Actualité Télétravail

Le management algorithmique met les télétravailleurs sous (haute) surveillance

L’essor fulgurant du télétravail pendant la crise de COVID-19 a accéléré la mise en œuvre de l’intelligence artificielle (IA) et du management algorithmique pour encadrer les employés travaillant à domicile et évaluer leurs performances. Bien que ces nouveaux outils comportent des risques majeurs pour les travailleurs (atteintes à la vie privée ou à la santé mentale), les pouvoirs publics tardent à adopter les mesures de protection pourtant indispensables.

Publié le 8 juillet 2021 à 12:47

Un récent rapport publié par l’Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI), intitulé Management algorithmique et négociation collective, expose les différents risques que comportent ces outils, comme par exemple l’usage litigieux de l’IA pour embaucher et licencier, ou encore la surveillance excessive de la vie privée.

La surveillance et le contrôle font partie intégrante du monde du travail depuis la révolution industrielle et l’avènement de “l’organisation scientifique du travail”. Néanmoins, le rapport de l’ETUI montre que les technologies modernes “ont renforcé de manière considérable la domination et la subordination des travailleurs” puisque “les capacités de collecte et de traitement de données par les machines supplantent celles de n’importe quel système de supervision humaine utilisé par le passé.”

La déshumanisation du travail moderne

Au cours des dernières années, l’IA et le management algorithmique se sont développés de manière offensive, particulièrement dans le cadre du travail en plateforme. L’exemple le plus frappant est celui des dispositifs portatifs instaurés par Amazon afin de contrôler la productivité de ses employés, et même de mesurer la durée de leurs “pauses toilettes” ! Lorsque ces dispositifs détectent des infractions répétées, ils peuvent déclencher une rupture automatique du contrat de travail, indépendamment de la faisabilité pratique des objectifs fixés. The Verge a révélé que plus de 10 % des travailleurs d’un entrepôt d’Amazon avaient été licenciés par algorithme pour “manque de productivité”. L’entreprise Uber est également réputée pour ses licenciements pilotés par IA : des milliers de livreurs ont été automatiquement congédiés sous de vagues prétextes de “fraudes”, telles que le fait de refuser les tarifs imposés.

Le travail en plateforme a servi de terrain d’essai pour le développement d’outils technologiques de surveillance des employés. Depuis le début de la crise de COVID-19, ces nouveaux procédés se sont considérablement déployés dans de nombreux autres secteurs, marquant ainsi un tournant majeur pour le droit du travail.

Un sondage réalisé en avril 2021 par Express VPN a révélé que 78 % des employeurs déclarent avoir recours à des outils de surveillance pour contrôler la performance de leurs employés, ou bien leur activité en ligne. 51 % d’entre eux ont adopté ce type de logiciel au cours des six derniers mois.

Surveillance sans bornes

Espionnage des emails et des fenêtres de messagerie privées, captures d’écran inopinées pour s’assurer de la présence des salariés à leur bureau, ou encore contrôle de la géolocalisation, font partie des nombreuses méthodes de surveillance auxquelles sont étroitement soumis les employés.

Les quantités astronomiques de données à traiter rendent les entreprises tributaires de processus de décision automatiques pouvant comporter des inexactitudes. Ces erreurs sont susceptibles de nuire aux carrières professionnelles du fait de leur stockage permanent dans la sphère numérique. De plus, ces procédés automatiques sous-estiment les valeurs et les besoins humains qui s’avèrent incompatibles avec une approche algorithmique exclusivement orientée vers le profit et la productivité.

La généralisation de ces outils ouvre la voie à des dispositifs de surveillance qui s’immiscent dans la vie privée des employés et qui peuvent in fine leur porter préjudice dans le cadre professionnel.

“Certains employeurs offrent des primes aux employés dont les applications d’analyse du sommeil signalent qu’ils dorment régulièrement 8 heures par nuit. D’autres programmes préconisent aux salariés le respect d’horaires de repas réguliers. Tout ceci ne regarde pourtant pas les employeurs qui ne devraient même pas en avoir connaissance.”

Valerio De Stefano

D’après Valerio De Stefano, professeur de droit du travail à la KU Leuven, chaque travailleur “possède aujourd’hui un dispositif connecté en permanence à son lieu de travail, ce qui n’était pas le cas il y a 15 ans. [Ces pratiques] peuvent nous rendre connectés pendant 24 heures à un appareil ou à un logiciel qui rend compte de nos faits et gestes, au-delà de nos vies professionnelles.

