Reinhold Volkel : "Le Café Griensteidl, à Vienne" (1896).

Ici bat le coeur du continent

Comment définir la “Mitteleuropa” ? Pour l’universitaire tchèque Jiri Travnicek, la région se caractérise par un rapport en perpétuelle évolution avec l’histoire, la géographie et la culture. Entretien.

Publié le 13 mai 2010 à 16:16
Reinhold Volkel : "Le Café Griensteidl, à Vienne" (1896).

L’Europe centrale existe-t-elle véritablement ?

C’est une question de point de vue. Si vous appliquez une grille de lecture rigide, mêlant l’histoire et la géopolitique, il vous sera difficile de distinguer clairement l’Europe centrale. En revanche, avec une grille de lecture plus nuancée, c’est-à-dire culturelle, vous pourrez trouver quelque chose de ce genre. L’Europe centrale est une espèce conceptuelle extrêmement sauvage. Il convient donc de la ménager. Elle n’a ni frontière, ni empire, ni territoire, qui sont toujours sources de querelles et d’hystérie, contrairement à la culture, même la plus basique (dont la culture culinaire), qui rassemble, relie les choses entre elles et cherche les points communs.

Le concept d’Europe centrale renvoie-t-il donc uniquement à une certaine atmosphère culturelle ou également à un territoire spécifique ?

On dit qu’il est avant tout lié à une certaine atmosphère, mais je pense que l’on doit également parler ici de territoire. Il convient de lui donner des contours concrets, aussi bien temporels que géographiques. Sinon, ce n’est rien d’autre qu’une chose éthérée. Je pense qu’il est possible de délimiter ainsi ce territoire : Munich à l’ouest, Szczecin et Gdansk au nord, Vilnius à l’est, Novi Sad et Trieste au sud… Si l’Europe centrale est concevable sans l’Allemagne, elle est impensable sans les Allemands et encore plus sans la langue allemande, dont la présence sur cet espace était dans le passé culturellement obligatoire.

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Comment décririez-vous l’esprit centre-européen à un étranger ?

Je le définirais plutôt de façon négative. Je lui dirais qu’il diffère de ce qui fait l’Europe occidentale, dont les traditions sont bien établies, mais aussi de l’Europe de l’Est (la Russie principalement). Quelque chose entre ordre occidental, civilisation et Asie naissante, dont Metternich disait d’ailleurs qu’elle commençait sur la route orientale menant de Vienne à Rennweg. Je lui expliquerais également que le concept a résisté par gros temps politique. Et j’ajouterais que l’Europe centrale est intimement liée à l’expérience de l’exil. Dans les années 1980, des exilés comme Milan Kundera [né en Tchécoslovaquie et vivant en France depuis 1975] et Czeslaw Milosz [1911-2004, poète et romancier polonais, naturalisé américain, Prix Nobel de littérature en 1980], pour qui le fait que nous puissions être considérés comme une province soviétique était inacceptable, se sont beaucoup interrogés sur la signification du concept d’Europe centrale. Ils ont ainsi été amenés à parler d’“histoire volée” ou encore d’“Occident kidnappé”.

Dans les années 1990, nous avons tous retrouvé l’Europe, mais d’une certaine façon nous avons oublié de revenir en Europe centrale. Il y a aussi chez nous cette thématique très forte : celle du cadavre dans le placard. Considérez par exemple le cas de [l’écrivain hongrois] Péter Esterházy et son roman Harmonia Cælestis, dans lequel il parle avec la plus grande admiration de son père. Il fut révélé, après la publication, que son père avait collaboré avec la police communiste. L’écrivain a dû effectuer une mise au point [dans le livre Revu et corrigé]. En Europe centrale, il est recommandé de ne pas se réjouir ou encenser trop tôt, et donc de ne pas écrire de roman avant que les archives n’aient parlé.

A vous entendre, j’ai le sentiment que l’Europe centrale est liée au passé, à une époque qui n’est plus…

Il en a toujours été ainsi, plus ou moins, enfin en tout cas depuis 1918. L’Europe centrale a toujours baigné dans la nostalgie du passé – celui de l’époque austro-hongroise avant tout, mais également de l’avant-Yalta. Soit nous nous désolons, avec nostalgie, en pensant au passé, soit nous rêvons en imaginant l’avenir. Erhard Busek [politicien autrichien très impliqué dans les questions centre-européennes et balkaniques] a estimé que l’expression “Europe centrale” signifiait le refus du statu quo, la révolte contre ce que l’on appelle la realpolitik. Il s’agirait d’une sorte de présence différée.

On utilise aujourd’hui principalement l’expression “Europe centrale” pour indiquer qu’on n’appartient pas à l’Europe de l’Est. Etes-vous d’accord ?

Oui, mais ce n’est pas propre à l’époque actuelle. Ainsi, après 1989, l’expression a pu être invoquée par les Slovènes, les Croates, les habitants de la province de Voïvodine [en Serbie] et également par quelques Serbes pour signifier une “sortie des Balkans”. J’ai rencontré également quelques Biélorusses qui cherchaient dans l’Europe centrale le moyen de se distancier de Loukachenko, c’est-à-dire de rompre les liens avec le Big Brother de l’Est, un moyen de trouver rapidement une identité de rechange et une nouvelle voie géographico-culturelle…

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