Actualité Enquête sur la finance verte

Le greenwashing made in Europe de Michelin et BNP Paribas en Indonésie

Michelin et son partenaire indonésien ont fait financer par des obligations certifiées “vertes” et commercialisées par BNP Paribas la plantation d’hévéas sur des terres arrachées à de la forêt vierge en Indonésie. Au bout d’un an et demi d’enquête en partenariat avec le magazine Tempo à Jakarta, nous révélons les failles de la finance verte et comment des investisseurs éco-responsables ont été dupés.

Publié le 1 novembre 2022 à 16:05

1. Michelin se met au vert

Le projet Royal Lestari Utama (RLU) en Indonésie – une joint-venture entre Michelin et son partenaire local Barito Pacific créée en 2014 – est présenté à grand renfort de vidéos commerciales comme la success story ultime de la finance verte. Le tout avec l’implication du World Wildlife Fund (WWF), le parrainage du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et le soutien de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID).

Après un premier rapport alarmant de l’Ong environnementale Mighty Earth en 2020, l’enquête menée par Voxeurop dévoile les dessous de cette opération. 

En juin 2022, la prise de contrôle par Michelin de 100 % de la joint-venture RLU a conduit deux mois plus tard au remboursement anticipé des obligations vertes, plus de 10 ans avant l’échéance prévue.  Les investisseurs n’ont donc plus leur mot à dire. Ils seront cependant probablement intéressés de découvrir une vérité qui est bien loin du tableau idyllique que Michelin et BNP paribas leur ont vendu.  

L’histoire commence le 14 décembre 2014, quand Michelin acquiert 49 % de Royal Lestari Utama (RLU), une société agro-forestière, détenue par le conglomérat indonésien Barito Pacific Group. D’après le rapport de Mighty Earth cité plus haut, ce conglomérat aurait de sérieux antécédents en matière de déforestation, d’accaparement de terres, d’exploitation forestière illégale et d’évasion fiscale offshore grâce à son réseau complexe de sociétés d’exploitation de bois, de pâte à papier et de palmiers à huile.

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La joint-venture du Bibendum avec Barito Pacific, formalisée début 2015, bénéficie du soutien politique du gouvernement indonésien. Elle affiche alors de grandes ambitions : contribuer de manière durable à environ 10 % de l’approvisionnement mondial de Michelin en caoutchouc naturel, en s’appuyant sur les communautés locales pour la production commerciale et pour la protection de l’écosystème. Plusieurs sites sont concernés, dans les provinces de Jambi (île de Sumatra) et de Kalimantan (île de Bornéo).

Afin de renforcer la crédibilité de son projet de caoutchouc “écologique”, Michelin décide d'impliquer WWF dans le projet mené avec Barito Pacific. En mars 2015, les deux entreprises entérinent un engagement de non-déforestation : l’expansion future des concessions d’hévéas de Royal Lestari Utama ne sera possible que sur des terrains dégagés, dans le respect des habitats naturels.

Ensemble, les deux actionnaires de RLU parient sur un plan d’affaires de 23 ans, jusqu’en 2040. Ils placent en commun 100 millions de dollars de capitaux propres dans les coffres de la joint-venture. Une somme inférieure à ce qui aurait été nécessaire pour pérenniser leur projet risqué, puisque la baisse des cours du caoutchouc en 2015 réduit leurs prévisions de profit.

2. Un projet en mal de financement sauvé par le gong des obligations vertes

Heureusement pour Michelin, en octobre 2016 se présente une opportunité rêvée de renflouer la joint-venture quand la banque BNP Paribas cofonde le Tropical Landscape Finance Facility (TLFF), avec l’appui et la supervision environnementale du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). Approuvé par le gouvernement indonésien et basé dans la capitale Jakarta, le TLFF se décrit comme une plateforme de financement innovante pour des projets commerciaux en lien avec les accords de Paris sur le Climat et les objectifs de développement durable.

En novembre 2016, alors que BNP Paribas est à la recherche d’un premier projet emblématique pour attirer des investisseurs responsables, Michelin et son partenaire indonésien Barito Pacific contactent le TLFF. La candidature de Royal Lestari Utama arrive à point nommé. Pour tous les acteurs concernés, l’occasion est trop belle. 

