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En Tunisie, les Européens jouent aux rois du pétrole

Deux entreprises européennes, Serinus, basée à Jersey et la française Perenco, ont obtenu en l’absence de tout cadre légal des permis d’exploiter à l’aide de la fracturation hydraulique, une technique décriée pour son impact sur l’environnement, des gisements de pétrole dit “non conventionnels”.

Publié le 3 février 2024 à 12:17
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Difficile d’imaginer que de nombreux puits d'hydrocarbures parsèment le paysage de Kébili près de Douz, dans le sud de la Tunisie. La région est un centre névralgique du tourisme local ; les étendues salines reposant au beau milieu du désert, décor caractéristique des alentours du lac de sel de Chott el-Djérid, sont particulièrement prisées.

C’est pourtant ici, dans la région de Kébili, que les sites des compagnies pétrolières française Perenco et Serinus, domiciliée à Jersey,  ont été confrontées en 2017 à des grèves et des sit-ins répétés organisés par la société civile locale, qui réclame depuis 2012 un meilleur suivi social et environnemental des deux sociétés étrangères exploitant le sol tunisien. 

Tunisie, Sabria

Courant 2017, une série de protestations ayant agité Kébili s’était soldée par la signature d’un accord en 114 points avec la société civile, tandis que la classification de ces sites d’extraction comme “zones militaires”, empêchant ainsi toute tentative de contestation, tout comme le suivi des activités des sociétés pétro gazières dans la région. 

Après Perenco, assignée en justice en novembre 2022 en France par les associations Sherpa et Amis de la Terre en raison de la pollution provoquée par ses activités en République démocratique du Congo, c’est au tour de la société Serinus d’être mise en cause. 

Enregistrée à Jersey (île située entre le Royaume-Uni et la France, considéré par certains Etats comme un paradis fiscal), la société contrôle l’opérateur tunisien Winstar, chargé de l’exploitation du champ pétrolier de Sabria, à Kébili dont les pratiques extractives sont tout aussi discutables.

Serinus : “petite entreprise” d’un géant polonais de l’énergie

En 2013, la société Serinus Energy obtient deux prêts d’un montant total de 60 millions de dollars de la part de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) pour le développement des champs pétroliers de Sabria, Ech Chouech et Chouech Essaida, dans le sud tunisien.

Le prêt est accordé en dépit d’une abstention initiale lors du vote de son financement par les banques de développement liées à la BERD. Un non-engagement alors motivé par “l’absence d’étude d’impact environnemental” concernant le projet de Serinus en Tunisie. 

Vue satellite du champ Sabria en 2022. | Source: Google Earth
Vue satellite du champ Sabria en 2022. | Source: Google Earth

Le prêt est alors justifié par la BERD comme un soutien “au développement d’une petite entreprise indépendante en Tunisie, où les entreprises publiques dominent encore la production d’hydrocarbures”. Pourtant, Serinus Energy est alors l’un des piliers de l’empire financier de Kulczyk Investments. Un fonds d’investissement alors détenu par l’un des hommes les plus riches de Pologne : le milliardaire Jan Kulczyk, aujourd’hui décédé et dont le fils Sebastian a repris la tête de l’empire financier familial.  

Au moment des faits, le poste de responsable des activités africaines au sein de Kulczyk Investments est occupé par nul autre que Horst Köhler, ancien président allemand. Köhler qui, surtout, a travaillé en tant que président de la BERD de 1998 à 2000 – comme le rappelait le réseau Bank Watch dès 2014. Cette même institution financera le projet de Serinus en Tunisie à hauteur de 60 millions de dollars. 


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Outre ce pantouflage, les techniques de forage et les risques environnementaux associés au projet soulèvent l’indignation de la société civile à l’international. La Banque précise à notre rédaction qu’au moment du financement du projet de Serinus Energy, l’ancien président allemand “n’était plus sujet au Code de conduite du personnel de la BERD”, notamment en matière de conflits d’intérêts.

La BERD ajoute que le projet a aussi fait l’objet d’une “évaluation rigoureuse” relative à son intégrité, mais a refusé de nous fournir une copie de celle-ci. 

Où sont passés les 60 millions de dollars ?

Courant 2013, 20 ONG interpellent la BERD sur le financement des champs pétroliers et exigent l’abandon du projet, contestant le forage de “puits horizontaux” et le “recours à la fracturation hydraulique” – une pratique décriée pour ses conséquences environnementales et sanitaires. 

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