Actualité Crise démographique
La gare de Zagreb. Photo tirée de la série "Adhésion, la grande illusion", par Eloisa d’Orsi pour Presseurop/VoxEurop.

L’inexorable dépeuplement de l’Est

Dans certaines régions d'Europe, l'émigration pose un défi beaucoup plus important que l'immigration. Dans quelques décennies, écrit Slavenka Drakulić, la Croatie sera un pays de vieillards qui n'auront plus personne pour s'occuper d'eux. Mais au lieu de proposer des solutions, les politiciens n’offrent que des promesses vides et des slogans patriotiques.

Publié le 25 février 2020 à 08:00
Eloisa D'Orsi  | La gare de Zagreb. Photo tirée de la série "Adhésion, la grande illusion", par Eloisa d’Orsi pour Presseurop/VoxEurop.

En décembre dernier, de nombreux observateurs étaient perplexes lorsqu'un élu croate au Parlement européen est devenu le nouveau vice-président de la Commission européenne chargé de la démocratie et la démographie. Même les Croates ont été surpris. Dubravka Šuica, ancienne maire de Dubrovnik, n'a en effet jamais été connue pour ses contributions à la démocratie ou à la démographie.

La nomination de Mme Šuica semble d'autant plus absurde que la Croatie est l'un des Etats membres de l'UE les plus touchés par la récente crise démographique qui frappe l'Europe centrale et du sud-est. Si elle s'est vue confier cet agenda au niveau européen, cela doit être sûrement en raison de ses états de service en Croatie, n’est-ce pas ? Malheureusement, non. Elle aurait tout aussi bien pu ne jamais entendre parler de tous les jeunes qui partent pour l'Irlande et l'Allemagne, des villages vides de Slavonie, où une maison ne coûte pas plus cher qu'une voiture d'occasion, ou des écoles vides un peu partout dans le pays, avec la fermeture de 40 classes rien qu'en 2019. Mais elle devait sûrement connaître les statistiques officielles et non officielles – le taux de natalité de 1,4 enfant par femme, et les 200 000 personnes qui ont quitté le pays au cours de la dernière décennie.

Peut-être a-t-elle à présent l'intention de résoudre cette crise, en la plaçant en tête de l'ordre du jour de la présidence croate de l’Union, au cours des six premiers mois de 2020 ? Hélas, il n'y a absolument aucun signe d'une telle intention.

Dans un article récent, le journaliste et expert des Balkans Tim Judah attire l'attention sur certaines projections démographiques inquiétantes. Judah prédit que d'ici 2050, avec 22 % d'habitants en moins, la Croatie sera un pays pauvre habité par des personnes âgées sans personne pour les aider. Ce n'est guère une consolation, mais la Croatie n'est pas le seul pays. Aujourd'hui, plus de 20 millions d'habitants de l’UE (environ 4 % de la population) vivent dans un Etat membre autre que leur pays d'origine, et ce pourcentage ne cesse d'augmenter. Au cours des prochaines décennies, la Bulgarie va perdre environ 39 % de sa population, suivie de la Roumanie avec 30 % et de la Pologne avec 15 %. Quant aux pays de la région non membres de l'UE, la Serbie et la Bosnie-et-Herzégovine perdront environ un tiers de leur population, et l'Albanie 18 %.

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Le dépeuplement est loin d'être un phénomène nouveau dans cette région : de l'émigration massive vers les États-Unis au début du XIXe siècle, aux gastarbeiter (travailleurs invités) qui ont quitté la Yougoslavie par centaines de milliers pour l'Allemagne et d'autres pays d'Europe occidentale à la fin des années 1960 et dans les années 1970, sauvant ainsi l'économie yougoslave. Si une grande partie d’entre eux n’est jamais revenue, l'équilibre a été maintenu grâce à un taux de natalité élevé. Cette situation a maintenant changé et, avec les guerres en ex-Yougoslavie dans les années 1990, la Croatie a perdu plus de 300 000 habitant, que ce soit en tant que victimes, réfugiés ou émigrants. Enfin, la dernière vague de migration vers l'Ouest a fait passer la population sous la barre des 4 millions.

