues), et les “écoterroristes".

 Ces derniers jours, les agriculteurs n'ont pas seulement bloqué les routes et les autoroutes, ou déversé de la paille et du fumier, mais ils ont aussi fait exploser une bombe dans un bâtiment, et mis le feu à un autre. Mais personne ne parle d'"agro-terrorisme", et la police n'est jamais intervenue, au contraire. Quant au ministre de l'Intérieur français, Gérald Darmanin, il a abandonné son habituel ton martial, exprimant sur la chaîne de télévision TF1 sa "compassion" pour les agriculteurs et déclarant qu'"on ne répond pas à la souffrance par l'envoi de CRS, voilà".

Un deux poids, deux mesures de longue date : "Depuis la Seconde guerre mondiale, les pouvoirs publics ont toléré de la part des agriculteurs ce qu'ils n'auraient pas toléré de la part d'autres catégories sociales", explique à Libération l'historien Edouard Lynch. De plus, tous les paysans ne sont pas égaux : "Même au sein des mouvements paysans, l'Etat cible des groupes minoritaires, comme le montre la répression des manifestations contre les méga récoltes d'eau à Sainte-Soline", poursuit Lynch. Egalement interrogé par Arrêt sur Image, Lynch ajoute : "On voit aujourd'hui [face à ces manifestations] à quel point la violence à laquelle nous assistons depuis quelques années est le résultat des stratégies des forces de l'ordre. [...] La violence des mouvements sociaux est provoquée par la gestion du maintien de l'ordre : on décide d'aller vers l'affrontement pour stigmatiser l’adversaire". Derrière cela, explique-t-il, on trouve une sorte de mythe national du "bon fermier qui nourrit la nation”.

Dans le Green European Journal, Thin Lei Win lui fait écho, et pointe du doigt une "image européenne positive des agriculteurs en tant que gardiens des traditions rurales et du patrimoine culturel, ainsi que de ceux qui assurent notre subsistance. Cela signifie qu'une part beaucoup plus importante de l'électorat sympathise et s'identifie avec eux”.

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