A l’issue d’un processus de certification dont le déroulement, la transparence et la sincérité soulèvent de nombreuses questions, le TLFF boucle au printemps 2018 sa transaction pilote d’obligations vertes à échéance longue à hauteur de 95 millions de dollars. 

BNP Paribas se charge de la commercialisation des obligations émises par le TLFF, qui utilise le produit de ces émissions pour accorder un prêt à RLU. Ce prêt avait comme but de permettre à l’entreprise indonésienne d’investir afin d’augmenter les rendements de ses plantations, et donc la rentabilité financière des obligations. La boucle est bouclée. Au passage, une jolie commission est perçue par BNP Paribas et Asia Debt Management (ADM Capital), une entreprise d’investissement basée à Hong-Kong, cofondatrice du TLFF et chargée de s’assurer que les projets financés par la plateforme remplissent des conditions de performance précises.

Cerise sur le gâteau: l'Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) fournit une garantie couvrant 50 % des pertes nettes, sur le prêt octroyé par le TLFF. C’est cette garantie qui a permis aux obligations de classe A (qui représentent 30 % de la valeur totale) d’obtenir la note maximale AAA, attirant ainsi les investisseurs les plus fortunés.

Schéma de fonctionnement du plan d'obligations vertes Michelin/Royal Lestari. | Source : Mighty Earth

Cette opération historique a permis à BNP Paribas de prouver qu’elle était pionnière au niveau mondial en matière de finance verte. En décembre 2017, sous le patronage du président français Emmanuel Macron, BNP Paribas et le PNUE se sont associés pour créer leur programme de Sustainable Finance Facilities (mécanismes de finance durable, SFF), visant à attirer 10 milliards de dollars d’investissements privés d’ici à 2025 pour soutenir des projets commerciaux durables dans les pays en développement. Lors de la cérémonie de lancement, le TLFF a été présenté comme le coup d’envoi de la collaboration du PNUE avec BNP Paribas.

Imaginons maintenant un éco-investisseur européen, au volant de sa voiture électrique équipée de pneus Michelin. Il se repasse les phrases du prospectus de BNP Paribas qui l’a convaincu à acheter des obligations vertes : “ce paysage, autrefois entièrement boisé, a subi une grave déforestation au cours des dernières années” ; “les Emprunteurs ont d’ores et déjà planté environ 18 076 hectares d’hévéas avant décembre 2017” ; “[ils] prévoient de générer [...] des zones de forêt naturelle” et ”une séquestration du carbone par le développement des plantations d’hévéas”. Son argent lutte activement contre le changement climatique, tout en lui faisant espérer des perspectives de profit. Il est ravi. 

L’histoire est belle, mais elle ne s’arrête pas là. D’ailleurs, comme le révèle notre enquête, elle n’a pas non plus réellement commencé en 2014 par une poignée de main entre Michelin et Barito. Elle démarre en réalité plusieurs années avant. 

3. En Indonésie, la déforestation va bon train

La signature de la joint-venture intervient en effet quelques mois à peine après la fin d’une vaste opération de défrichement forestier initiée en 2010 les filiales de Royal Lestari Utama dans la province de Jambi, sur l’île de Sumatra, aux portes du parc national Bukit Tigapuluh. Une déforestation dont Michelin a déjà parfaitement connaissance à l'époque où il entame les discussions avec Barito Pacific qui aboutiront à l’accord de 2014.

D’après Glenn Hurowitz, directeur général de l’Ong Mighty Earth, le premier contact entre les deux entreprises a eu lieu mi-2013, quelques semaines avant une première visite de terrain des responsables de Michelin dans la province de Jambi (île de Sumatra) en octobre de la meme année. Des dates qui, comme il l’a confié à Voxeurop, lui ont été confirmées par Hélène Paul, à l’époque directrice des achats chez Michelin.

Zone plantée en hévéas et palmes à huile (à gauche) et fraîchement déforestée et aménagée en terrasses pour la plantation d'hévéas (à droite) dans la concession LAJ, à Jambi (Suamtra) en javier 2022. | Source : Tempo.

Mais, pendant que l’entreprise française mène des enquêtes de terrain et négocie son accord avec le conglomérat indonésien, ,les sociétés filiales de RLU, Lestari Asri Jaya (LAJ) et Wanamukti Wisesa (WMW) sont à l’œuvre pour remplacer une végétation luxuriante par des hévéas dans la province de Jambi.

