Décryptage Travail

Télétravail : vecteur de liberté ou facteur d’inégalité ?

Si le travail à distance n’est pas un phénomène nouveau, depuis la crise du Covid-19 et les différentes phases de confinement en Europe, il a contribué à transformer durablement le monde du travail. De plus en plus plébiscité par les salariés, il n’en est pas moins générateur et accélérateur d’inégalités et d’atomisation du travail.

Publié le 8 novembre 2023 à 11:27

Dans son rapport intitulé The future of remote work ("L'avenir du travail à distance"), l’Institut syndical européen ETUI décrit le travail hybride comme la “nouvelle normalité”. Le nombre d’employés faisant ce choix augmente en effet depuis dix ans : en moyenne, 24 % des travailleurs de l'Union européenne déclarent avoir régulièrement ou occasionnellement travaillé à domicile en 2021, contre 12 % en 2012. Ce chiffre varie d’un pays à l’autre, atteignant 54 % aux Pays-Bas contre 22 % en France

Le télétravail représente pour certains une nouvelle façon d’éviter ou de limiter les trajets, et de gagner en autonomie et en concentration. Autre évolution notable, l’encouragement du télétravail par les entreprises elles-mêmes. Avant la pandémie, seuls 27 % des dirigeants de TPE et PME de l’Hexagone autorisaient leurs salariés à travailler de chez eux ; ils étaient 46 % fin 2021, selon une enquête Bpifrance Le Lab réalisée auprès de 3 000 dirigeants d’entreprise.

D’une certaine manière, cela a remis en question la centralité du travail dans notre vie quotidienne et nous a amenés à réévaluer d’autres domaines de notre vie”, analyse Agnieszka Piasna, sociologue du travail à Bruxelles et co-autrice du rapport ETUI.

Inégalités sociales et de genre 

Pour autant, le départ d’un lieu de travail partagé et standardisé vers des lieux hautement individualisés peut aggraver les inégalités existantes et en générer de nouvelles. C’est l’analyse que fait la sociologue française Danièle Linhart, spécialiste de l’évolution du monde du travail :“ Tout le monde n'a pas accès à la même qualité d'espace. On ne travaille pas dans les mêmes conditions dans un petit appartement bruyant que dans une maison avec jardin”, note la chercheuse.

Autre inégalité : la possibilité même de recourir au travail à distance. Dans l’Union européenne, de nombreux métiers restent rattachés à un lieu physique. “Tout ce qui est manuel, ou bien les métiers du soin et de la santé ; dans ces domaines, les salariés ne peuvent pas bénéficier des avantages du télétravail ”, précise Linhart. 

“Le travail à domicile peut également contribuer aux stéréotypes de genre”, complète Kalina Arabadjieva, co-autrice du rapport, qui rappelle que les télétravailleurs à domicile sont pour la plupart des femmes. “Je parle de ‘brouillage des frontières’ parce que les travailleurs à distance effectuent un travail rémunéré à proximité temporelle et spatiale de leur espace privé. Les femmes peuvent essayer de concilier garde d'enfants et travail domestique avec leur vie professionnelle ou être sujettes à des interruptions.” 


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Vie privée et vie professionnelle : entre liberté et contrôle accru

Pour Danièle Linhart, l’intérêt croissant pour le télétravail doit s’analyser comme le symptôme d’un mal-être et d’une dégradation des conditions de travail. “ Le fait que les gens préfèrent rester chez eux en dit long sur la manière dont ils vivent leur travail”, corrobore-t-elle. “Une partie des salariés se trouve en souffrance et cherche à échapper à la concurrence, au regard de ses collègues comme à la pression et au contrôle des managers.” 

Or, la réalité est souvent tout autre. En effet, le télétravail peut conduire à une intensification du travail sous la supervision directe de managers soucieux de la productivité. D’après une enquête menée en 2021 par la CGT en France, la moitié des 15 000 répondants affirmaient que leur charge de travail avait augmenté, de même que le temps passé à travailler. Deux tiers déclaraient recevoir des sollicitations pendant leurs congés, ou des sms et mails en dehors des heures de travail. 

