Opinion Journée mondiale de l'aide humanitaire

L’Europe a-t-elle tourné le dos au devoir de vigilance ?

En cette Journée mondiale de l'aide humanitaire, Roger Casale, secrétaire général des New Europeans, et Nazek Ramadan, directirce de Migrant Voice, réfléchissent à la responsabilité de l'Europe dans l'accueil des réfugiés et la sauvegarde des droits de l'homme en Méditerranée.

Publié le 19 août 2020 à 23:31

Il y a cinq ans, le corps sans vie d'Aylan Kurdi, âgé de trois ans, s'est échoué sur une plage de Bodrum, en Turquie. À l'époque, cette image déchirante a déclenché une vague de solidarité à travers l'Europe. "Nous pouvons le faire" avait déclaré Angela Merkel, alors qu'elle accueillait plus d'un million de réfugiés en Allemagne. 

Les réfugiés devraient être accueillis parce que c'est la bonne chose à faire, et non pas en raison de leur contribution. Néanmoins, il faut aussi dire que l'arrivée de ces "nouveaux Européens" a eu un impact social et économique positif. Plus de 60 % des réfugiés avaient moins de 26 ans. L'Allemagne a une population en baisse et a besoin de migrants, surtout avec ce profil démographique. Il en va de même pour l'Europe.

L'expérience allemande nous a appris que les principaux facteurs de réussite sont une bonne coordination entre les villes et les régions, ainsi qu'un soutien à l'acquisition de nouvelles compétences, notamment linguistiques, et à l'accès au marché du travail. Ce n'est pas sorcier.

Le 19 août, Journée mondiale de l'aide humanitaire, nous devons célébrer et renouveler notre engagement envers les valeurs qui ont contribué à cette réussite. Au lieu de cela, nous avons assisté à la mort de 45 migrants, dont cinq enfants, au large des côtes libyennes dans le naufrage le plus meurtrier depuis le début de l’année.

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En comparaison avec d'autres régions du monde, l'Europe n'est pas confrontée à une crise de la migration. Elle est confrontée à une crise de solidarité. Angela Merkel l'a compris et mérite d'être félicitée pour cela.

L'Allemagne assume actuellement la présidence tournante de l'UE, mais peu d'autres Etats membres sont prêts à suivre son exemple.

La principale pierre d'achoppement des réformes a été la répartition des demandeurs d'asile, dans tous les Etats membres de l'UE. L'Italie, la Grèce, l'Espagne et Malte ne peuvent être laissés seuls face à ce défi. Mais jusqu'à présent, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, par exemple, refusent d'accepter leur juste part d'arrivées.

Crise de leadeurship

Lorsqu'Angela Merkel a pris sa courageuse décision en 2015, elle a également rompu avec le règlement de Dublin qui exige que les demandeurs d'asile présentent leur demande dans l'Etat membre dans lequel ils sont arrivés. Tous les dirigeants de l'UE peuvent constater que les dispositions actuelles en matière d'asile et d'immigration ne sont pas adaptées à la situation. Mais il n'y a pas de volonté politique pour y remédier.

Aujourd'hui, il n'y a pas seulement une crise de solidarité, il y a aussi une crise de leadeurship. Nous assistons à une érosion constante de l'approche ouverte et fondée sur les droits humains en matière d'asile et d'immigration. Ceux qui cherchent à sauver des vies en mer ou à fournir une aide humanitaire sont criminalisés. Des missions telles que l’assistance en mer aux migrants (MOAS), qui permettaient en fait de sauver des vies en mer, ont été remplacées par Frontex, une initiative policière de l'UE visant à sécuriser les frontières. Nous avons assisté à des tentatives de criminalisation de maires progressistes comme Domenico Lucano dans la petite ville de Riete, en Italie, et de son projet d'intégration des réfugiés, très apprécié.

Au lieu de créer des procédures sûres et légales permettant aux réfugiés d'entrer en Europe, la politique est axée sur la dissuasion. L'Italie et Malte ont utilisé le coronavirus comme excuse pour fermer des ports. La Hongrie et la Pologne ont profité de Covid-19 pour alimenter la rhétorique anti-migration et négliger encore davantage leurs responsabilités en vertu du droit international. L'UE finance les gardes-côtes libyens et facilite ainsi le retour des réfugiés en Libye, où beaucoup risquent la torture, voire la mort. L'état des camps de réfugiés en Grèce est une nouvelle tache sur la réputation de l'Europe.

Paradoxalement, l'attitude du public à l'égard des migrations est devenue plus positive depuis 2015. Cependant, une étude réalisée par le Dr James Denizon et le Dr Lenka Dražanová pour l'OPAM, l'Observatoire des attitudes du public à l'égard des migrations, a également révélé que l'importance de l'immigration en tant que question a augmenté : "Les électeurs les plus préoccupés par l'immigration – qui avaient souvent déjà une attitude anti-immigration – sont plus susceptibles de voter pour des partis anti-immigration, même lorsque ces partis ne s'alignent pas sur d'autres questions auxquelles ils croient".