Ce que ne sauront donc pas les investisseurs, c’est qu’une proportion considérable des plantations d’hévéas soi-disant “durables” subventionnées par la collecte de fonds orchestrée par la plateforme des Nations-Unies et de BNP Paribas, est née des cendres d’arbres naturels rasés par les bulldozers, avant la joint-venture Michelin-Barito Pacific. 

Pelleteuse en action dans la concession LAJ en marge du parc national Bukit Tigapuluh, en novembre 2014.

Contacté par téléphone, Hervé Deguine, directeur des affaires publiques de Michelin a déclaré : “Lors de ma première visite à Jambi en mars-avril 2014, j’ai été témoin d’une déforestation massive due en grande partie à des groupes mafieux [...] qui avaient accaparé des terres à grande échelle.” Il a précisé toutefois ne pas avoir personnellement assisté à des opérations de déforestation menées spécifiquement par les filiales de Royal Lestari Utama.

En octobre-novembre 2014, un mois avant de donner naissance à sa joint-venture avec Barito Pacific, Michelin organise une nouvelle visite de terrain, cette fois-ci accompagnée par des représentants du WWF et du cabinet de conseil en environnement britannique TFT (aujourd’hui transformée en une fondation basée en Suisse nommée Earthworm). 

Michelin avait commandé à TFT un audit des activités de la filiale de RLI, Lestari Asri Jaya, dont il a eu connaissance en novembre 2014. Ce rapport, qui n’a pas été rendu public et dont TFT/Earthworm nous a transmis une copie, montre clairement ce qu’Hervé Deguine semblerait ne pas avoir pas vu.

Le document comporte des preuves visuelles de la déforestation en cours dans la concession de LAJ à cette période, sur des futures zones de plantation d’hévéas, y compris les photos et les coordonnées géographiques des engins engagés dans le déboisement des zones de forêt.

Selon les conclusions de cette étude, la filiale de Royal Lestari Utama avait déforesté environ 3 500 hectares de forêt entre 2012 et 2014. Ces calculs, basés sur les plans d’exploitation annuels de LAJ, sont en réalité largement sous-estimés. 

"Le TLFF s'est engagé à faire respecter la transparence", a déclaré à Voxeurop Johannes Kieft,secrétaire général du TLFF et spécialiste principal de l’utilisation des terres au Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), qui est on ne peut plus clair :  "J'étais au courant du rapport de TFT/Earthworm et de la déforestation par Lestari Asri Jaya. L'entreprise avait l'obligation légale de déboiser les forêts exploitées, car elle était autorisée par le gouvernement à utiliser les terres à des fins de foresterie industrielle", à savoir la production de caoutchouc. 

Selon un expert ayant travaillé sur le dossier et qui a souhaité rester anonyme, BNP Paribas aurait été également au courant de la déforestation effectuée par Royal Lestari Utama. Malgré l'existence d’informations indiquant qu’une proportion très significative de la superficie du projet de plantation venait de subir une déforestation, aucun acteur du TLFF ne semble ainsi avoir émis d’objection à la démarche de certification écologique des obligations qui allaient être émises pour soutenir le projet. 

4. Certification verte volontaire et facile

Obtenir une certification de durabilité est un choix volontaire, et aucune loi ne la rend obligatoire. Et elle donne accès à la magie du label "vert" qui contribue à séduire des investisseurs potentiels. Pour ce faire, le demandeur doit simplement engager un réviseur qualifié de l’International Capital Market Association (ICMA) pour qu’il atteste que le dossier est conforme aux principes des obligations vertes de l’Association. L’équipe du réviseur examine la demande sur la base des documents fournis par le candidat (qui est aussi son client) ainsi que des informations disponibles en ligne. Et cela, sans nécessairement procéder à aucune vérification sur le terrain. 

Un rapport de certification est ensuite délivré. Appelé Second Party Opinion ou SPO, il détaille pourquoi le projet présente des avantages conformes aux critères de l’ICMA et mentionne éventuellement toute question portant à controverse méritant d’être divulguée aux investisseurs.

