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Journalistes sans médias, médias sans journalistes : le paradoxe de l’Ukraine en guerre

Malgré la guerre, le journalisme a le vent en poupe en Ukraine. Les journalistes lancent leurs propres plateformes sur Telegram ou YouTube, mettent l'accent sur un contenu exclusif et gardent un intérêt pour les sujets non liés à la guerre, comme le “lifestyle”, les nouvelles technologiques ou l’économie.

Publié le 15 décembre 2023 à 09:31

Est-il approprié de parler des nouvelles tendances médiatiques en temps de guerre ? La réponse est oui, et c’est ce que nous devrions d'ailleurs faire. Le monde avance et se développe constamment – et cela inclut les médias ukrainiens, heureusement. Et si un journaliste vous dit le contraire, ou vous soutient que les médias ukrainiens ont cessé d'exister, c'est qu'il ne suit pas la situation en cours. 

Si un certain nombre de médias ont en effet disparu à cause de la guerre, d’autres ont vu le jour pour prendre leur place et continuent d'émerger aujourd’hui, principalement en ligne. L'Union nationale des journalistes d'Ukraine (NUJU), en collaboration avec des partenaires internationaux, continue d'apporter un soutien inestimable aux médias du pays.

Voici quelques nouvelles tendances constatées dans les médias ukrainiens aujourd’hui : 

1. Les journalistes créent leurs propres plateformes en ligne

De nombreux journalistes ayant perdu leur emploi ont créé leurs propres plateformes en ligne sur Telegram ou YouTube – des initiatives parfois très populaires, qui ont permis aux journalistes derrière de franchir une nouvelle étape dans leur carrière. D’autres reporters, plus simplement, n’ont que leur page Facebook pour média. 

Toutefois, ce type de média personnel évoque clairement une forme de blog, et il serait préférable qu'il soit employé en complément du journalisme traditionnel. Je suis personnellement convaincue qu'on ne peut rester un journaliste professionnel qu’en travaillant pour des médias professionnels, ou en coopérant avec eux.

2. Les publications sans contenu exclusif n’ont pas d’avenir

Des journalistes sans organisation de presse, c'est une triste réalité. Mais la situation est encore plus paradoxale en vérité : il existe aussi des médias ... sans journalistes. Nombre de médias privilégient désormais les rédacteurs de contenu, dont le travail consiste à augmenter le trafic pour attirer la publicité. Les journalistes sont souvent considérés comme "superflus", sous-estimés dans tous les sens du terme. Mais reconnaissons une nuance importante : Google attribue un mauvais classement aux médias qui ne publient pas de contenu exclusif (interviews, enquêtes, etc.), parce qu'il ne considère pas ces publications comme dignes d'attention. Ces médias n'ont pas de perspectives d’avenir.

3. Aujourd’hui, le sujet principal est la guerre, mais les autres thématiques ne sont pas moins populaires

Bien sûr, les lecteurs sont intéressés par les nouvelles de la guerre, les interviews d'experts militaires, etc. Mais les sujets normalement traités en temps de paix sont également très demandés : l'économie, le sport, la culture, la science, le style de vie (gastronomie, mode, design, etc.) ... Par exemple, les thèmes de la rénovation et de la décoration d'intérieur font l'objet d'une forte audience sur les médias en ligne. Pourquoi ? Car les gens commencent à accorder une importance particulière à la vie de famille et au confort de la maison. Ceux qui ont été contraints de quitter leur maison la regrettent et veulent y retourner dès que possible. La vie continue malgré la guerre.

À mon avis, préserver la spécialisation des journalistes est devenu extrêmement important. Les spécialistes sportifs doivent continuer à traiter l’actualité des sports, et les experts de l’économie doivent pouvoir couvrir celle-ci. Aujourd'hui, il est urgent de discuter de la reconstruction de l'Ukraine et de la restauration de ses industries après la guerre. Pour y parvenir efficacement, les journalistes professionnels doivent connaître leur sujet sur le bout des doigts et suivre ce qui se passe dans leur domaine.


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4. Mettre l’accent sur la vérification des faits 

La vérification des faits est à la fois importante et demandée. Par exemple, l'agence de presse ukrainienne Ukrinform dispose d'une rubrique intitulée "Fact checks". "Ukrinform garantit à ses lecteurs une exactitude à 100 % et les aide à reconnaître et à démentir les fausses informations”, promet Ukrinform. L'agence précise que la vérification des faits est effectuée par un groupe au sein de sa section étrangère. Une formation à la vérification des faits a été dispensée à la rédaction par des experts de l'AFP, qui dispose d'une expertise de premier plan en matière de vérification de l'information, et une autre par l'agence de presse autrichienne APA.

5. La technologie est le thème le plus prometteur

Presque tous les médias généralistes ont désormais une section consacrée à la technologie. En outre, de nouvelles publications sur les technologies sont en train d’émerger en Ukraine. La popularité du sujet s'explique notamment par le fait que les nouvelles technologies sont un moteur économique : elles sont importantes pour le développement de l'Ukraine aujourd'hui, et le seront tout autant une fois la guerre finie.

6. L’économie, autre focus

L'actualité économique représente un autre centre d'intérêt des médias ukrainiens. Le sujet est manifestement essentiel pour le redressement du pays. Il est souvent question du secteur de la construction, de l'agriculture ou de l'hôtellerie. Un créneau journalistique connexe est celui traitant du “lifestyle” (mode, alimentation, design, tourisme, etc.). Ce type de contenu est bien référencé sur les réseaux sociaux, ce qui contribue à attirer la publicité. En tant que première rédactrice d’Ukraine spécialiste “lifestyle”, le thème me tient particulièrement à cœur. Il s'agit d'un nouveau créneau dans le journalisme ukrainien, qui présente beaucoup d'intérêt et de potentiel. Comprendre et anticiper les tendances est la clé du succès des entreprises et de l'économie du pays dans son ensemble.

7. La quantité détermine la qualité

Un phénomène médiatique récent est ce que l'on appelle le "gatekeeping". Il s'agit d'éviter une surabondance d'informations en les sélectionnant avec plus de soin. Contrôler davantage le flux d’information peut également augmenter le nombre de vues sur les médias en ligne, y compris en Ukraine. Les articles des principales publications du pays tendent à devenir plus courts, tout en restant aussi informatifs.

8. L’intelligence artificielle s’installe, mais le journalisme en direct reste plus important

L'impact de l'intelligence artificielle (IA) se fait sentir dans le monde entier. Les principaux médias commencent à déployer des systèmes de gestion de contenu par IA qui recommandent des sujets d’article, sélectionnent des mots-clés, rédigent des titres, etc. L'intelligence artificielle commence à remplacer les rédacteurs. Dans le même temps, le journalisme en direct, qui reste irremplaçable, prend de plus en plus de valeur.

Cet article est publié en partenariat avec le projet Voices of Ukraine du Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF).

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