L’homme qui tient l’Italie en otage

Votez ma relaxe ou j’entraîne le pays dans ma chute. Tel est le message que le Cavaliere adresse au gouvernement italien, alors que le Sénat doit s’exprimer sur sa déchéance, après sa condamnation pour fraude fiscale. Un chantage qui en dit long sur l’état de l’Italie en 2013, estime l’écrivain britannique Tim Parks.

Publié le 6 septembre 2013 à 12:02

Après des dizaines de procès, après s’être taillé des lois sur mesure et avoir usé de manœuvres dilatoires pour faire jouer la prescription, Berlusconi a enfin été condamné pour fraude fiscale devant la plus haute juridiction : le tribunal a prononcé [le 1er août] une peine de quatre ans de prison – qui a été ramenée à un an, parce qu’il est âgé de plus de 70 ans, et qu’il pourra purger à domicile dans l’une de ses luxueuses propriétés. Silvio Berlusconi ne peut toutefois pas être contraint aux arrêts domiciliaires sans l’aval du Sénat, dont le vote sur cette question est attendu après le 9 septembre. Il a déjà fait savoir que, si ce vote lui était défavorable, il sèmerait une pagaille indescriptible.
[[Il est évident que Berlusconi possède une grande capacité de nuisance]]. Il dirige – autant dire qu’il possède – l’un des deux principaux partis de l’actuelle coalition gouvernementale. S’il retire son parti de la coalition comme il a menacé de le faire, il semble peu probable qu’un autre gouvernement puisse être formé avec l’actuel Parlement, dépourvu de majorité. Il s’ensuivrait de nouvelles élections, en vertu d’une loi électorale promulguée par Berlusconi lui-même en 2005, qui ne pourraient que déboucher sur un Parlement sans majorité.
Il est à craindre que dès lors le pays soit paralysé, ce qui ramènerait l’Italie là où elle était il y a deux ans, quand la pression des marchés financiers semblait sur le point de l’obliger à demander un sauvetage de l’Union européenne ou à envisager une sortie immédiate de la zone euro. A l’heure actuelle, environ 40 % des jeunes Italiens sont au chômage et la production industrielle se situe 26 % au-dessous de son niveau de 2007.

Signe de faiblesse

Si [le président américain Richard] Nixon (1969-1974) avait refusé sa destitution et essayé de s’accrocher au pouvoir vaille que vaille, il aurait purement et simplement été limogé. Cela vaut pour n’importe quel dirigeant des principales démocraties d’Europe. La plupart d’entre eux se retirent à la première accusation pénale grave, conscients que leur parti ne soutiendra pas quelqu’un qui nuit à leur cause.
[[L’aspect vraiment troublant de la situation actuelle en Italie n’est pas tant l’aplomb de Berlusconi que le fait que son chantage soit possible et crédible]]. Si étonnant que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui ne connaissent pas bien le pays, même les journaux sérieux et les commentateurs respectables sont peu enclins à exiger l’application de la loi. Ils entrent rarement dans le détail des délits commis par le Cavaliere et accréditent en fait cette idée qu’évincer Berlusconi de la scène politique reviendrait à bafouer ces millions d’électeurs qui l’ont soutenu à la précédente élection. Comment en est-on arrivé là ?
La personnalité de Berlusconi est une des explications possibles. L’homme est charmant, charismatique, persuasif, et au fond impitoyable. Son empire médiatique est une caisse de résonance pour ces qualités, ce qui lui permet d’influer constamment sur le débat national. Ses opposants sont essentiellement perçus à travers le miroir déformant des médias qu’il contrôle : si lesdits opposants essaient de l’attaquer, on les présente comme obnubilés par Berlusconi ; et s’ils dénoncent ses forfaits, on les accuse de tenter de le vaincre devant les tribunaux et non par les urnes – un signe de faiblesse.
Pourtant, aucune de ces raisons n’aurait permis à Berlusconi de garder le pays sous son emprise pendant si longtemps s’il n’y avait quelque chose dans la culture italienne qui prédispose les Italiens à croire les promesses de Berlusconi ou à accepter le caractère irrévocable de sa présence.
Le succès de Berlusconi n’est donc pas une anomalie, il est profondément lié à la culture italienne et traduit cette conception très répandue en Italie selon laquelle la politique ne pourra jamais être assainie ou rendue un tant soit peu juste. Ainsi, Berlusconi a beau jeu d’affirmer que les accusations portées contre lui sont inventées de toutes pièces par ses ennemis. De nombreux Italiens s’accommodent plutôt bien de cet état de fait dans la mesure où ils y trouvent une justification pour leurs propres petits méfaits et autres fraudes fiscales.

Vieille intuition

[[Dès lors, si la justice triomphe et que Berlusconi se trouve exclu de la vie politique, des millions d’Italiens n’y verront pas une réaffirmation de l’Etat de droit]] (cela pourrait rendre la vie plus difficile pour tout le monde), mais simplement une bataille remportée par l’autre camp. Bref, les polarités bien/mal, moral/immoral, voire efficace/inefficace, à l’aune desquelles les hommes politiques sont d’ordinaire évalués et jugés, sont toujours secondaires en Italie par rapport à cet enjeu primordial : gagner ou perdre. Or Berlusconi s’est toujours présenté avant tout comme un gagneur.
Devisant sur les mœurs italiennes, le poète Giacomo Leopardi observait déjà en 1826 qu’aucun Italien n’était jamais admiré ou condamné sans réserve, mais qu’il avait à la fois des partisans et des détracteurs, même après sa mort. Cela se vérifie, qu’il s’agisse de héros ou de crapules, de Mazzini, Garibaldi et Cavour [des personnalités de l’unification italienne] à Craxi, Andreotti et Berlusconi [des anciens Premiers ministres de la République], en passant par Mussolini.
D’après Leopardi, les Italiens ont du mal à concevoir leurs dirigeants autrement que comme des chefs de faction ou des représentants de groupe d’intérêts, et ne changent pas d’opinion à leur sujet quelles que soient les conséquences de leur gestion. Dans la mesure où une partie de l’électorat estime que Berlusconi défend ses idées contre un vieil ennemi, ses crimes et ses échecs ne prêtent pas à conséquence.
Ainsi, lorsque les sages chroniqueurs des journaux les plus respectés du pays font valoir qu’il pourrait être opportun de sauver Berlusconi, et avec lui le gouvernement, ils ne font que se fier à cette vieille intuition selon laquelle la vie politique sera toujours corrompue. Si Berlusconi échappe à l’emprisonnement, fût-ce à son domicile, et continue de participer à la vie politique, cela confirmera la thèse qui veut qu’en Italie un dirigeant politique soit plus un seigneur féodal qu’un simple citoyen, et il n’y aura aucun espoir de changer les mentalités italiennes avant de nombreuses années.

Cet article est paru également dans Courrier international n°1192.

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