En 2017, le TLFF désigne comme réviseur l’agence de notation sociale et environnementale Vigeo Eiris, qui donne son feu vert en janvier 2018, quelques semaines avant l’émission des obligations. Par la suite, BNP Paribas, en charge de la commercialisation des obligations, inclut dans son prospectus une référence au rapport de certification de Vigeo. 

Ce rapport et le prospectus de BNP Paribas sont les deux seuls documents officiels auxquels les potentiels acheteurs d’obligations vertes du TLFF ont pu se référer pour décider d’investir.

Selon les informations réunies par Voxeurop, Vigeo a réalisé des entretiens avec BNP Paribas et avec Royal Lestari Utama, mais pas avec Michelin. Le réviseur a semble-t-il considéré que l’entreprise indonésienne était la seule entité responsable des opérations commerciales.

Nos Second Party Opinions sont […] basées sur différents types d’informations comme des sources de nature publique ou des documents portés à notre attention par les émetteurs”, a confié à Voxeurop Tim Whatmough, vice-président de la communication sur la durabilité et les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) chez Moody’s, une des plus importantes agences de notation au monde. Moody’s a racheté Vigeo en 2019.

L’examen des points litigieux par l’auditeur repose sur les informations disponibles au moment de l’évaluation. Au final, c’est l’émetteur des obligations qui choisit quels éléments divulguer. Les représentants de Royal Lestari Utama n'ont partagé aucune information concernant la déforestation. Cela expliquerait le fait que l’audit de TFT/Earthworm ne soit jamais arrivé jusqu’aux bureaux de Vigeo. “Le rapport ne nous appartenait pas. Il avait été commandité par et pour Michelin”, a simplement commenté le service communication de RLU à Voxeurop. Pourtant, l’évaluation de TFT apparaît bien sur la frise chronologique de la durabilité publiée par Royal Lestari Utama.

Pour ce qui est des informations publiquement disponibles, la seule source exploitée par Vigeo est Factiva, une base de données d’intelligence économique. Leur rapport d’évaluation stipule qu’“aucun point litigieux concernant les critères ESG n’a été identifié au sein de RLU […] au cours des 48 derniers mois.” Vigeo n'a en revanche pas cherché d'informations sur Lestari Asri Jaya.

Notons ici que Moody’s (propriétaire de Vigeo) est l’agence de notation qui a attribué la note maximale - AAA - aux obligations de classe A émises par le TLFF. Notons également que BNP Paribas figure parmi les cofondateurs de Vigeo et il continue à être actionnaire malgré son rachat par Moody’s. “Il s’agit de toute évidence d’un conflit d’intérêts qui met en doute la crédibilité de la gouvernance sur base volontaire des obligations vertes”, a affirmé à Voxeurop Alex Wijeratna de Mighty Earth, qui a ajouté : “Nous estimons que ne pas interroger Michelin a constitué une faute grave, étant donné son rôle central dans la joint-venture avec Royal Lestari Utama depuis 2014. Mais le fait que Vigeo Eiris n’ait pas vérifié Lestari Asri Jaya est encore plus incroyable, alors que l’on sait que le prospectus édité par le TLFF identifie clairement LAJ comme une filiale opérationnelle de RLU à Jambi.

5. L’alerte des ONG

L’audit de TFT/Earthworm n’était, en effet, pas le premier à tirer la sonnette d’alarme sur l’impact environnemental des activités du futur partenaire de Michelin. Le rapport d’une coalition d’Ong, parmi lesquelles la branche indonésienne de WWF, alertait dès 2010 sur le danger imminent pesant sur la forêt vierge située dans la concession LAJ bordant le parc national Bukit Tigapuluh. En novembre 2015, l’équipe locale de WWF a également co-rédigé une enquête prouvant que LAJ exploitait la forêt de manière illégale dans une aire de protection des espèces connue sous le nom de Daerah Perlindungan Satwa Liar ainsi qu'en dehors du périmètre de sa concession. Ces révélations ont vu le jour quelques mois après que Michelin et Barito Pacific aient signé leur joint-venture et adopté leur politique de non-déforestation.

8200 terrains de foot

Une meilleure estimation de la mesure de la destruction environnementale causée par RLU n’est apparue que récemment, juste avant que Michelin n’achève le remboursement des fameuses obligations vertes en août 2022.  