Cependant, la nouvelle vague de migration intra-européenne est différente. Pour la première fois dans l'histoire, cette région d'Europe connaît une véritable fuite des cerveaux. Autrefois, ceux qui partaient étaient des travailleurs non qualifiés, alors qu'aujourd'hui ce sont les mieux formés : des tristement célèbres "plombiers polonais", qui ont terrorisé la France il y a quelques années, aux électriciens, techniciens et divers experts en informatique. Un pourcentage sans précédent de 32 % de ces "citoyens européens mobiles" (comme on les appelle) est titulaire d'un diplôme universitaire. Parallèlement, les Bulgares et les Roumains sont confrontés à une grave pénurie de médecins et d'infirmières spécialisés. Le problème est si important qu'un ancien ministre roumain a en fait suggéré de légiférer contre l'émigration dépassant les cinq ans.

De plus, les jeunes ne partent plus seuls, mais ils emportent leur famille avec eux : une indication claire qu'ils ont l'intention de partir pour de bon. Même les motifs de départ ont changé : selon de nombreuses études, les raisons qui poussent au départ ne sont plus exclusivement économiques, mais aussi sociales. Des problèmes tels que la corruption, l'injustice et le manque d'espoir d'un avenir meilleur sont fréquemment cités comme des raisons de partir.

Alors que l'Ouest compense au moins partiellement le manque de main-d'œuvre par l'immigration et que la Pologne, par exemple, reçoit de nombreux travailleurs d'Ukraine, les petits pays d’Europe centrale et orientale sont confrontés à un problème. Ici, l'ethno-nationalisme prévaut et la crainte que leur nation ne disparaisse est forte. Ceux pour qui 1989 a également marqué la formation d'un Etat ethniquement homogène ne voient pas d’un bon œil l'idée d'une immigration extra-européenne. Au contraire, ils envisagent sérieusement d’introduire des restrictions à l'émigration. Une politique que partagent plus de la moitié des Roumains, des Hongrois et des Polonais, comme le notent Stephen Holmes et Ivan Krastev dans leur récent livre, The Light that Failed.

Jusqu'à présent, les stratégies nationales ont échoué parce que les gouvernements nationalistes soutenus par l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe continuent à faire appel au patriotisme au lieu de garantir les besoins fondamentaux qui permettraient de maintenir les jeunes et les personnes instruites et leurs familles à la maison – tels que les emplois et les prêts au logement. Ce n'est pas difficile à comprendre : les gens resteraient s'ils pouvaient entrevoir un avenir pour eux et leurs enfants. Mais c'est la dernière chose que les gouvernements semblent déterminés à faire. Au lieu de cela, leurs mensonges et leurs promesses vides aggravent une profonde méfiance à l'égard de l'élite politique – qui devient à son tour une raison supplémentaire d'émigrer.

Face à la chute des taux de natalité, des réformes comme celles qui ont été mises en place en Finlande, où la ministre de la santé et des affaires sociales, Aino-Kaisa Pekonen, a annoncé au début du mois l'introduction d'un congé parental de sept mois à salaire égal pour chaque parent, sont forcément efficaces. Toutefois, elles ne sont pas réalistes pour l'Europe centrale et orientale. En Croatie, le gouvernement a récemment introduit un nouveau ministère de la démographie, de la politique sociale et de la jeunesse afin de faire face à la crise. Cependant, même si un tel ministère pouvait enfin mettre en place des initiatives significatives, les fonds pour leur mise en œuvre feront cruellement défaut.

Dans ce contexte, la nouvelle vice-présidente de la Commission pour la démocratie et la démographie ne peut que répéter les promesses vides du passé. Il faudra encore un certain temps avant qu'elle et la Commission ne prennent enfin conscience de la révolution démographique en cours au cœur de l'Europe.

Cet article est publié en partenariat avec Eurozine.

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