 “Le travail entièrement à distance semble associé à une baisse de productivité alors qu'il y a peu de différence en moyenne pour le travail hybride – qui est la forme la plus courante actuellement. Les craintes des managers semblent principalement concerner un manque de contrôle”, rajoute Wouter Zwysen, qui a participé à l’écriture d’un chapitre du rapport de l’ETUI. 

Pour compenser ce manque apparent de contrôle, le déploiement des moyens de surveillance à distance, d’abord dans les centres d'appels, puis dans de nombreux secteurs, apparaît comme l’une des dérives les plus dangereuses. Parmi ces moyens, l’utilisation de logiciels de surveillance des e-mails, de la navigation sur Internet et des outils de collaboration, des webcams dotées de technologies de suivi du regard ou encore des logiciels d’enregistrement de frappes au clavier. Selon le cabinet de conseil londonien Vanson Bourne, 70 % des entreprises de plus de 500 salariés auraient renforcé la surveillance de leur personnel en télétravail depuis le début de la pandémie de Covid-19. 

“Plateformisation” du monde du travail : un enjeu pour les syndicats

La systématisation du télétravail semble pouvoir s’inscrire dans un mouvement de fond global, communément appelé “ubérisation” ou “plateformisation” du monde du travail. Une tendance à la fois symptomatique et à l’origine du délitement des collectifs de travail. “Nous sommes exposés aux limites du paradigme juridique traditionnel selon lequel la protection du travail s’applique uniquement à ceux qui se trouvent dans une position de ‘subordination’ identifiée par les critères de contrôle. Cette prise de conscience appelle à l’élaboration de modèles juridiques alternatifs à travers lesquels élargir la notion de ‘travailleur’ et donc la portée des droits du travail”, explique Silvia Rainone, chercheuse et avocate en droit du travail. Elle souligne l'exemple des nomades numériques : même si ces derniers profitent de la libre circulation et que leur statut peut sembler attrayant car il leur confère une forme de liberté, ils peuvent être confrontés à des difficultés considérables pour faire respecter leurs droits. 

C’est sans compter l’isolement et le sentiment de “déréalisation” causés par le travail à distance via des écrans. “On est davantage renvoyé à son milieu familial, à sa vie privée, et finalement le travail peut apparaître encore plus aliénant lorsqu’on est coupé des autres et du collectif de travail. Il y a le risque d’une perte de sens”, souligne Danièle Linhart.

Le rapport de l’ETUI, comme la plupart des enquêtes sur le travail à distance, pointent d’ailleurs du doigt l’augmentation  des risques psychosociaux, du stress et de la dépression associés au télétravail. Dans ce contexte, la principale préoccupation des syndicats nationaux et supranationaux est alors de recréer du collectif, et de garantir que les modalités de travail à distance et de travail hybride n'entraînent pas une érosion des conditions de travail et des droits syndicaux. 

Car le travail à distance vient renforcer l’atomisation du monde de l’entreprise. “Toute la modernisation managériale a pris la forme d'une individualisation de la relation de chacun à son travail”, abonde la chercheuse Danièle Linhart. L’analyse est partagée par Agnieszka Piasna : “Pour les syndicats, un lieu de travail physique a été essentiel pour élaborer des stratégies de syndicalisation. Cela implique que les syndicats développent aujourd'hui de nouvelles approches pour établir, maintenir et renforcer les normes d’adhésion syndicale”. Ainsi, dans le rapport, les chercheurs évoquent la piste des canaux de communication utilisés par les travailleurs pour former des communautés en ligne. “Ce que nous constatons dans nos recherches, c'est que les communautés en ligne constituent un terrain fertile pour le collectivisme, en favorisant un sentiment d'identité partagée et d'intérêts communs parmi les travailleurs à distance.” Les employés qui communiquent en ligne avec leurs collègues seraient alors plus susceptibles d’adhérer à un syndicat. 

“Et c’est vrai que les salariés attendent des syndicats une négociation efficace sur des questions concrètes, comme le nombre de jours ou le fait que [le télétravail] reste basé sur le volontariat et soit rétractable. Mais à mon sens, le véritable enjeu, c’est celui de la place et du sens du travail dans la société. Or c’est beaucoup plus facile de négocier des modalités de télétravail que de repenser le travail comme un projet politique global”, conclut Linhart. 

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