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L'impérialisme russe, ou la maladie chronique de la Géorgie

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’arrivée massive de Russes en exil a particulièrement secoué la société géorgienne, dont les anciens griefs et traumatismes n’ont jamais été véritablement soignés, selon l’auteur géorgien Davit Gabunia.

Publié le 25 août 2022 à 11:11
Avertissement : Pendant que j'écris cet article, la terreur russe fait rage en Ukraine, tuant des gens chaque jour. J'ai honte de chaque mot que j’écris sans demander la fin immédiate de cette atrocité.

Les étés sont en général extrêmement chauds à Tbilissi. Pourtant, sans que je sache exactement pourquoi, j’ai réalisé tous mes travaux importants en été, et à Tbilissi qui plus est. Aujourd’hui aussi, j'ai choisi un café avec un jardin isolé, loin du bruit de la circulation et relativement peu fréquenté le matin pour rédiger cet article. Dans l'après-midi étouffant, les mamans et leurs enfants aiment habituellement se détendre à l'ombre et profiter de la fraîcheur du jardin.

C'est exactement ce qui s'est passé hier : une jeune femme aux cheveux clairs est entrée avec ses deux enfants d'environ 10 et 12 ans. Elle portait des vêtements de luxe et, bien que je sois plutôt ignorant de la mode, difficile de ne pas en deviner le prix lorsque la marque est inscrite en grosses lettres sur le t-shirt. Elle a commandé une glace pour ses enfants et un café glacé pour elle-même, puis a demandé à la serveuse le mot de passe du Wi-Fi. Voilà qui a mis fin à ma journée paisible passée dans mon café préféré. 

Dans son anglais à l’accent géorgien, la serveuse lui a calmement répondu que c'était “StandwithUkraine” – “Aux côtés de l’Ukraine”. En une seconde, la maman à l'air respectable s'est transformée en furie : elle a crié, hurlé et juré en russe – une langue que, malheureusement, je connais assez bien. Apparemment, parce qu'elle ne parlait pas russe, la serveuse n'a pas compris quel était le problème, ce que la femme disait ou ce qui l’avait mise en colère. Folle de rage, cette dernière criait que tout le monde la comprenait parfaitement mais refusait de lui parler en russe parce qu'ils étaient russophobes. 

Après dix minutes de hurlements, le flot de jurons qu’elle débitait s’est tari, et elle est sortie du café en traînant ses enfants derrière elle, marmonnant plus d’insanités tout en s’éloignant. La glace à la fraise et au chocolat des enfants et son café glacé sont restés intacts sur la table. Très vite, trois ou quatre mouches se sont ruées dessus.

Ainsi vit la Géorgie pendant qu’une guerre sanglante fait rage en Ukraine. À première vue, celle qu’on surnommait la "Géorgie ensoleillée" à l'époque soviétique n'a pas beaucoup changé, du moins les Russes qui arrivent aujourd'hui exigent-ils en tout cas obstinément que le pays demeure la même “Gruzia solnechnaya”, où ils s'attendent à être accueillis avec des sourires et un russe approximatif parlé avec un accent pittoresque.

Province russe

Selon les chiffres publiés par le ministère géorgien des Affaires intérieures, 93 865 citoyens russes sont arrivés en Géorgie en mars et avril, soit deux fois la population totale de ma ville natale de Poti, au bord de la mer Noire. Aucun autre chiffre n'a été rendu public depuis lors, mais il suffit de se promener dans les rues de Géorgie pour avoir l'impression d'être dans une province russe ; dans les quartiers du centre de Tbilissi, on entend d’ailleurs parler quasiment que le russe. 

Dans les premiers mois de la guerre en Ukraine, les Russes se faisaient discrets, attachant même les drapeaux ukrainiens à leurs sacs et vêtements pour montrer leur allégeance – pour leur propre sécurité, peut-être. Aujourd'hui, ils expriment le plus souvent leur opposition à la guerre en Ukraine de manière plus affichée encore, car aucune personne décente et saine d’esprit ne peut oublier ce pays dans les circonstances actuelles.

Comment la Géorgie a-t-elle été affectée par la guerre en Ukraine ? L'influence est immense et complexe, impossible à décrire dans les limites d'un court article, d'autant plus que je ne suis ni politicien ni économiste – juste un simple écrivain. 