Le dernier rapport indépendant sur le statut environnemental de la concession de Lestari Asri Jaya, publié en mai 2022 par Remark Asia et Daemeter Consulting, cite des données officielles du gouvernement indonésien : entre 2011 et fin 2014, l’entreprise a converti 5 782 hectares de forêts en plantations d’hévéas – l’équivalent de près de 8 260 terrains de football ou près de la moitié de la taille de Paris. 

Ce chiffre est même très inférieur à celui de Leo Bottrill, Directeur général de l’entreprise de technologie géospatiale MapHubs et le premier à avoir attiré l’attention du public. Ses calculs réalisés par satellite ont été inclus par l’ONG Mighty Earth dans son rapport d’octobre 2020 (et dans le complément de 2021). 

Bottrill a partagé avec Voxeurop une carte actualisée estimant qu’une surface totale de 8 468,46 hectares avait été déforestée par RLU au sein des concessions LAJ et WMW, dans la province de Jambi, avant la joint-venture. 

Déforestation industrielle (nuances de mauve) et forêt résiduelle en janvier 2015 dans les concessions LAJ et WMW à Jambi (Sumatra). | Source : MapHubs/Mighty Earth
Zones plantées en hévéas dans les concessions LAJ et WMW à Jambi, en 2022. | Source : MapHubs/Mighty Earth

La conclusion qu'on peut tirer de ces données est qu'une portion importante des plantations d'hévéas financées par les obligations vertes se trouvent dans la zone qui a été déboisée par RLU dans la province avant que Michelin n’en devienne actionnaire, en décembre 2014. 

En effet, selon le rapport de durabilité publié par Royal Lestari Utama en 2020, les obligations vertes avaient pour but de financer les premiers 19 000 hectares plantés en hévéas depuis 2008 (et qui jusqu’a 2014 étaient situés pour l’essentiel dans la province de Jambi,et seulement pour une fraction dans la province de East Kalimantan, à Bornéo).

Les surfaces de déforestation indiquées dans le rapport de Remark Asia et Daemeter Consulting et par Bottrill représentent, en moyenne, un tiers de ces 19 000 hectares.

6. Violation des critères des obligations vertes

Que RLU ait eu recours à un prêt financé par des obligations vertes pour continuer à planter des hévéas à l’emplacement d’une forêt tropicale tout juste déforestée pose de nombreuses questions. De surcroît, RLU a utilisé un tiers de l’argent emprunté à travers les obligations vertes pour rembourser des prêts bancaires antérieurs, grâce auxquels il avait financé le défrichement et les plantations d’hévéas développées avant l’entrée en jeu de Michelin. C’est bien ce que confirme le prospectus : “On peut conclure sans risque que les détenteurs d’obligations vertes ont récompensé sans le vouloir la destruction de l’environnement avec environ un tiers de leur investissement de 95 millions de dollars,” a déclaré Alex Wijeratna de Mighty Earth en réaction aux révélations de Voxeurop.

Cela n’a a priori rien d’illégal ou susceptible d’inquiéter un investisseur. En 2010, RLU a reçu un permis public pour la plantation de bois d’œuvre et d’hévéas sur la base d’une étude d’impact environnemental validée en 2009. Officiellement, les investisseurs disposaient donc d’un droit incontestable à percevoir des revenus de la vente du caoutchouc, y compris de celle provenant d’hévéas cultivés dans une zone déforestée industriellement, qui hébergeait auparavant éléphants, orangs-outans et tigres. Ces trois animaux font partie de la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature. 

Pourtant, “quel investisseur voudrait investir dans un ‘projet écologique’ qui a délibérément éradiqué une forêt tropicale vierge habitée par des populations indigènes et abritant trois espèces phares, et qui a en plus libéré d’énormes émissions de carbone, contribuant ainsi au changement climatique ?", s’est offusqué Wijeratna. 

Par ailleurs, c’est le “visa” vert octroyé en janvier 2018 par Vigeo qui a rendu possible l’enregistrement des obligations du TLFF dans la base de données de Climate Bonds Initiative (CBI), la plus grande plateforme au monde de fundraising pour le climat. Vigeo Eiris est en effet un vérificateur approuvé également par CBI.

L’accréditation des obligations dans la vitrine des investissements climate-friendly de CBI a contribué à leur réputation et à leur visibilité auprès des investisseurs potentiels. 

