Idées L’UE et le COVID-19

Le virus a-t-il vraiment ramené l’Etat-nation au centre du jeu ?

Peut-être pas, estime le politologue Jan Zielonka. Si la crise du coronavirus a en effet remis l'autorité des Etats membres au centre du jeu, celle-ci ne peut fonctionner que dans un réseau complexe de gouvernance à plusieurs niveaux.

Publié le 31 mars 2020 à 08:56

De Madrid à Paris, de Berlin à Varsovie, l’Etat-nation semble connaître une incroyable renaissance. Les frontières sont de retour, et avec elles l’égoïsme national. Chaque gouvernement national se concentre sur son propre peuple, et chacun prétend être mieux préparé que ses voisins pour faire face à la crise du coronavirus.

Du jour au lendemain ou presque, les capitales nationales ont effectivement rapatrié la souveraineté cédée à l’Union européenne sans demander l’avis de leurs propres citoyens ou de Bruxelles. Elles gouvernent pratiquement par décret, comme si elles étaient en guerre. “Nous sommes en guerre”, a déclaré le président français, Emmanuel Macron, qui a envoyé des unités armées dans les rues pour faire respecter des ordres draconiens. D’autres dirigeants ont plus ou moins suivi le mouvement.
L’épidémie de coronavirus semble inverser le cours de l’histoire. La mondialisation et l’intégration européenne ont disparu. La lutte héroïque des Etats pour la survie nationale est de retour.

Le scénario du retour de l’Etat semble familier, mais il est trompeur. Le coronavirus a en effet montré la nécessité d’une autorité publique pour faire face à l’urgence, mais cette autorité se situe en partie au niveau de l’Etat, en partie au niveau local et en partie au niveau européen.

Un réseau complexe

Depuis une trentaine d’années, le secteur privé s’est largement développé aux dépens du secteur public ; les bénéfices ont généralement été privatisés tandis que l’Etat a dû assumer les risques. Avec le coronavirus, ce risque a atteint des proportions historiques, le secteur public est rappelé aux armes – et il est là pour rester, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, cette fois-ci, il va opérer de plus en plus à différents niveaux territoriaux, ce qui signifie que les Etats devront agir par le biais d’un réseau complexe s’ils veulent rester utiles et légitimes.

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Le coronavirus a révélé l’ampleur de l’état d’abandon du secteur public après une longue période de folie néolibérale. Aujourd’hui, personne en Europe n’ose prétendre que les hôpitaux privés peuvent mieux combattre le virus que les hôpitaux publics. Les infirmières sous-payées de ces derniers sont aujourd’hui plus précieuses que les consultants en santé privés.

Ces hôpitaux publics et ces infirmières sont généralement au service des autorités régionales, et ils doivent compter sur des médicaments et des équipements produits dans d’autres pays. Les autorités locales sont de plus en plus mécontentes des instructions venant des capitales nationales, principalement parce qu’elles trouvent les solutions nationales inadaptées à leur situation locale.

Solution commune

L’un après l’autre, les Etats promettent une aide financière non seulement à leurs hôpitaux, mais aussi à leurs entreprises et à leurs travailleurs. Toutefois, ces promesses ne peuvent être mises en œuvre que s’il existe une solution commune au sein de la zone euro, de l’UE et peut-être aussi du G7 et du Fonds monétaire international. L’impact réel de ces injections financières dépendra également de la réaction des marchés transnationaux. Et là encore, sans la coopération des autorités locales, les responsables politiques nationaux ne parviendront à tenir aucun de leurs engagements.

Les Etats ont effectivement fermé leurs frontières nationales, mais il s’agissait d’une mesure plutôt symbolique, car les frontières les plus importantes se situent autour des villes ou des régions où l’on observe des foyers d’épidémie. Je doute qu’avant l’épidémie, un ministre italien ait jamais visité des lieux tels que Codogno ou Vo’, qui sont les épicentres des infections. Pourtant, c’est au sein de ces petites communautés, et non à Rome, que se déroule la véritable bataille contre le virus. Les Etats peuvent être tentés de conserver des frontières strictes après la fin de cette alerte à la pandémie, mais il est difficile de voir quoi que ce soit de positif dans une telle démarche.

Une politique migratoire efficace exige un engagement transfrontalier multinational avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Les cyberattaques peuvent difficilement être arrêtées par les frontières des Etats. Les communications et les flux financiers via Internet ne respectent pas non plus les frontières nationales. Et il est difficile d’imaginer comment les Etats-nations peuvent, à eux seuls, faire face au changement climatique.

L’autarcie économique

Certains hommes politiques nationaux ont promis de libérer leur Etat de la dépendance à l’égard des importations de certains produits sanitaires. Cela peut s’avérer judicieux dans certains cas. Il n’y a rien de mal à produire des gants ou des masques sanitaires italiens ou belges, plutôt que de mendier des gants ou des masques auprès de la Chine en cas de crise. Pourtant, l’invention et la production de médicaments antiviraux ou antibactériens modernes nécessitent un engagement mondial et régional. L’autarcie économique n’est pas propice à l’innovation et à la prévention des crises.

De plus, les identités culturelles ne sont plus aussi simples que le prétendent les politiciens nationalistes. Ce n’est pas seulement le cas dans des Etats multinationaux comme le Royaume-Uni, la Belgique ou l’Espagne. L’Italie ou l’Allemagne ont des identités régionales fortes, sans que cela se traduise par des revendications nationalistes. Les identités urbaines gagnent en importance, mais les villes ne s’intéressent pas aux passeports, à la souveraineté et aux frontières.

Même dans un Etat-nation aussi traditionnel que la Pologne, les Polonais libéraux sont en conflit avec les illibéraux, les Polonais urbains avec ceux des périphéries et les Catholiques sont en désaccord avec les laïques (la sécularisation des jeunes Polonais est quant à elle est frappante). S’il y a quelque chose qui unit les Polonais à l’heure actuelle, c’est leur enthousiasme pour l’Union européenne, soutenu par près de 90 % de la population. Au XXIe siècle, l’idée souverainiste selon laquelle les peuples de tout le continent s’uniront sous des drapeaux nationaux est un vœu pieux, d’où la difficulté de recréer une Europe des seuls Etats-nations.

Mauvaise nouvelle

En résumé, le retour du secteur public au centre du jeu n’annonce pas le retour des Etats-nations à leur gloire passée. C’est une mauvaise nouvelle non seulement pour les nativistes, mais aussi pour les socialistes traditionnels qui considèrent l’Etat-nation comme la seule source viable de biens publics. Ceux qui croient que la démocratie ne peut bien fonctionner que dans les Etats-nations et non au-delà seront également déçus.

La démocratie locale et européenne n’est sans doute pas sans faille, mais si nous examinons les données qui montrent le peu de confiance des citoyens dans les parlements nationaux, nous devrions commencer à penser à la démocratie de manière originale. Les autorités publiques, à quelque niveau territorial que ce soit, doivent être transparentes et responsables. Elles devraient également envisager un degré significatif de participation des citoyens. Si cela n’est pas le cas, les intérêts particuliers se saisissent de la chose publique.

Le bon fonctionnement du secteur public revitalisé exigera une réflexion créative et une ingénierie institutionnelle plus poussée que celles actuellement proposées par les libéraux ou les souverainistes. Les Etats-nations sont peut-être là pour longtemps, mais ils devront travailler en association avec d’autres pouvoirs publics.

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