Oleksandr Mykhed à Hostomel, en novembre 2022. | Photo: Tymofii Zagrebelny Oleksandr Mykhed in Hostomel, November 2022

“Tout est dans le sang et dans la mémoire” : la guerre en Ukraine vue par l’écrivain Oleksandr Mykhed

Lors d'une visite dans la banlieue de Kiev dévastée par les combats entre soldats russes et défenseurs ukrainiens, l'écrivain ukrainien Oleksandr Mykhed évoque les souvenirs de son quartier et la façon dont la guerre a affecté son travail et sa vie, ainsi que ceux de ses concitoyens.

Publié le 16 février 2023
Oleksandr Mykhed in Hostomel, November 2022 Oleksandr Mykhed à Hostomel, en novembre 2022. | Photo: Tymofii Zagrebelny

“Ne vous inquiétez pas si vous entendez des explosions”, dit Oleksandr Mykhed. "Ils sont en train de déminer ici – nous sommes en train de dérussifier". C'est l'hiver, et Mykhed ouvre la voie à travers son ancienne ville natale d'Hostomel, dans la banlieue de Kiev. Il s'arrête au bord d'une aire de jeux pour enfants : le métal des balançoires, des toboggans et de la balançoire à bascule est troué d’impacts de balles et d'éclats d'obus.

Jusqu'à l'invasion totale de la part de la Russie, le 24 février 2022, il était conservateur d'art et critique littéraire, ainsi qu'auteur à part entière ; aujourd'hui, il se tient près d'un trou d'un mètre de large qui interromp le chemin pavé de l'aire de jeux. Derrière lui, un décor fantomatique de bâtiments incendiés, aux façades éventrées, aux fenêtres béantes : des squelettes qui semblent avoir été violemment retournés, révélant les débris  et les fragments de la mémoire des habitants.

Peu après avoir fui à Tchernivtsi, dans l'ouest de l'Ukraine, Mykhed s'est porté volontaire dans les forces de défense territoriale locales et est actuellement [en novembre 2022, NdlR] affecté dans la région de Kiev. Il est habillé de manière informelle, vêtements et casquette anthracite, et des lunettes sans monture qui font parfois ressortir ses yeux bleus et intenses – comme lorsqu'il tente de décrire des événements que le langage ne peut exprimer.


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"Cette guerre nous apprend qu'il y a toujours une douleur pire à venir", a-t-il écrit début avril dans un journal de guerre publié sur le site du PEN Club Ukraine. "Combien de malheur le cœur humain peut-il supporter ? La douleur de Boutcha ne ressemble à aucune autre. C'est un morceau de chair déchirée. De la chair arrachée du cœur".

Aujourd'hui, il dit : "Malgré tout, je sens que je peux essayer de trouver les mots justes pour parler de ce que nous avons vécu en Ukraine tout au long des derniers terribles mois de cette guerre qui dure déjà depuis huit ans".

Documenter la violence par tous les moyens

Même si Mykhed a été personnellement touché par les atrocités commises à Hostomel, Irpine et Boutcha, il tente de garder une distance d’observateur. Dans ses essais, ses conférences et ses journaux de guerre, il ne se contente pas de partager l’histoire de sa propre perte, il documente également celle d'autres personnes. Les histoires personnelles sont absolument essentielles lorsqu'il s'agit de documenter la violence de l'occupant russe, dit-il : "Nous devons la documenter par tous les moyens dont nous disposons".

Sa propre histoire se déroule ainsi : au petit matin du 24 février, dans un quartier moderne d'Hostomel entouré des forêts de pins typiques de cette région, Oleksandr Mykhed et sa femme Olena sont réveillés par le bruit d’explosions ; à 8 heures, plusieurs vagues d'hélicoptères passent au-dessus de leur tête, tout près de leur maison. "Nous pouvions entendre le vrombissement des hélicoptères et sentir la fumée des explosions", se souvient Mykhed. Ils décident de partir – mais il ne parvient pas à persuader ses parents qui vivent à dix minutes de là, à Boutcha, de les accompagner : "Je n'ai pas trouvé les mots qu'il fallait". De la fenêtre, ils peuvent voir les troupes russes prendre Boutcha : la ville va subir trois semaines d'occupation.

A shell hole in Hostomel. Elisabeth Bauer
Hostomel, novembre 2022. Un trou laissé par un obus. | Photo : Elisabeth Bauer

"Boutcha est une plaie ouverte. Une parmi tant d'autres – Marioupol, Izyum, Kherson – mais c'est celle qui a été le plus documentée et étudiée", dit-il, ajoutant que c'est pour cela qu'il est si important de continuer à en parler : pour se faire une idée de l'ampleur et de la nature systématique des atrocités russes qui continuent d’être perpétrées dans les territoires occupés. "Pour moi personnellement, Boutcha sera toujours une ombre qui a assombri ma famille".

Hostomel en ruines

Aujourd'hui, Mykhed se tient devant ce qu’il reste de sa maison et tente d'expliquer pourquoi les troupes russes ont choisi cette zone particulière pour commencer leur saccage : "Ils s'attendaient à trouver des villages pauvres, mais certains de ces endroits et maisons sont cossus. Ce qu'ils ne pouvaient pas emporter, ils l'ont détruit". De la maison de ville où il a vécu paisiblement avec sa femme et son chien pendant quatre ans, il ne reste qu'une coquille noire.

