Oscar ukrainien, répression de la dissidence russe et conflits frontaliers entre alliés

L'actualité en Europe de l'Est : Alors que le documentaire ukrainien "20 jours à Marioupol" reçoit un Oscar, les récentes attaques contre les figures exilées de l'opposition russe soulignent les menaces qui pèsent sur la dissidence, et les relations polono-ukrainiennes sont mises à rude épreuve.

Publié le 20 mars 2024 à 11:09

L’Oscar du meilleur film documentaire a été décerné cette année au métrage ukrainien 20 jours à Marioupol, qui dépeint l'agonie de la ville prise d'assaut par l'armée russe au printemps 2022. En recevant la statuette – un rêve pour les professionnels de l'industrie cinématographique du monde entier – le créateur du film, Mstyslav Tchernov, a déclaré qu'il aurait préféré ne pas recevoir de récompense, que le film n'ait jamais existé et que la guerre en Ukraine ne soit jamais arrivée.

Un Oscar pour un film sur la guerre qui ravage le pays peut être considéré comme une expression de l'autonomisation de l'Ukraine, non seulement dans la sphère politique, mais aussi dans le domaine culturel. C'est donc avec une certaine amertume que les médias ukrainiens – qui avaient prévu de relayer la version abrégée du gala des Oscars – ont constaté qu'une partie de la cérémonie de remise des prix présentant 20 jours à Marioupol et son équipe avait été coupée. L'organisateur et producteur de l'événement, Disney Entertainment, a expliqué que de telles coupes étaient nécessaires pour raccourcir l'événement complet, qui a duré plusieurs heures, en une diffusion de 90 minutes.

Mais le chroniqueur ukrainien Vitaly Portnikov a une autre théorie. La guerre entre la Russie et l'Ukraine fait désormais partie de l'Histoire dans les consciences occidentales, estime-t-il dans les colonnes du média ukrainien Espreso. Une Histoire qui a disparu des premières pages des journaux et qui occupe une place quelque part à la périphérie de l'imagination. Pourtant, selon lui, la guerre ne fait que prendre de l'ampleur et il est inévitable que le conflit entre les démocraties et l'autoritarisme s'étende à d'autres régions du monde, Vladimir Poutine se déclarant prêt à une guerre nucléaire avec l'Occident. Portnikov rappelle également qu'il y a un an, le discours de Ioulia Navalnaïa lors de la remise du prix pour le film de son mari Alexeï Navalny n'avait pas été coupé et qu'elle n'avait pas une seule fois fait référence à l'agression russe contre l'Ukraine.

Le leader de l'opposition Alexeï Navalny, décédé dans une colonie pénitentiaire russe en février, a été honoré par une minute de silence lors de la cérémonie des Oscars de cette année. L'anthropologue Katherine Verdery a un jour réfléchi à la “politique des cadavres” dans le contexte de la transition postcommuniste en Europe de l'Est. Ces réflexions prennent tout leur sens lorsque l'on constate que, pour de nombreux publics, le poids symbolique d'un seul mort peut être bien plus important que la vie de milliers de personnes.

Les partisans d'Alexeï Navalny ont évité le sujet de la guerre pour une raison pratique. C'est parce qu'ils se battent pour influencer les Russes, pas les Ukrainiens. Ils se battent contre le régime de Poutine et, jusqu'à présent, leurs victoires ne sont que morales.

Le 12 mars 2023, quelques semaines seulement après le meurtre d'Alexeï Navalny en prison, l'un des dirigeants de son mouvement, Leonid Volkov, a été attaqué près de son domicile et blessé à coups de marteau. Cela s'est passé non pas en Russie, mais à Vilnius, la capitale lituanienne. Le même jour, Volkov donnait une interview au média russe indépendant Meduza. Pour lui, le plus grand risque encouru par les dissidents était justement "qu'ils (le régime) nous tuent tous".