En s’appuyant sur l’évaluation bancale de Vigeo, CBI a cautionné les obligations du TLFF sans, toutefois, tenir compte des gaz à effet de serre (GES) libérés par la déforestation antérieure, dont elle ne pouvait pas avoir connaissance, étant donné que RLU et BNP avaient omis de la signaler à l’agence de notation française. 

Dans une lettre adressée à CBI en mars 2021, Mighty Earth lui demandait de retirer les obligations du TLFF de sa base de données. L’ONG environnementale avançait que “ne pas divulguer dans le prospectus de l’offre l’information essentielle selon laquelle la filiale du partenaire de Michelin [Royal Lestari Utama] était l’un des principaux responsables de […] la déforestation dans ses concessions de Jambi […] constitue une omission extrêmement grave et trompeuse et […] une violation majeure des principes des obligations vertes et durables” établis par l’ICMA, qui exigent une information transparente sur les risques environnementaux liés aux projets financés.

Selon un expert de l’ICMA spécialisé en finance durable et qui a souhaité rester anonyme, “il devrait être clair que la conversion des sols et la déforestation ne correspondent pas à l’esprit des obligations vertes, même supposant que le [résultat] final soit vert, comme dans le cas de l’agriculture durable par exemple. Les réviseurs externes et les investisseurs n’apprécieraient sans doute pas [car] leur réputation pourrait en pâtir”

"Notre base de données peut accepter les obligations qui aident à la transition durable des entreprises agroalimentaires ayant un historique de conversion des terres – c'est-à-dire que celle-ci doit avoir eu lieu longtemps auparavant –, mais pas celles qui soutiennent les entreprises qui ont défriché la forêt juste avant de publier une 'politique de non-déforestation’. Cela constituerait en effet une manipulation du système, visant à soutirer de manière injuste de l'argent aux investisseurs. Il reviendrait aux réviseurs qualifiés de l'ICMA d'éviter une telle conséquence non voulue”, a ainsi expliqué à Voxeurop Paul Vermaak, directeur des normes au CBI. 

Dissimuler la déforestation industrielle qui a précédé la joint-venture entre Michelin et Barito Pacific pourrait ainsi être raisonnablement qualifié d’entorse aux principes directeurs des obligations vertes définis par l’International Capital Market Association et par le CBI. 

Cela compromettait également l'adhésion de Royal Lestari Utama aux normes de performance en matière de durabilité environnementale et sociale de la International Finance Corporation (IFC), la branche de la Banque mondiale dédiée aux investissements privés.

En effet, les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) mentionnés dans le prospectus de BNP paribas proclament une conformité parfaite avec les principes de l’ICMA ainsi qu’avec les normes de l’IFC. Royal Lestari Utama aurait donc dû se soumettre aux mêmes exigences environnementales et sociales que celles requises pour les entreprises qui sollicitent un financement de l’IFC. Dans sa Second Party Opinion, son audit, Vigeo Eiris a bien précisé que les bénéfices environnementaux du projet “sont subordonnés à la mise en œuvre des […] normes de performance de l’IFC”.

Parmi celles-ci, le chapitre sur la conservation de la biodiversité met sur liste noire les projets entraînant une perte nette de biodiversité, notion qui inclut toute forêt naturelle représentant un habitat important pour des espèces menacées ou pour des communautés indigènes.

Tour de passe-passe environnemental

Sans se référer spécifiquement au projet de Royal Lestari Utama, le service de presse de l’IFC a suggéré implicitement que son projet pourrait bien relever de cette clause de non-conformité. Lors d’un échange de courriels avec Voxeurop, il a en effet précisé que peu importe que l’entreprise avait ou pas un permis de défrichement, elle doit quand même prouver ( au cas ou elle a dégradé l'habitat) [...] que son projet n’a entraîné aucune perte nette (de biodiversité) [...]” pour être conforme aux normes de l’IFC. 

En particulier, l’IFC considère que les entreprises sont responsables de toute perte de biodiversité qu'elles causent en dégradant délibérément un habitat naturel “en prévision de l'obtention d'un financement par un prêteur […] pour le projet”. 

