Idées Leçons de la guerre | Introduction

Penser à nouveau la renaissance de l’Europe 

Il y a vingt ans, en collaboration avec d’autres intellectuels, Jürgen Habermas avait essayé d’impulser la création d’une sphère publique et d’une identité européennes. Mais cette ambition ne s’est pas concrétisée. En introduction à une nouvelle série d’articles en collaboration avec Eurozine consacrés aux conséquences de l’attaque russe en Ukraine sur l’avenir de l’UE, ses cofondateurs comparent la réponse européenne face à l’invasion de l’Ukraine avec l’opposition à l’invasion de l’Irak en 2003.

Publié le 27 juillet 2023 à 09:59

Il y a vingt ans, le 31 mai 2003, l’allemand Jürgen Habermas, en collaboration avec Jacques Derrida et avec le soutien d’autres grands intellectuels, lançait un projet ambitieux intitulé “Nach dem Krieg: Die Wiedergeburt Europas” (”Après la guerre : la renaissance de l’Europe”) dont l’objectif était d’impulser la création d’une sphère publique européenne qui permettrait à la fois un renouvellement radical de l’Union et l’émergence d’une identité européenne commune. 

Le plaidoyer d’Habermas, publié à la fois dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung et dans Libération, s’inspirait d’une conjoncture historique très particulière : au printemps 2003, de grands rassemblements – les plus importants depuis la fin de la Seconde guerre mondiale – se tenaient dans les capitales européennes pour protester contre l’attaque menée par les Etats-Unis contre l’Irak, en violation du droit international. Par ailleurs, cette guerre obligeait les Européens à constater l’échec de leur politique étrangère commune, tout en déclenchant une controverse sur le nouvel ordre international.

Dans son manifeste, Habermas soulignait que dans une telle situation, le rôle de l’Europe était d’influencer la conception d’une future "politique intérieure mondiale”, l’expérience historique du vieux continent attestant clairement que “dans une société mondiale complexe, les divisions ne sont pas seules à compter ; compte aussi la puissance molle des calendriers de négociations, des relations et des avantages économiques. Dans ce monde, un durcissement de la politique ne saurait se payer du prix d'une alternative aussi bête que coûteuse comme celle de la guerre ou de la paix".

Aujourd’hui, force est de constater que le plan qu’Habermas avait conçu pour l’Europe a échoué. Mais nous pouvons sûrement en tirer quelques leçons et comprendre les différentes raisons de son échec. Sa plus grande erreur a été de fantasmer un “noyau européen”, en omettant presque de prendre en considération les nouveaux membres des pays d'Europe centrale et orientale. Comme si 1989 n’avait jamais existé. En mai 2003, l’élargissement de l’Union était pourtant planifié depuis longtemps, et moins d’un an après la publication de l’article d’Habermas, la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie, la République tchèque et les trois Etats baltes adhéraient à l'Union – Habermas les ayant cependant copieusement ignorés dans son plaidoyer.


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Cette lacune de taille a entraîné nombre de mauvaises interprétations de la situation ; comme partir du postulat que la démocratie peut fonctionner sans réel pouvoir coercitif, permettant ainsi à la Russie de poursuivre librement ses ambitions impérialistes, à l’image de la situation actuelle ; ou se baser sur le principe que l’obstacle majeur à un ordre mondial cohérent n’est autre que l'“unilatéralisme hégémonique” des Etats-Unis et en déduire que l’identité européenne ne doit se construire que dans une stricte opposition à l’Amérique.

Habermas était clairement convaincu que nous – du moins les Européens – vivions une époque d’après-guerre, comme suggéré dans le titre de son manifeste. Même en avril 2022, soit vingt ans après son plaidoyer, les premières réflexions qu’il publie sur l’invasion russe de l’Ukraine débutent par le constat que cette attaque survient “après 77 ans sans conflit”. Bien que par la suite ce passage ait été modifié dans la version en ligne de l’article, l’omission initiale des guerres de Yougoslavie des années 1990, de la guerre russo-géorgienne de 2008, voire du début de la guerre russo-ukrainienne en Crimée et dans le Donbass en 2014, en dit long sur sa position.

Pour Habermas, l’Europe est un projet d’après-guerre et, pour lui comme pour la plupart des Européens occidentaux, tout particulièrement les allemands, l'interdépendance économique était censée prévenir tout conflit militaire majeur, présent ou futur. Le chemin à suivre était clair : un partenariat économique et politique fort à l’intérieur de l’Union, associé au Wandel durch Handel (le "changement par le commerce") à l’extérieur.

Vingt ans plus tard, la guerre en Ukraine nous montre clairement les limites du soft power à l’européenne. L’agression russe représente une menace aussi considérable pour la paix mondiale que la guerre en Irak à son époque. L’offensive russe sur le sol ukrainien ne se contente pas de bafouer le droit international, elle s’attaque aussi directement aux valeurs partagées par l’Europe et l’Occident.

Il est cependant étonnant de voir comment, malgré toutes ses tensions internes et ses failles, l’Europe a su réagir face à l’agression russe, faisant preuve d’une incroyable solidarité, tant dans sa politique envers les réfugiés que dans les sanctions économiques qu’elle a prises et les livraisons d’armes qu’elle a effectuées ; le soutien inconditionnel des Etats-Unis permettant par ailleurs d’offrir une image unie de l’Europe et du reste de l’Occident – du moins jusqu’ici.

La stratégie d'interdépendance a laissé place au nouvel objectif affiché d'indépendance énergétique. La collaboration toujours plus étroite des pays du petit “noyau européen” n’est plus d’actualité : l’élargissement de l’Union est à nouveau au programme, dans l’espoir de créer non seulement une entité économique et sociale, mais surtout un dispositif de politique sécuritaire, destiné à s’assurer une stabilité pérenne face à une situation géopolitique de plus en plus tendue.

Les Balkans occidentaux sont à nouveau au centre de l’attention, tout comme l’Ukraine et la Moldavie. Le centre de gravité de l’Europe s’est ainsi déplacé vers l’Est, non seulement d’un point de vue géographique, mais aussi d’un point de vue politique, le poids décisif de ces pays ne pouvant plus être négligé.

Comment l’Europe doit-elle réagir face à cette configuration radicalement différente ? Il serait grand temps de repenser un nouveau projet.

Avec cette série d’articles, nous souhaitons aider l’Europe à mieux appréhender son identité face au plus grand défi qu’elle doit affronter depuis la Seconde guerre mondiale. Nous avons demandé à d’éminents intellectuels d’Europe de l’Ouest et de l’Est, notamment d’Ukraine, de relever ce défi et de réfléchir à la possibilité d’une “renaissance de l’Europe”.

L’article d’Habermas et de Derrida, qui date de 2003, est avant tout un point de départ, ne limitant en rien l’approche intellectuelle de la réflexion ni le champ des problèmes abordés.

Vienne (Autriche) et Björkö (Suède), juillet 2023

🤝 Publié en collaboration avec Eurozine 
👉 Cet article sur Eurozine.

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