Data Europe précaire

Travail de plateforme, quand banalisation rime avec précarisation

Livraison, transport ou encore services aux entreprises, l’offre des plateformes en ligne s’est largement diversifiée ces dernières années et attire un nombre croissant de travailleurs. Dans toute l’Europe, cette nouvelle tendance s’accompagne d’une précarisation du travail que l’UE essaie difficilement de limiter.

Publié le 7 juin 2023 à 07:41

Ces silhouettes à vélos, avec leur sac à dos carré noir ou bleu clair, sont devenues des figures familières dans nos villes. De Madrid à Varsovie en passant par Paris, nombreux sont ceux qui connaissent UberEats ou Deliveroo.

Ces “plateformes de travail numérique”  concentrent les demandes de clients puis répartissent le travail grâce à leurs algorithmes. Elles ont la capacité de mobiliser de manière instantanée une main-d'œuvre ultra flexible. Elles incarnent une forme du futur du travail, reconfiguré d’un côté par les innovations numériques et de l’autre, par des individus travaillant hors du salariat, du cadre collectif de l’entreprise et de ses hiérarchies, par choix ou contrainte. 


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5,6 % des Européens ont été travailleurs de plateforme 

Menée au printemps et à l’automne 2021, une étude d’ampleur de l’Institut syndical européen (European trade union institute, ETUI), donne une estimation du poids de cette économie dans 14 pays de l’Union européenne. Son sondage, adressé à plus de 36 000 personnes, établit que 5,6 % d’entre eux ont travaillé dans les douze mois précédant l’enquête par le biais d’une plateforme numérique, dont 1,6 % pour une durée supérieure à 20 heures par semaine ou représentant plus de 50 % de leurs revenus. “C’est une économie en expansion, qui renouvelle beaucoup sa main-d'œuvre”, précise Agnieszka Piasna, co-auteure de l’étude. 

Un chiffre à englober dans la catégorie plus large du “travail par Internet”. Selon les estimations de l’Institut syndical européen, 11,7 % des Européens recourent à des sites ou des applications pour trouver des clients ou du travail en tant qu’indépendants. Leur condition peut partager des points communs avec celle des travailleurs des plateformes, sans en remplir strictement tous les critères, comme le paiement en ligne, la notation par les clients et le management algorithmique. 

Les deux catégories agissent en tout cas dans des domaines particuliers : le micro-travail (réponse à des sondages, transcriptions…), le travail qualifié réalisable à distance (informatique, graphisme…), le transport de personnes, la livraison, mais aussi les services à la personne (nettoyage, soins esthétiques, garde d’enfants…). 

Des méthodes qui gagnent d’autres pans de l’économie

“Il y en a entre 100 et 200 plateformes en Belgique, beaucoup dans les services à domicile, les cours particuliers, le babysitting, le soin aux personnes ou aux animaux”, confirme Martin Willems, responsable d’United Freelancers, une division de la Confédération des syndicats chrétiens qui veut toucher l’ensemble de ces ”travailleurs indépendants sans personnel”  ou ”self-employed”. Ce qui est loin d’être simple quand ces derniers interviennent à domicile. “On ne sait pas du tout mesurer le phénomène, encore moins leur parler ou essayer de les joindre. Ce qui nous inquiète, c’est que cette réalité du travail est extrêmement difficile à saisir”, ajoute-t-il.  

Les méthodes des plateformes gagnent aussi l’économie traditionnelle, comme l’a dévoilé l’enquête de l’Institut syndical européen. “Certaines entreprises conventionnelles, telles que les chaînes de supermarché ou des services postaux, organisent leurs services de livraison de manière essentiellement identique ou très similaire à celle d'une plateforme de travail comme Uber : l’ordre est communiqué par l’application, il y a une mise en concurrence entre travailleurs, sans contrat de travail”, signale Agnieszka Piasna. 

Un travail dopé par la précarité

Les plateformes prospèrent sur la précarité. En France, au 1er janvier 2022, près de 24 % des chauffeurs VTC et livreurs habitent les quartiers prioritaires de la politique de la ville, a révélé le Centre d’observation et de mesure des politiques d’action sociale dans une étude publiée en décembre 2022. 

C’est ce qu’a aussi découvert l’Institut syndical européen en comparant la situation des marchés locaux du travail et l’intensité du recours à Internet pour travailler. “Sur les territoires où le chômage est élevé et les emplois sont de mauvaise qualité car temporaires ou à temps partiel, le recours au travail par Internet augmente”, ajoute l'experte. 

La pandémie a semble-t-il également dopé cette économie. D’après une étude remise à la Commission européenne, plus d’un tiers des travailleurs de plateformes attribuent leur recours à cette forme de travail à ce contexte spécifique. En Slovénie, en novembre 2020, la plateforme de livraison de repas Ehrana, rachetée depuis par l’espagnol Glovo, a connu une hausse de 300% de son chiffre d’affaires. En Belgique, “il y a des tas de gens qui ont perdu leur travail et se sont inscrits comme livreurs”, témoigne Martin Willems. Cet afflux a déséquilibré, un temps, le marché de l’offre et de la demande. ”Ceux qui avaient commencé avant le Covid ont dit avoir subi une baisse de leurs revenus moyens, car le nombre de livreurs a augmenté plus vite que les commandes”, ajoute le syndicaliste belge.

