Actualité Investissements angolais au Portugal (1/2)
Une affiche du président angolais José Eduardo Dos Santos, à Luanda.

Lisbonne ferme les yeux sur l’“argent sale” de Luanda

En proie à la crise, l’ancienne métropole est devenue un “supermarché” où les nouvelles fortunes de l’ex-colonie, à commencer par la famille du président Dos Santos, multiplient les achats dans les banques ou l’immobilier. Mais à Lisbonne, on commence à s’inquiéter des origines douteuses de certains capitaux, révèle une enquête de Médiapart que nous publions en deux parties.

Publié le 19 novembre 2013 à 16:36
Une affiche du président angolais José Eduardo Dos Santos, à Luanda.

Opération apaisement à Luanda : quatorze députés portugais se sont rendus début novembre dans la capitale angolaise pour tenter de décrisper les relations entre Lisbonne et son ancienne colonie.

Le ministre des Affaires étrangères portugais avait cru bien faire, mi-septembre, en formulant des "excuses diplomatiques" à l'intention de l'Angola à propos d'une enquête en cours visant des officiels angolais au Portugal, mais sa sortie inattendue a eu l'effet inverse : tout s'est en fait compliqué entre Lisbonne et Luanda. Le président angolais, José Eduardo Dos Santos, en poste sans interruption depuis 1979, a jugé, lors de son discours sur l'état de la Nation, le 15 octobre, que les conditions pour un "partenariat stratégique" n'étaient plus réunies.

Le 21 octobre, le Journal d'Angola, quotidien officiel du régime de Luanda, dénonçait dans un éditorial intitulé "Adieu lusophonie", une "agression intolérable". Il avait déjà estimé, plusieurs semaines auparavant, que le Portugal n'avait pas à "donner de leçons" à ses anciennes colonies. Scandale immédiat à Lisbonne, où des hommes politiques et des éditorialistes ont fermement désapprouvé l'attitude de soumission du ministre. Ce qui, par ricochets, a vexé le pouvoir à Luanda, qui s'est senti "agressé" par ce débat explosif autour de la relation de dépendance qui relie l'ex-métropole proche de la faillite à son ancienne colonie en pleine ascension économique.

Inversion des rôles

Une "revanche" de l'Histoire, veulent croire certains médias, qui s'explique avant tout par le décalage brutal entre les deux pays. Avec un taux de chômage autour de 17 % et une récession toujours en cours (-1,8 % attendu pour 2013), aggravée à court terme par une politique d'austérité musclée, Lisbonne semble prête à tout pour attirer des investissements étrangers. À l'inverse, Luanda affiche des taux de croissance impressionnants (proches de 15 % au cours des années 2000), grâce aux cours du pétrole qui s'envolent et à la vente de diamants, et se trouve courtisée par des investisseurs de Chine ou du Brésil.

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Symbole de cette inversion des rôles, [[la balance commerciale du Portugal vis-à-vis de l’Angola, encore positive en 2012, a basculé dans le rouge sur les six premiers mois de 2013]]. Lisbonne importe désormais davantage de pétrole angolais qu'elle ne parvient à écouler ses produits dans son ancienne colonie. Parallèlement, les investissements angolais au Portugal, difficiles à chiffrer, affichent une progression croissante depuis le début des années 2000.

Sauf que l'Angola n'est pas seulement une ex-colonie portugaise, peuplée de 19 millions d'habitants et sortie d'une longue guerre civile à partir de 2002. C'est aussi l'un des États autoritaires les plus corrompus de la planète, qui pointe à la 157ème place du classement de Transparency International (sur 176), dirigé dans une totale opacité par la famille Dos Santos et le parti présidentiel du MPLA.

La "revanche du colonisé" est plus qu'ambiguë. Bon nombre d'"investissements" angolais, dans l'immobilier de luxe sur le littoral ou dans les banques, sont douteux et ne profitent qu'à un petit cercle d'entrepreneurs proches du pouvoir, à Luanda. Plusieurs interlocuteurs contactés par Mediapart à Lisbonne décrivent un système vertigineux où le Portugal sert de plaque tournante du blanchiment d'argent sale pour des nouveaux riches angolais.

Pour l'ex-journaliste portugais Pedro Rosa Mendes, désormais universitaire à l'EHESS, cette pratique de blanchiment des capitaux remonte à plus loin que la crise actuelle. Elle s'amorce en fait dès la fin des années 1990, lorsque l'Angola, alors en pleine guerre civile, ouvre de nouvelles concessions sur ses réserves pétrolières. La décision entraîne l'explosion de la production d'or noir dans le pays, renfloue les caisses de l'État et renforce d'un coup son influence sur la scène internationale. La récession des pays d'Europe du Sud, à partir de 2008, n'a fait qu'accélérer la grande transformation des relations entre l'Angola et le Portugal.

La créature du clan

Combien sont-ils à ainsi vouloir faire main basse sur les joyaux de l'ancienne métropole ? Des familles proches de la présidence à Luanda – quelques centaines de personnes tout au plus – sont à l'offensive, qui disposent de visas angolais et portugais. "Les journaux parlent des "cercles présidentiels". Mais c'est avant tout Dos Santos lui-même, et sa propre famille, qui figurent aux avant-postes", estime Pedro Rosa Mendes.

Sa "propre famille", et surtout la fille aînée : [[Isabel Dos Santos, 40 ans, diplômée du King’s College de Londres, la seule femme milliardaire d’Afrique, est l’un des personnages clés de cette sulfureuse saga post-coloniale]]. À en croire la presse officielle angolaise, elle serait la preuve vivante que l'Angola, pays où 70 % des habitants vivent avec moins de deux dollars par jour, peut aussi fabriquer des success stories au cœur de la finance internationale. L'héritière, née d'un premier mariage de Dos Santos, détient aujourd'hui au Portugal un portefeuille d'actifs vertigineux.

En quelques années, elle s'est emparée de la moitié du capital d'un géant des télécoms (issu de la fusion entre ZON et Optimus) et d'une bonne part de la banque portugaise BPI – dont elle est, à hauteur de 19,4 %, la deuxième actionnaire. Elle est aussi présente au conseil d'administration d'un autre établissement financier, BIC Portugal, et possède des parts dans Amorim Energia, qui contrôle près de 40 % de Galp, l'un des principaux groupes gaziers et pétroliers d'Europe.

"La princesse" est aujourd'hui la troisième personne la plus riche par la valeur de son portefeuille d'actions cotées à la bourse de Lisbonne. Avec une fortune estimée à 1,7 milliard de dollars, elle est devenue incontournable dans le paysage économique portugais. À première vue, difficile de ne pas se réjouir de l'arrivée massive de ces capitaux frais, alors que le pays est exsangue… Mais l'affaire se complique si l'on s'intéresse aux origines douteuses de la fortune d’"Isabel".

C'est ce qu'a tenté de faire le magazine américain Forbes dans une enquête fleuve publiée en septembre dernier, qui a fait beaucoup de bruit à Lisbonne – un peu moins à Luanda. Sa conclusion est imparable : "La fille à papa" est une créature inventée de toutes pièces par son père afin d'accaparer, au profit de son "clan", une partie des revenus des biens publics, du pétrole aux diamants, avant de sécuriser cet argent à l'étranger – destination Portugal.

Fin de la première partie

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