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Dans une interview accordée à Deutschland.de, Beate Rudolf, directrice de l'Institut allemand des droits humains, a déclaré : “je vois une menace dans les tendances autoritaires qui propagent des idéologies inhumaines et sont même capables de les mettre en œuvre dans les politiques gouvernementales.

Elle a parlé des menaces qui pèsent sur les droits humains et l'Etat de droit dans les Etats membres de l'UE tels que la Pologne et la Hongrie, mais ses remarques pourraient également s'appliquer à de nombreuses politiques actuelles à l'égard des réfugiés et autres migrants.

Comment l'UE peut-elle inverser ces tendances ? Quand les Européens pourront-ils être à la hauteur de l'image que nous avons de nous-mêmes en tant que citoyens du monde responsables ?  Deux événements récents pourraient en fournir la clé :

Premièrement, les énormes explosions qui ont secoué Beyrouth le 4 août dernier, faisant plus de 200 morts ou disparus (dont au moins 34 réfugiés), 6 000 blessés et 300 000 sans-abri, doivent être considérées comme un signal d'alarme.  Il s'agissait d'un accident prévisible, conséquence de problèmes structurels profonds dans la politique et la société libanaises et les manifestations qui ont suivi les explosions en témoignent.

L’importance de l’empathie

De longues années de désengagement de l'UE et des institutions internationales y sont aussi pour quelque chose. C'est pourquoi la réaction rapide du président Macron à la crise est si importante. En visite à Beyrouth dans les deux jours qui ont suivi l'accident, M. Macron a non seulement promis un soutien financier, mais il a également interpellé la classe politique libanaise, en demandant la création d'une commission d'enquête transparente.  Cela n'a pas été perçu par la majorité de l'opinion publique libanaise comme une ingérence occidentale mais plutôt comme une expression nécessaire et bienvenue des responsabilités de la France et de l'Europe dans la région.

L'engagement de l'Europe vis-à-vis de la Méditerranée doit aller au-delà du simple refoulement des réfugiés de nos côtes. Nous avons besoin d'une approche coordonnée basée sur le développement, la sécurité et les droits humains. Le fait de tourner le dos aux défis auxquels nous sommes confrontés dans le monde laisse un vide moral et politique, facilement exploité par des Etats, tels que la Turquie, qui rivalisent avec l'UE pour exercer une influence dans la région. 

Deuxièmement, la pandémie de Covid-19 a un effet transformateur sur la façon dont nous voyons le monde et les autres peuples. Nous redécouvrons l'importance de l'empathie. Nous admirons les sacrifices consentis par les travailleurs migrants à tous les niveaux sociaux pour protéger notre santé.

Et pourtant, un changement d'attitude du public ne conduit pas à un changement d'approche de la part des législateurs. Au contraire, la politique devient plus restrictive. En l'absence d'itinéraires sûrs et légaux, les trafiquants d'êtres humains et les passeurs continuent à s'attaquer aux réfugiés et aux migrants vulnérables et à mettre leur vie en danger. 

Quand l'opinion publique se retourne contre les migrants, les gouvernements adoptent une législation plus restrictive, mais lorsque les attitudes changent à nouveau, la politique reste la même.

Pendant ce temps, la promiscuité et le manque d'hygiène de base dans les camps de réfugiés en Grèce augmentent les risques pour les réfugiés, les bénévoles et le personnel qui y travaillent, ainsi que pour la population locale. En août dernier, la première épidémie de coronavirus a été signalée, ce qui a entraîné des appels à l'évacuation immédiate de tous les camps installés sur les îles.

Dans son entretien avec Deutschland.de, Beate Rudolf a déclaré : "La deuxième menace pour les droits de l'homme intervien lorsque les gens les prennent pour acquis. L'Etat ne respectera les droits de l'homme que lorsque les gens les exigeront".

Il y a un effet de cliquet lorsqu'il s'agit de l'opinion publique et de la politique d'immigration. Quand l'opinion publique se retourne contre les migrants, les gouvernements adoptent une législation plus restrictive, mais lorsque les attitudes changent à nouveau, la politique reste la même.

La société civile a un rôle clé à jouer dans le changement du discours politique.  Nombre de ceux qui sauvent des vies en Europe étaient eux-mêmes des réfugiés ou des migrants et nous devrions le rappeler. Ils font partie de la solution aux défis auxquels l'Europe est confrontée, pas du problème.

En cette Journée mondiale de l'aide humanitaire, nous, Européens, nous trouvons au milieu de notre propre crise humanitaire. Reconnaître la valeur et l'interconnexion de chaque vie humaine peut rendre nos sociétés plus résilientes. Il est grand temps que nous apprenions à le faire.

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