Statut des plateformes : les Etats-membres très divisés

Voulant réguler cette nouvelle économie, plusieurs Etats ont décidé de réagir. En 2019, le Portugal a institué des “opérateurs VTC” permettant en principe aux chauffeurs “d'être protégés par le droit du travail et la protection sociale nationale”, rapporte le Sénat français. En août 2021, l’Espagne a décidé d’appliquer une présomption de salariat pour les livreurs à vélo, entraînant le départ du pays de l’entreprise Deliveroo, tandis qu’Uber Eats “a choisi de sous-traiter en embauchant les livreurs via des sociétés intermédiaires” , selon ce même rapport. D’autres pays, comme le Royaume-Uni ou l’Italie, optent pour des tiers statuts qui ouvrent certains droits sociaux, mais pas tous. En Belgique, les “riders” travaillent depuis 2017 sous le statut de P2P (comme peer-to-peer, c’est-à-dire de particulier à particulier) : “Etant ni salariés ni indépendants, ils n’ont même pas de sécurité sociale”, dénonce Martin Willems.

Pour la Commission européenne, nul doute qu’il existe de nombreux  ”faux indépendants”  parmi les travailleurs des plateformes, entraînant des inégalités d’accès aux droits. Selon ses estimations, 55 % des travailleurs des plateformes gagnent moins que le salaire minimum horaire s’appliquant dans leur pays. L’exécutif européen a déposé une proposition de directive visant à harmoniser et améliorer leurs conditions de travail dans l’Union européenne en décembre 2021. Reste à mettre d’accord les Etats-membres, très divisés à ce sujet : un an après le dépôt du texte, la présidence tchèque de l’Union, qui s’est achevée en décembre dernier, a échoué à dégager un accord au sein du Conseil de l’Union européenne.

L’un des enjeux majeurs du texte européen porte sur la mise en place d’une ”présomption de salariat”  dans les plateformes. La proposition de la Commission européenne pose le principe d’au moins deux critères à remplir, relatifs, par exemple, à la supervision étroite du travail ou l’imposition d’une rémunération au travailleur. Dans sa résolution adoptée le 2 février 2023 qui amende le texte, le Parlement européen préfère laisser aux autorités nationales la latitude de réaliser une  ”évaluation objective”, tout en listant “à titre indicatif”  une série d’indices d’une relation de travail salarié. 

“Plus il y aura de critères, plus on risque de sortir des travailleurs de la requalification”, avertit Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé et membre du Collectif des travailleurs économiquement dépendants de la CGT, un syndicat français. “Si on laisse faire ces plateformes, le risque est de voir d’autres secteurs contaminés par le faux travail indépendant”, ajoute-t-elle, évoquant des tendances similaires à l'œuvre dans les services à la personne, ainsi que des tentatives d’ubérisation du secteur de l’intérim.

La vogue du freelancing

Dans le domaine des services aux entreprises, l’émergence de plateformes B2B qui jouent les intermédiaires entre offres et demandes de prestations, stimule aussi l’essor du travail indépendant. Le freelancing se popularise grâce à des plateformes américaines comme Upwork, ou la française Malt, grâce auxquelles il est possible de décrocher des missions dans de nombreux domaines : marketing, traduction, développement web, graphisme… 

“Les plateformes de freelancing se sont d’abord positionnées sur les métiers de l’informatique pour répondre à la demande des TPE-PME, qui n’étaient pas prospectées par les entreprises de services numériques. Les grands groupes se sont aussi intéressés à ces plateformes. Elles couvrent des domaines de plus en plus larges, comme les ressources humaines, la comptabilité, le juridique. La simplicité de leur technologie a attiré les indépendants et des nouveaux venus du marché du travail, en recherche de visibilité” , explique Tristan d’Avezac, fondateur du cabinet Territoires humains, qui a contribué à une étude sur ces plateformes, pour l'institut statistique et de recherche du ministère du Travail français, la Dares.

Les cols blancs face au “diktat de la note”

Des travailleurs très qualifiés dans le conseil ou l’informatique en profitent pour se lancer à leur compte. “Ce sont des anciens qui capitalisent sur leur réseau pour faire du business sans les marges prises par leur employeur”, ajoute sa co-auteure, Odile Chagny, économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales et cofondatrice du réseau Sharers & Workers. 

Si certains cols blancs saisissent l’opportunité du travail indépendant pour reconquérir pouvoir et autonomie, l’intermédiation opérée par les plateformes peut en faire déchanter certains. Comme les cols bleus, les freelances se trouvent alors exposés au management algorithmique et au diktat de la notation : une réponse trop lente à une sollicitation ou une mauvaise note peuvent dégrader leur visibilité et faire subitement chuter leur nombre de commandes… Des profils peu expérimentés, comme les jeunes qui utilisent ces sites pour engranger des premières missions, peuvent se retrouver dans une position difficile. 

Des conséquences sur les carrières

Alors que de nombreuses entreprises ont étendu le télétravail à de nouveaux métiers dans le contexte de la pandémie, seront-elles tentées d’externaliser ces fonctions en les confiant à des travailleurs indépendants ? Le risque existe, d'autant que les salariés se voyant l'accès au télétravail refusé pourraient être tentés de basculer dans le freelancing. “La plateformisation du travail est clairement liée au sujet du travail à distance”, estiment les auteurs d’une étude, publiée par le centre de réflexion Bruegel, consacrée aux inégalités engendrées par la digitalisation. 

Outre qu'elle contribue à l'atomisation des collectifs de travail, cette plateformisation peut entraver l’évolution professionnelle des indépendants en les cantonnant à certaines missions. Le risque est notamment présent dans le cas de tâches ultra-fragmentées, caractéristiques du ”micro-travail” .

 

👉 L'article original sur Alternatives Economiques
En partenariat avec European Data Journalism Network

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