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Néanmoins, ce que je peux dire, c’est tout d'abord que l'invasion de l'Ukraine par la Russie a fait resurgir les stigmates de la guerre de 2008 entre la Géorgie et la Russie. D’ailleurs, aussi insensible ou même brutal que cela puisse paraître, le sang versé par mon cousin de 19 ans mort dans ce conflit ne me permet pas d'utiliser un terme plus politiquement correct que "guerre" pour désigner ce genre d’événement tragique. Le souvenir de la guerre d'août 2008 a donc été ravivé dans la mémoire collective de mes concitoyens après l'invasion de l'Ukraine. L’attaque a fait resurgir un traumatisme encore récent, qui ne peut être caché ou éradiqué, même si cela semble être l'une des principales stratégies de notre gouvernement. 

Mon opinion peut paraître naïve, mais lorsqu'on vit dans son propre pays sans aucun désir d'aller voir ailleurs, comme moi, lorsqu'on aime son pays, chaque pas que celui-ci fait dans la mauvaise direction laisse une cicatrice profonde et provoque une douleur insupportable. Peut-être cela explique-t-il mon ton quelque peu affecté, provoqué par le sentiment d'impuissance totale qui me prend lorsque tout ce que je peux faire, c’est participer aux manifestations contre la guerre à Tbilissi, lorsque mon système nerveux doit constater avec dépit que ceux qui ont la responsabilité d'agir – à savoir le gouvernement géorgien – ne font rien.

La même chose s'est produite cette fois-ci. Des milliers d'entre nous sont descendus dans la rue tandis que les autorités géorgiennes, dont les dirigeants formels ou informels ont des intérêts commerciaux directs et parfois criminels en Russie, n'ont rien fait à part produire des déclarations aussi embarrassantes que prudentes. Parfois, elles ont même été au-delà de ce qui aurait été judicieux, nous obligeant à nous excuser publiquement et de manière très affichée auprès du peuple ukrainien d'avoir un gouvernement aussi honteux. Mais est-ce une consolation pour ceux qui entendent les sirènes anti-aériennes plusieurs fois par jour sans savoir s'ils arriveront à temps à se mettre en sécurité dans leur abri ?

Évidemment, lorsque les institutions démocratiques sont bridées, lorsque le gouvernement ne reflète pas la volonté générale de la société, les réseaux sociaux se chargent d'informer le public. C'est particulièrement vrai en Géorgie, où les clashes et les joutes verbales font rage sur les réseaux sociaux. Mais tout cela n'est que l'expression d'une impuissance totale des citoyens, ou du moins de certains d'entre eux ; une démonstration de désespoir après avoir réalisé qu'ils ne peuvent rien faire pour impulser un changement. C'est alors qu'ils exercent le seul droit qui ne leur est pas encore refusé : la liberté d'expression. Mais comme le dit un vieux proverbe : le chien aboie, la caravane passe.

Revenons-en aux faits : les Russes sont arrivés en masse en Géorgie et, bien qu'ils se soient d'abord présentés comme des exilés politiques fuyant le régime de Vladimir Poutine, il est évident aujourd'hui qu'il y a très peu de véritables réfugiés parmi eux. La majorité d'entre eux fuient le désagrément occasionné par les sanctions européennes et américaines. D’ailleurs, pourquoi ne le feraient-ils pas ?

Depuis l'époque de l'Empire tsariste, les Russes n'ont-ils pas toujours considéré la Géorgie comme un pays exotique et ensoleillé, aux paysages merveilleux et à la population quelque peu sauvage, un pays qu'ils n'ont jamais jugé digne d'être indépendant ? Pour eux, c'était une petite colonie à laquelle ils avaient apporté la civilisation, la sauvant d'autres menaces à la fin du XVIIIe siècle. Il n'est donc pas surprenant qu'aujourd'hui, certains Russes – nourris par les stéréotypes sur les Géorgiens fournis par Pouchkine, Lermontov et d'autres écrivains – crient sur les jeunes Géorgiens parce qu'ils ne parlent pas russe et les traitent de russophobes.

Remonter le temps

Ce serait une erreur de croire que j’exagère. Dans la Géorgie d'aujourd'hui, il est assez courant que les Russes qui ont "échappé au régime de Vladimir Poutine" achètent des maisons, créent des entreprises et, surtout, demandent sans honte qu'on ne leur rappelle pas les événements qui se déroulent en Ukraine. Ils ne semblent ni en avoir conscience ni être particulièrement inquiets de la guerre en cours.