En effet, comme le démontrent les différents rapports consultés par Voxeurop, la plantation d’hévéas de Royal Lestari Utama à Jambi a explosé entre début 2013, année de la première visite de Michelin dans la concession et fin 2014, à la signature de la joint-venture. 

La joint-venture Michelin-Barito Pacific avait dès le début planifié de chercher de nouveaux financements”, a confié à Voxeurop une source au fait du projet RLU, qui a souhaité garder l’anonymat, mais les banques n’ont pas considéré les plantations d’hévéas comme des actifs réels suffisants pour constituer une garantie hypothécaire, ainsi que l’espérait la joint-venture

Selon Alex Wijeratna de Mighty Earth, “l’intention de Michelin et Barito Pacific Était était précisément de maximiser la surface de plantation afin de sécuriser le financement de leur projet qui, en réalité, avait commencé bien avant la joint-venture et la déclaration de non-déforestation de RLU.”

Le prospectus de l’offre des obligations vertes commercialisées par BNP Paribas confirme en effet que la production totale inclut les hévéas plantés avant 2015. Ces derniers comptent pour plus de la moitié des surfaces converties au moment de l’émission des obligations vertes.

Et Wijeratna de conclure : “On peut raisonnablement affirmer que ces obligations vertes résultent d’une chasse aux financements planifiée de longue date, incitant à une destruction accrue des habitats, avec la complicité de Michelin.” 

La décision de défricher la forêt pour y planter des hévéas ne semblerait même pas admissible aux termes de la dérogation prévue par l’IFC, selon laquelle “une dégradation importante de l'habitat naturel n'aura lieu que si” la société en question “peut démontrer qu'aucune alternative viable n'existe pour le projet”. En effet, le rapport sur LAJ de Remark Asia et Daemeter Consulting indique qu’en 2010 il y avait plus de 17 000 hectares d’espace ouvert et de buissons (27 % de la concession) disponibles pour planter des hévéas.

A partir de 2014, lors de nos visites de terrain successives, nous avons observé des zones qui avaient été déboisées et plantées d’hévéas, alors qu’elles étaient inadaptées à l’hévéaculture. A l’inverse, d’autres zones, plus propices, n’étaient pas exploitées”, a confirmé à Voxeurop Hervé Deguine. Ce dernier remet même implicitement en cause la fiabilité de l'étude d’impact environnemental approuvée par le gouvernement de Jakarta en 2009, qui aurait autorisé Lestari Asri Jaya à détruire des écosystèmes précieux bien que dégradés : “Nous avons découvert une forêt de grande valeur où [selon le plan d’exploitation de LAJ] il ne devait y avoir que des buissons à défricher. Nous avons dû changer les plans pour protéger ces lieux,” a-t-il ainsi déclaré à Voxeurop. Deguine faisait référence à la période qui a suivi la signature de la joint-venture avec Barito Pacific, avant laquelle Michelin n’a pu qu'assister passivement à la déforestation industrielle.

Dans une réponse publiée quelques semaines après le rapport de Mighty Earth révélant la portée de la déforestation menée par LAJ dans sa concession de Jambi, RLU a précisé que la déforestation industrielle avant la signature de la joint-venture ne visait que des zones "déjà considérées comme dégradées, exploitées ou des terres arbustives au moment où ces licences ont été initialement accordées".

De telles affirmations peuvent donner la fausse impression qu'avant l'intervention de RLU, l'habitat était déjà tellement dégradé que la déforestation industrielle n'a pas entraîné de perte substantielle de biodiversité.

Cependant, l’International Finance Corporation affirme que “si, de l'avis d'un professionnel compétent, l'habitat contient encore […] un ou plusieurs écosystèmes indigènes, il doit être considéré comme un habitat naturel, quel que soit son degré de dégradation".

En effet, les experts environnementaux et les documents que Voxeurop a consultés ont confirmé que la zone défrichée par Lestari Asri Jaya était toujours une partie intégrante de l’habitat forestier comprenant le parc national Bukit Tigapuluh et ses alentours, que le gouvernement indonésien avait lui-même jugé vital pour les espèces menacées. 

