Idées Liberté de la presse

Pour les journalistes réfugiés en Europe, c’est l’exil perpétuel

L'Europe offre un abri à nombre de journalistes ayant dû fuir les persécutions dans leur pays. Mais trop souvent, ceux-ci ne reçoivent pas le soutien nécessaire pour continuer à faire leur travail correctement – et certains finissent par jeter l’éponge, explique l'écrivain néerlandais Toon Vos.

Publié le 1 février 2023 à 15:18

“C’est ridicule. Vous ne pouvez pas être un journaliste environnemental sans parfois être confronté au danger”, s'exclame le journaliste sud-soudanais Opoka p'Arop Otto. Nous sommes à La Haye, à la conférence True Stories sur le journalisme narratif, au cours d’une présentation d'Uwe H. Martin, un “conteur visuel” – comme il se définit lui-même. Sa femme, Frauke Huber et lui ont produit d'innombrables séries de photographies documentaires bluffantes et qui auraient toute leur place dans un musée.

Lors de la séance de questions-réponses qui suit la présentation de Martin, Opoka demande pourquoi celui-ci a choisi de travailler sur le changement climatique et le déclin environnemental aux Etats-Unis : n'y a-t-il pas des cas plus urgents, dans d'autres parties du monde, qui pourraient bénéficier de l'attention de Martin et Huber ? La réponse du journaliste est simple, mais honnête : "Parce que je n'aime pas le danger."

C'est ce qui a fait dire à Opoka qu'on ne pouvait pas être journaliste environnemental et se tenir à l'écart des problèmes. "Mes oncles avaient l'habitude de dire : ‘Si tu es un bon journaliste, tu vas te faire tabasser’". Ancien rédacteur en chef d'un journal sud-soudanais, il a fait l'objet de plusieurs menaces pour sa sécurité dès l’indépendance du pays, en 2011. En raison de son métier, il a été accusé à tort, emprisonné, torturé et menacé, ce qui l'a finalement conduit à s’exiler. Selon l'UNESCO, dix journalistes ont perdu la vie en raison de leur travail au Soudan du Sud depuis son indépendance. Opoka raconte d’ailleurs son histoire dans Asylum, une série de podcasts à venir produite par Alibi Investigations.

Opoka n'est qu'un exemple des nombreux journalistes tombés dans le collimateur de gouvernements pour leurs reportages. Dans certaines régions du monde, être journaliste signifie de facto devenir un défenseur des droits humains, quelqu'un qui s'obstine à rechercher et à rapporter la vérité au risque d'être blessé ou exilé. Quelqu'un qui élève une voix critique contre l'oppression et la violence. Mais cela a un coût.


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L'état de la liberté de la presse reste une source de préoccupation au niveau mondial, les journalistes étant chaque année plus confrontés aux dangers du métier : emprisonnement, agression... Et si des associations de défense telles qu'Amnesty International s'efforcent d'obtenir la libération des personnes injustement détenues, les journalistes doivent parfois prendre la difficile décision d'abandonner leur travail en raison des risques encourus.

Durant son séjour en tant qu'invité du programme d'échange Shelter City pour les défenseurs des droits humains, Opoka a été accueilli dans les rédactions et les locaux officiels néerlandais. Pourtant, après que celui-ci ait demandé l'asile et obtenu la nationalité néerlandaise, les portes de l'opportunité ont semblé se refermer. Malgré sa grande expérience, trouver du travail dans le secteur des médias n’a pas été facile.

Une journaliste kényane présente à la conférence True Stories a aussi confié à l’occasion qu’elle se battait depuis près de dix ans pour s'établir dans le paysage médiatique néerlandais. L'explication habituelle donnée aux difficultés rencontrées par des journalistes comme elle et Opoka – tous deux de langue maternelle anglaise – a souvent été qu'ils ne parlaient pas le néerlandais. Mais cela n'a pas empêché des journalistes britanniques – qui ne parlaient pas non plus la langue locale à leur arrivée – d'être engagés par ces mêmes médias.

Malgré les appels à plus de diversité dans le paysage européen, les discussions ai sein des rédactions restent souvent douloureusement homogènes, et si les nouvelles idées et façons de penser sont encouragées, on attend souvent qu'elles émergent de l'intérieur. Les journalistes exilés demeurent à l'écart, alors qu'ils offrent des idées et des perspectives précieuses sur des questions essentielles telles que la migration, les conflits, l'intégration et les questions environnementales.

En 2022, la Fondation Evens, la Stichting Verhalende Journalistiek (Fondation pour le journalisme narratif) et Are We Europe ont mis en place le programme Journalistic Voices Diversified, afin d'aborder cette question et de réduire le fossé entre les journalistes exilés et les médias européens. Quatre journalistes exilés du Venezuela, de Palestine, d'Egypte et du Sud-Soudan (Opoka p'Arop Otto) ont à l’occasion participé à une série d'ateliers, de discussions et d'autres événements, et ont également reçu du temps et des fonds pour travailler sur leurs propres projets journalistiques. J'ai eu le privilège de gérer ce projet pour Are We Europe et de participer à des réunions hebdomadaires avec les journalistes concernés.

Nous avons commencé par identifier les problèmes auxquels étaient confrontés les journalistes en exil et la manière dont le programme pouvait y répondre. Une approche collaborative a été adoptée dès le départ, afin de nous assurer que le programme répondrait réellement aux besoins et aux préoccupations des journalistes, plutôt que d'être simplement défini par des notions préconçues de résultats “souhaitables”.

Au lieu d'adopter une approche de la diversité basée sur des quotas, nous avons exploré les façons dont les journalistes exilés pouvaient bénéficier aux médias, avant de comparer les paysages médiatiques de la Belgique et des Pays-Bas avec ceux des pays d'origine des participants dans le but d'identifier les compétences qui pouvaient être développées. L'espace nécessaire pour mettre en avant leurs propres intérêts et explorer de nouvelles approches journalistiques a aussi été accordé aux participants.

Certains journalistes exilés ont trouvé le début de carrière en tant qu’indépendant plutôt déconcertant. Omeyma Khair-Masoud, présentatrice de télévision en Palestine, a été frustrée par son équipement lors d'un atelier de podcasting. "J'avais l'habitude d'avoir un caméraman et un preneur de son dès que je claquais des doigts", s'est-elle exclamée en levant les mains. En tant que journaliste freelance en Belgique, elle doit tout faire elle-même, y compris enregistrer ses interviews et en traiter les résultats. Malgré les efforts des ONG qui soutiennent ces journalistes en exil, nombre d'entre eux se sentent contraints d'abandonner leur travail, celui-là même qui leur tient tant à cœur qu'ils ont quitté leur pays pour pouvoir l'exercer.

Tout le long du programme Shelter City, Opoka a souvent évoqué le dilemme auquel il était confronté : tout risquer en retournant au Sud-Soudan pour y reprendre son travail, ou rester aux Pays-Bas par sécurité. Difficile d'imaginer comment prendre une décision aussi lourde de conséquences, surtout pour quelqu'un qui a tant investi dans son métier.

Les journalistes évoluant dans des environnements hostiles ne sont pas du genre à reculer facilement. Ils défendent ce en quoi ils croient et considèrent leur travail comme un honneur, un témoignage de leur intégrité. Choisir l'option la plus sûre signifie s'en aller. Mais c'est peut-être la seule façon pour eux de continuer à raconter leurs histoires.

Cet article a été réalisé dans le cadre du projet Journalistic voices diversified de Evens Foundation.
En collaboration avec Evens Foundation

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