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Les services de sécurité lituaniens estiment que des agents russes ont très probablement organisé l'attentat pour tenter de contrer l'influence de l'opposition sur l'élection présidentielle russe des 15-17 mars 2024. Sur Twitter, le ministre des Affaires étrangères lituanien Gabrielius Landsbergis, a déclaré que les autorités compétentes étaient à l'œuvre et que les responsables de l'attentat contre Leonid Volkov seraient punis.

Cet attentat fait suite à l'empoisonnement de la journaliste Yelena Kostyuchenko en Allemagne et à la mort brutale en Espagne du déserteur russe Maksim Kuzminov. Les services de contre-espionnage européens s'efforcent manifestement d'assurer la sécurité des opposants en exil. Mais comme l'a dit la célèbre analyste politique russe Iekaterina Schulmann, les agents russes se promènent librement en Europe comme s'ils étaient à un buffet.

En Pologne, des manifestations d'agriculteurs et de quelques autres groupes se déroulent depuis plusieurs semaines à la frontière avec l'Ukraine. Officiellement, les protestations et le blocus visent les importations de denrées alimentaires et de produits agricoles en provenance d'Ukraine. Dans la pratique, cependant, la perturbation des passages frontaliers et des routes entrave le transport de toutes les marchandises, y compris celles qui sont nécessaires au front. Après plusieurs épisodes où des manifestants polonais ont déversé des marchandises ukrainiennes des wagons de train et des conteneurs, le Premier ministre polonais Donald Tusk a finalement décidé d'inclure les postes-frontières dans la liste des infrastructures critiques spécialement protégées. Beaucoup ont d’ailleurs été surpris que la frontière avec un pays en guerre n'ait pas été considérée comme une zone critique dès le départ.

Le blocus à la frontière jette une ombre sur les relations polono-ukrainiennes. Les Ukrainiens tiennent à conserver les accords commerciaux favorables que l'UE leur offre depuis février 2022. Les agriculteurs polonais, quant à eux, souhaitent une fermeture totale de la frontière aux produits ukrainiens. En attendant, des spécialistes – largement ignorés – expliquent pourtant, comme le rapporte Kaja Puto dans Krytyka Polityczna, que les faibles prix des céréales sur le marché polonais ne sont pas le résultat d'un afflux de céréales ukrainiennes, mais le reflet des prix sur les marchés mondiaux. Des prix abaissés par l'énorme production de la Russie.

En Ukraine, on s'indigne que la Pologne exige la fermeture de sa frontière, alors qu'elle ne voit aucun problème à commercer avec la Russie ou le Biélorussie. Ce commerce n'est pas illégal, après tout, les denrées alimentaires n’étant pas couvertes par les sanctions. L'atmosphère s'est encore alourdie avec la détention en Pologne des quelques journalistes ukrainiens qui tentaient de documenter la situation.

Les Ukrainiens ont également vu d'un très mauvais œil les scènes de déversement de céréales par les agriculteurs polonais. Pour une nation qui a souffert de l'Holodomor, une famine artificiellement provoquée par Staline dans les années 1930 et qui a tué des millions d'Ukrainiens, de tels actes relèvent du pur blasphème. C'est d'autant plus vrai, comme le souligne souvent le président Volodymyr Zelensky, que les agriculteurs ukrainiens ont parfois travaillé sous le feu de l'ennemi ou ont été tués par des mines laissées dans leurs champs par l'armée russe.

Les protestations des agriculteurs, et en particulier cette idée reçue voulant que de la nourriture ukrainienne de mauvaise qualité finit sur les tables polonaises attisent un ressentiment envers l'Ukraine qui aurait été impensable après l'attaque russe il y a seulement deux ans. L'atmosphère de solidarité qui prévalait à l'époque semble aujourd'hui bien lointaine. Selon un sondage réalisé par Ipsos, 78 % des Polonais soutiennent les agriculteurs et leurs revendications. Une proportion similaire rejette l'argument selon lequel l'arrêt des importations ukrainiennes pourrait nuire à l'Ukraine dans sa guerre contre la Russie.

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