Décryptage European Green Deal

L’Europe est-elle socialement prête pour l’objectif de 55 % de réduction des émissions de CO2 ?

Le rôle central joué par les mécanismes de marché dans le train de mesures climatiques de la Commission européenne soulève de sérieuses interrogations quant à l’efficacité de ce dispositif et à ses effets distributifs.

Publié le 14 octobre 2021 à 10:47

Le train de mesures climatiques intitulé Fit for 55 présenté par la Commission européenne le 14 juillet dernier est ambitieux. Grâce à ces mesures, l’Union européenne serait en bonne voie d’atteindre ses cibles climatiques pour 2030 et les jalons seraient posés pour la réalisation de son objectif de neutralité des émissions à l’horizon 2050. Jusque-là, il n’y a rien à redire.

Mais l’Europe a-t-elle opéré les ajustements sociaux nécessaires pour la mise en place de ce train de mesures ? Ce dernier est-il compatible avec le principe de “transition juste” plébiscité au sein de l’Union et des institutions européennes ? Les efforts déployés précédemment à cet égard étaient davantage axés sur l’emploi, les politiques régionales et la politique industrielle – les principaux domaines couverts par le Fonds pour une transition juste établi dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe. Mais cette fois, ce sont les effets distributifs de la transition juste qui sont sur la table.

Les éléments clés du train de mesures sont un nouveau système d’échange de quotas d’émission (SEQE) pour la distribution des carburants destinés au transport routier et à la construction – la première fois que les marchés du carbone auraient un impact direct sur la population – et un Fonds social pour le climat.

Effets distributifs régressifs

L’argument selon lequel une politique climatique ambitieuse et efficace doit s’inscrire dans un cadre équilibré est porté de longue date par Cambridge Econometrics, la European Climate Foundation, l’Institut du développement durable et des relations internationales et la Confédération européenne des syndicats. Les objectifs ne peuvent être atteints qu’au travers d’un déploiement simultané et bien calibré de réglementations, de normes et de mécanismes de marché. Si ces derniers éléments sont essentiels pour envoyer les bons signaux de prix aux acteurs du marché ainsi que pour changer les schémas d’investissement et les comportements, ils n’auront les effets désirés que dans des marchés qui fonctionnent correctement.

C’est encore loin d’être le cas pour les marchés du carbone – en particulier dans les secteurs du transport routier et de la construction. La décarbonisation dans ces deux secteurs est à la traîne par rapport au reste de l’économie et une approche plus radicale s’impose. Des "rigidités" sont observées sur les marchés du transport et de la construction : leurs émissions ne répondent pas aux signaux de prix. Étant donné que les technologies sobres en carbone nécessaires ne seront pas disponibles tout de suite, les consommateurs devront pendant un temps payer un prix plus élevé pour le carbone, sans avoir véritablement d’autre choix que de recourir à des systèmes reposant sur les énergies fossiles. 

Qui plus est, ces signaux ont des effets distributifs significatifs et régressifs – les ménages à faible revenu, qui dépensent une plus grande partie de leur revenu dans le carburant et les transports, seront touchés de manière disproportionnée. Ils sont également moins à même d’opérer cette transition, car, si le coût de fonctionnement des produits sobres en carbone (véhicules électriques, panneaux solaires, etc.) peut être plus faible, ils exigent un important investissement initial – un obstacle pour les ménages qui disposent d’un accès limité aux capitaux bon marché.

Les consommateurs, tout particulièrement ceux à bas revenu, ne sont généralement pas assez informés sur les solutions sobres en carbone. Les ménages en situation précaire planifient leurs dépenses à court terme, sans tenir compte des économies potentiellement réalisables à long terme. Par ailleurs, une réglementation mal conçue vient aggraver le dysfonctionnement du marché du carbone. On peut citer, à titre d’exemple, les normes d’émissions reposant sur le poids, qui favorisent les 4x4 (SUV) au détriment des petits véhicules à essence. 

Du point de vue des effets distributifs, malgré la promesse de "conditions équitables", un prix du carbone appliqué à l’échelle de l’UE dans des secteurs essentiels avec un impact direct sur les consommateurs renforcera considérablement les inégalités tant entre les États membres qu’en leur sein. L’UE est loin d’offrir des conditions sociales équitables, et un prix unique n’aura pas le même effet sur la population du Luxembourg que sur celle de la Bulgarie, l’Etat membre de l’UE où la précarité énergétique est la plus aiguë et où les salaires minimums sont les plus bas (voir les graphiques). 


Réponse insatisfaisante

Le Fonds social pour le climat proposé est nécessaire, mais il ne répond pas de manière satisfaisante aux défis à relever. La tâche colossale que représente la conception d’un mécanisme de compensation juste et efficace, tenant compte de diverses inégalités, des degrés différents d’accessibilité au marché et des niveaux différents d’informations sur les marchés a été grandement sous-estimée. La mise en place d’un marché du carbone est aisée, mais il est bien plus difficile de créer un mécanisme de compensation digne de ce nom dans une zone économique hétérogène composée de 27 membres.

Le fonds devrait mobiliser 72,2 milliards d'euros pour la période 2025-2032. Ce montant serait composé de 25 % des revenus du SEQE pour les secteurs du transport et de la construction, avec un éventuel cofinancement par les Etats membres. Cette enveloppe est bien trop maigre au vu des difficultés que représente l’extension du SEQE dans cette direction. La hausse du prix du carbone ne vise en aucun cas à augmenter les recettes, mais bien à pousser les acteurs du marché à adopter des technologies sobres en carbone – il serait donc tout à fait normal de redistribuer intégralement les recettes ainsi générées.


La structure du fonds soulève également quelques questions. Seule une partie du fonds sera destinée aux compensations sociales ; le reste sera affecté à des mesures incitatives en faveur des véhicules électriques ainsi qu’à des investissements dans les infrastructures de recharge et la décarbonation des bâtiments. Les ménages à bas revenu ne tireraient pas de bénéfices de telles mesures, étant donné que le soutien aux véhicules électriques profiterait largement plus aux ménages aisés. Pour les ménages à faible revenu, la priorité serait de remplacer leurs vieilles voitures polluantes par des véhicules plus économes en carburant, ce qui appelle une modification en profondeur de la réglementation des marchés de l’occasion en Europe. 

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Au moment de fixer la clé de répartition du fonds entre les États membres, la Commission s’est attelée à créer une formule qui tienne compte de la taille des populations (y compris la proportion de la population vivant en milieu rural), du revenu national brut par habitant, de la proportion des ménages vulnérables et des émissions résultant de la consommation de combustible par les ménages. Ce dispositif ne prend toutefois pas correctement en compte les inégalités entre les pays et au sein de ceux-ci. Un pays relativement pauvre présentant de faibles inégalités en son sein pourrait recevoir moins d’argent du fonds qu’un pays riche où les inégalités sont considérables.

Les Etats membres devront soumettre un plan social pour le climat avec leur plan national intégré en matière d’énergie et de climat d’ici 2024, en vue de recenser les populations vulnérables et de déterminer les mesures nécessaires. Reste à savoir comment ce dispositif fonctionnera étant donné les écarts importants s’agissant des engagements et des capacités institutionnelles. Les immenses disparités dans la manière dont les États membres ont intégré la transition juste dans leurs plans nationaux en matière d’énergie et de climat donnent déjà un avant-goût de ce à quoi il faut s’attendre.


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