The Bucha cemetery, November 2022. | Photo: Elisabeth Bauer
Boutcha, novembre 2022. Le cimetière. | Photo : Elisabeth Bauer

Il traverse les paysages des crimes russes, non seulement en tant qu'auteur et soldat, mais aussi en tant qu'ancien habitant. "Tout est dans le sang – tout est dans la mémoire", dit-il. Comme la ville voisine d'Irpine, Hostomel a été attaquée depuis les airs ; après sa libération par l'armée ukrainienne début avril, la moitié de la ville est aujourd'hui en ruines.

Mykhed est hanté par la brutalité avec laquelle la Russie mène une guerre non seulement contre le peuple ukrainien, mais aussi contre les symboles culturels. "La langue ukrainienne a immédiatement réagi : elle se souvient des événements, elle les décrit – et, ce faisant, elle crée une nouvelle base pour la mémoire", dit-il.

Dans la nouvelle réalité ukrainienne, il se préoccupe de la manière dont la guerre influence la langue, donnant constamment naissance à de nouveaux symboles et images lourds de sens, militants ou subversifs.

"C'est une nouvelle réalité avec de nombreux nouveaux symboles", expliquait-il lors d’une conférence en ligne sur "Le langage de la guerre", dans le cadre de sa résidence virtuelle au département des langues médiévales et modernes de l’université d’Oxford, ajoutant que ces changements ont été nécessaires pour permettre de parler de ce qui arrive vraiment au peuple ukrainien, "de ce que la Russie nous fait vraiment subir".

Oleksander Mykhed, Hostomel, Tymofii Zagrebelny
Oleksandr Mykhed à Hostomel, en novembre 2022. | Photo: Tymofii Zagrebelny

Mème de la Vierge Marie

L'aspect militaire du nouveau discours ukrainien est très présent : le drône Bayraktar, par exemple, a été adopté comme symbole unificateur. Il en va de même pour Sainte-Javelin : une image à la manière d'une icône de la Vierge Marie, protectrice de l'Ukraine, armée du lance-roquettes antichar Javelin, qui est devenue un mème. Mykhed affirme que cette image a été extrêmement utile à l'Ukraine et qu'une initiative de collecte de fonds qui y faisait référence a permis de récolter beaucoup d'argent. "Notre ministre de la défense en a une imprimée sur son t-shirt, et elle a également trouvé sa place dans les fresques urbaines." L'Ukrainien a également trouvé ses propres noms pour les drones iraniens Shahed-2 qui sont activement déployés par les forces russes : "scooters", en raison du bruit de leur moteur, ou "balalaïkas volantes" à ause de leur forme.

Parmi les stratégies de survie qui ont émergé pendant la guerre en Ukraine figurent les pyramides emblématiques de sacs de sable recouverts de cellophane qui ont été construites autour des statues sur les places des villes, des symboles étranges de portée universelle : ce qui est menacé est protégé ; ce qui a été perdu – que ce soit pour toujours ou juste pour maintenant – est honoré.

Mykhed considère ses écrits comme faisant partie d'un projet global de documentation et de commémoration qui doit être mené à bien par les Ukrainiens, mais pas seulement par eux. Tant les traumatismes personnels que les traumatismes collectifs doivent être traités – et les crimes de guerre russes doivent être jugés par un tribunal pénal.

"Ces textes me donnent l'occasion de m'exprimer sous une forme artistique : c'est comme un film documentaire que l'on peut jouer dans la tête du lecteur. En même temps, le genre non-fictionnel me donne la liberté de parler de sentiments aussi bien que de faits".

Quand les mots atteignent leur limite

Mais même la simple question "Comment allez-vous ?" – "Jak ty ?" – peut constituer un obstacle insurmontable. Mykhed décrit ce que ressentent actuellement de nombreux Ukrainiens en exil en Europe occidentale : "Dans le cadre du discours dit intellectuel, il est parfois impossible de s'exprimer". Il estime que beaucoup de choses restent entre les lignes, dans le non-dit : une douleur inexprimable, de la colère, un désir de vengeance. Parfois, les mots atteignent tout simplement leur limite.

Journaux intimes, chroniques, essais, livres de non-fiction : autant d'outils pour poser les bases d'une mémoire collective. "Plus nous recueillons de preuves, plus l'espoir est grand que le Russisme ne gagnera jamais – et que l'empire russo-soviétique va enfin se disloquer".

Near a playground in Hostomel, November 2022. | Photo: Elisabeth Bauer
Hostomel, novembre 2022. Près d'une aire de jeux. | Photo : Elisabeth Bauer

Mykhed affirme que c'est leur devoir quotidien, leur destin, de témoigner : "Cela prendra des décennies, bien sûr". Dans le même temps, les Ukrainiens sont bien trop intéressants pour n'être que des témoins : "Nous avons une histoire et une culture riches, un grand sens de l'humour – et nous méritons d'être sous les projecteurs en tant que tels, et pas seulement dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne et de son récit."

Le dernier livre d'Oleksandr Mykhed, titre allemand Blut wird die Kohle tränken (ibidem Press), titre anglais I Will Mix Your Blood With Coal (Nash Format) a été sélectionné pour le BBC Ukraine Book of the Year Award 2020, ainsi que pour le prix Yurii Shevelov.
Cet article a été réalisé lors d'un voyage d'étude en Ukraine organisé par n-ost en novembre 2022.
👉 L'article original sur die tageszeitung

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