J'aimerais maintenant remonter dans le temps, bien avant le début de la guerre. Chaque fois que je parlais à mes collègues européens, notamment allemands et français, de la relation entre la Géorgie et la Russie, je sentais toujours une forme de scepticisme chez eux. Je surprenais leur regard dubitatif jeté sur moi, comme pour me laisser entendre que je souffrais de russophobie, que j'étais pris de paranoïa, alors que les choses que je décrivais n'étaient en réalité pas si erronées. Je suis tout à fait conscient qu'il est pratiquement impossible d'expliquer la complexité de ces relations à une personne qui n’en connaît pas le contexte. 

Quelques conversations ne suffisent pas à convaincre quelqu'un que la Géorgie était une colonie de l'Empire russe après 1801 – colonie étant précisément le terme correct. Comment décrire une lutte d'un siècle pour préserver sa propre langue – langue qui non seulement n'est pas apparentée au russe ou à d'autres langues slaves, mais qui n'appartient même pas au groupe indo-européen ? Le monde entier a certainement entendu l'affirmation russe selon laquelle l'ukrainien n'est pas une langue indépendante, mais un dialecte russe. En tant que parfait locuteur de la langue russe, je peux affirmer haut et fort que l'ukrainien est une langue à part entière, différente du russe ; une langue que l'Empire a combattue sans succès pendant bien longtemps. Mais la vérité, chers lecteurs, est que la langue ukrainienne a quand même survécu.

Lorsque la Russie a envahi l'Ukraine en février, de nombreux Européens jusqu'alors sceptiques ont commencé à voir la vérité. Ils ont admis que la Russie représentait une véritable menace pour le monde, et que je ne souffrais donc pas de russophobie. Il est tragique qu'il ait fallu une catastrophe humanitaire d'une telle ampleur pour les convaincre, qu’un nombre aussi stupéfiant de victimes ait été nécessaire pour qu’eux aussi voient enfin la vérité. 

Toujours assis dans mon café préféré, j'ai fait une courte pause dans mon travail et fait défiler les réseaux sociaux. Les agences de presse géorgiennes publiaient les photos des funérailles de Liza, 4 ans, tuée lors du bombardement de Vinnytsia. La guerre se poursuit, implacable, sans que l’on puisse en entrevoir la fin. Et si nous avons appris une amère leçon et que nous avons à présent le courage d'affronter la vérité à un coût aussi inhumain, il est de notre devoir de nous en souvenir, de ne pas retomber dans nos zones de confort. 

La direction de l’UE

Mais la réalité est que l'information a changé en Europe et en Géorgie aussi : les événements en Ukraine n'occupent plus la première place dans les médias, ou plutôt sont moins mis en avant par rapport aux premiers mois de l'invasion. 

La Géorgie entre dans une période décisive. Pour obtenir le statut de candidat à l'adhésion à l'Union européenne, le pays doit répondre à un grand nombre d'exigences et de demandes. Mon pays est confronté à un choix critique : soit le gouvernement en place abandonne ses liens et ses intérêts avec la Russie ainsi que sa rhétorique ouvertement pro-russe et prend les mesures nécessaires pour aller dans la direction de l'UE, soit nous resterons là où nous sommes depuis plus de deux cents ans – dans le cloaque du Grand Empire russe. J'assume l'entière responsabilité du choix d'un mot aussi grossier. Pour être honnête, j'ai essayé de contenir mon indignation, ma fureur et ma révolte, d'empêcher mes émotions de se déverser sur le papier, de faire en sorte que cet article soit aussi modéré que possible. Sinon, ces mots n’auraient été qu’un raz-de-marée interminable de désespoir et de misère sans aucun apport significatif.

J'écris ces lignes en juillet 2022. Une fois de plus, la Géorgie souffre de la Russie comme d'une maladie virale chronique qui ne peut être totalement guérie. Cependant, il est toujours possible de tenir la maladie sous contrôle grâce à un traitement correct. Pendant que des gens meurent en Ukraine, j'entre le mot de passe “StandwithUkraine” dans un café de Tbilissi pour accéder au Wi-Fi. C'est tout ce que je peux faire. Désolé, Ukraine.     

Traduit avec le soutien de la European Cultural Foundation
En partenariat avec S. Fischer Stiftung

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