Plus inquiétant encore, certains salariés se voient proposer des logiciels de reconnaissance vocale pour récolter des données relatives à leurs émotions, ou encore des scans faciaux pilotés par IA pour évaluer leur motivation. Un tel tracking de la santé physique et mentale constitue une dérive particulièrement préoccupante.

Certaines entreprises vont même jusqu’à imposer des dispositifs portatifs mesurant rythme cardiaque, niveau de stress et cycles de sommeil sous prétexte de programmes labellisés “bien-être”. Toutefois, la connexion permanente à ce type d’appareils contribue à “brouiller la frontière entre vie professionnelle et vie privée”, ainsi que le souligne le rapport de l’ETUI.

Selon Valerio De Stefano, “certains employeurs offrent des primes aux employés dont les applications d’analyse du sommeil signalent qu’ils dorment régulièrement 8 heures par nuit. D’autres programmes préconisent aux salariés le respect d’horaires de repas réguliers. Tout ceci ne regarde pourtant pas les employeurs qui ne devraient même pas en avoir connaissance. Ils ne devraient pas non plus chercher à imposer à leurs salariés un mode de vie ne relevant pas de leur libre choix.

Santé mentale

Les outils recueillant des données sensibles relatives à la santé des travailleurs, prétendent contribuer à l’amélioration de leur bien-être. Toutefois, leur santé mentale, déjà mise à mal par la crise de COVID-19, risque de se dégrader encore plus sous l’effet d’une surveillance permanente et des arbitrages opérés par les algorithmes.

Le sondage réalisé par ExpressVPN montre que 59 % des travailleurs “ressentent du stress et/ou de l’anxiété à l’idée que leur employeur surveille leur activité en ligne” : 41 % d’entre eux expliquent qu’ils “se demandent constamment s’ils sont en train d’être observés”, tandis que 38 % “se sentent davantage incités à être en ligne qu’à effectuer un travail productif.

Un cadre réglementaire laxiste donnerait libre cours à une déshumanisation de la main d’œuvre : les employés seraient considérés comme des rouages d’une machine plutôt que comme des membres d’une équipe.

La méfiance ne pourra que s’accentuer étant donné le manque de transparence caractérisant le management algorithmique. En effet, si 81 % des employés ont recours à un ou plusieurs dispositifs fournis par leur employeur, seuls 54 % sont conscients d’être surveillés.

"À cause du manque de transparence, les travailleurs devront obéir à un système dont ils ne connaissent pas le fonctionnement. Ils doivent donc d'abord imaginer comment le système fonctionne et ensuite changer leur comportement en fonction de ce qu'ils pensent que le système fera", a déclaré à Voxeurop Nicolas Kayser-Bril d'AlgorithmWatch.

"Cela crée une nouveau niveau de conscience. Vous devez juger vos propres actions en fonction de ce que vous pensez que le système fait. Et cela crée bien sûr beaucoup plus de stress pour les travailleurs concernés", a-t-il ajouté.

Une réglementation insuffisante

Face à l’essor des pratiques de surveillance, le projet de réglementation de l’UE sur l’intelligence artificielle n’offre pas de garantie explicite en matière de protection du droit du travail. En effet, la mise en œuvre des mesures de protection incomberait aux employeurs qui pourraient alors s’en accommoder comme bon leur semble.

Selon Valerio De Stefano, le problème principal réside dans le fait que la plupart des employeurs “ne sont même pas conscients des risques que comportent certaines des technologies adoptées.

“À cause du manque de transparence, les travailleurs devront obéir à un système dont ils ne connaissent pas le fonctionnement. Ils doivent donc d'abord imaginer comment le système fonctionne et ensuite changer leur comportement en fonction de ce qu'ils pensent que le système fera

Nicolas Kayser-Bril, AlgorithmWatch

Par ailleurs, une législation à l’échelon européen prévaudrait sur les réglementations nationales qui encadrent de façon plus stricte la collecte et le traitement des données. Valerio De Stefano ajoute que “cette réglementation ne protège pas suffisamment les travailleurs [car] elle ne prévoit pas la participation des syndicats ou des associations d’employeurs à une négociation qui concerne pourtant ce qui se passe dans le monde du travail.”

Un cadre réglementaire laxiste donnerait libre cours à une déshumanisation de la main d’œuvre : les employés seraient considérés comme des rouages d’une machine plutôt que comme des membres d’une équipe. Or, à l’ère du numérique, la quantification obsessionnelle de tous les aspects de la vie est considérée comme une approche rationnelle générant des résultats et des profits optimaux. Mais aucun algorithme, aussi efficace soit-il, ne pourra chiffrer la valeur inestimable des qualités humaines qui risquent, hélas, de devenir superflues dans le monde du travail.

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