La zone de l’Écosystème de Bukit Tigapuluh : une expansion du parc national homonyme aux forêts environnantes, telle qu’indiquée dans le plan de mise en œuvre avalisé par les autorités indonésiennes en 2009.  | Source: Société zoologique de Francfort (FZS) et Direction générale des ressources naturelles et de la conservation des écosystèmes du ministère indonésien de l’Environnement et des Forêts

En 2009 un plan de mise en œuvre étendant le périmètre du parc national avait été convenu par les ONG (comme le WWF),les administrations locales et la Direction générale des ressources naturelles et de la conservation des écosystèmes du ministère de l’Environnement et des Forêts. Toutefois, en dépit de ses engagements, le gouvernement indonésien a cédé aux intérêts économiques : la zone qui aurait dû s'appeler "Ecosystème de Bukit Tigapuluh” n’a jamais vu le jour et les forêts en dehors du parc ont été largement livrées en pâture aux défricheurs, comme LAJ justement.

7. Michelin met fin au jeux

En février 2022, le TLFF, la plateforme des qui émis les obligations vertes, à elle-même demandé le remboursement du prêt, puisque Royal Lestari Utama n’avait pas respecté l’échéance de paiement des intérêts annuels. Le TLFF a persuadé les détenteurs d’obligations d’accepter la proposition de Michelin, devient seul détenteur de Royal Lestari Utama, d’un remboursement anticipé (l’échéance était prévue en février 2033). 

"Michelin a d’abord eu recours aux obligations vertes, malgré le taux d’intérêt assez élevé du prêt, parce qu’il n’avait aucun intérêt à investir davantage son propre argent dans une société qu’il ne contrôlait pas", a confié à Voxeurop une source bien informée. Cette remarque souligne la nature fondamentalement commerciale de cette opération d'éco- financement : "Après avoir pris le contrôle total de RLU, Michelin a trouvé plus pratique de rembourser le prêt pour ensuite emprunter à des taux plus bas sur le marché".  

Les acteurs du projet se veulent rassurants vis-à-vis des investisseurs : "dans le cadre du rachat des parts de Barito Pacific dans Royal Lestari Utama, le groupe Michelin s’est engagé à poursuivre à long terme la réalisation des objectifs environnementaux et sociaux de RLU, au-delà du remboursement des obligations du TLFF", indique ainsi le communiqué officiel

Les réalisations du projet ont été évaluées chaque année (à partir de 2018, date de l'émission des obligations), sur la base des critères ESG que RLU s’est engagé à respecter, y compris ceux inscrits dans la politique du TLFF. Comme notre enquête le démontre, ces critères n’ont pas été respectés.

Cependant, reposant entièrement sur l’engagement volontaire des entreprises, le respect de ces critères ne peut être imposé par les autorités publiques. Le prospectus accompagnant les obligations vertes précise d’ailleurs que tous les principes ESG mentionnés "ne sont pas [...] juridiquement contraignants pour l’émetteur ou toute autre partie” y compris pour RLU, actuellement filiale de Michelin.  

La faiblesse des engagements pris à travers l'émission des obligations est désormais d´autant plus évidente que les investisseurs, remboursés de leur mise, sont sortis de jeu : “Moins il y a d'investissements extérieurs dans le projet, moins il sera transparent, car les détenteurs d'obligations désormais remboursées seront très peu susceptibles de faire pression sur l'entreprise pour qu'elle respecte ce qu'elle a annoncé au départ", a expliqué à Voxeurop un avocat spécialisé dans le droit des affaires.

En d’autres termes, Michelin n’est pas obligé de générer des bénéfices sociaux et environnementaux à venir en contrepartie du soutien financier obtenu grâce aux obligations, pour compenser le ravage écologique perpétré par le passé par son partenaire Barito Pacific, désormais hors de jeu.

Le retrait de WWF du projet en mars 2020 ne fait pas entrevoir une conclusion heureuse (ou verte). “Nous avons des inquiétudes concernant leur engagement en faveur de la conservation et leur manque de transparence", a déclaré un porte-parole du WWF, en expliquant les raisons de la rupture avec Michelin. 


Le travail de terrain en Indonésie réalisé par notre partenaire média Tempo a bénéficié du soutien de Global Initiative Against Transnational Organized Crime. L’enquête a également obtenu le soutien de Environmental Reporting Collective, GRID-Arendal Investigative Environmental Journalism Grants programme, Journalismfund.eu et Mediabridge.
Avec le soutien du fonds Investigative Journalism for Europe

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