Idées Liberté de la presse

Oleksandra Matviïtchouk : “Beaucoup de gens, même dans les démocraties développées, ne réalisent pas l’importance de la liberté de la presse”

La présidente du Centre ukrainien pour les libertés civiles – colauréat du prix Nobel de la paix 2022 – Oleksandra Matviïtchouk partage ses réflexions concernant la fragilité des libertés dans un monde qui s'effondre, et souligne le rôle essentiel des journalistes dans la sauvegarde de la démocratie en ces temps troublés.

Publié le 8 décembre 2023

Il se trouve que nous vivons une époque plutôt turbulente. L'ordre mondial, fondé sur la Charte des Nations unies et le droit international, s'effondre sous nos yeux. Le problème n'est pas seulement que l'espace de liberté dans les pays autoritaires s'est réduit à la taille d'une cellule de prison. Le problème est que même dans les démocraties développées, les forces qui remettent en question la Déclaration universelle des droits de l'homme gagnent du terrain.

Il y a des raisons à cela. Les générations actuelles ont remplacé celles qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale. Elles ont hérité de la démocratie de leurs parents. Elles ont commencé à considérer les droits et les libertés comme acquis. Elles se sont tournées vers la consommation de masse, percevant la liberté comme la possibilité de choisir son fromage au supermarché. Cette liberté, elles sont prêtes à échanger contre des avantages économiques et des promesses de sécurité ou de confort personnel.

C'est pourquoi tant de gens, même dans les démocraties développées, ne réalisent pas l'importance de la liberté de la presse. Ils consomment de plus en plus le “substitut” d'information diffusé sur les réseaux sociaux et les messageries en ligne.

Pourtant, la liberté est véritablement fragile. Les droits de l'homme ne sont pas acquis une fois pour toutes. Nous faisons nos propres choix chaque jour.

Avant de m'envoler pour Bruxelles, j'ai rencontré une amie que je n'avais pas vue depuis le début de la guerre en Ukraine. Je lui ai dit que je prendrais la parole lors de la cérémonie de remise du prix. Elle m'a alors raconté cette histoire.

Le premier jour de l'invasion russe, mon amie se trouvait loin de chez elle. Avec d'autres, elle s'est cachée dans un abri antiaérien où la télévision fonctionnait, et ils ont regardé les émissions décrivant la région de Kiev. La journaliste racontait en direct les conséquences des premières attaques russes : bâtiments résidentiels détruits, voitures brûlées, population terrifiée. Finalement, elle a terminé son reportage en remerciant tous ceux qui les écoutaient et les regardaient, et eux, les journalistes, ont raconté et montré les événements jusqu'au dernier moment, aussi longtemps que cela leur était physiquement possible.


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Mon amie pleurait en me racontant cela. Ce jour-là, elle ne savait pas non plus si elle survivrait. Le seul lien entre elle, ses proches et le pays tout entier était cette journaliste qui ne faisait que son travail en toute honnêteté. Ce travail a soudain pris une signification importante, même pour les personnes qui n'y avaient jamais pensé auparavant.

J'ai entendu les mêmes histoires de la part de personnes qui se trouvaient dans les territoires ukrainiens occupés par l'armée russe. Les Russes essayaient de convaincre tout le monde que Kiev était déjà prise, mais les gens écoutaient secrètement la radio pour découvrir la vérité. J'ai entendu les mêmes histoires de la part de personnes qui ont survécu à la captivité. Les prisonniers qui disposaient d’un accès Internet recevaient des nouvelles de l’extérieur. Les gens pleuraient en racontant ces histoires, tout comme mon amie. Parce qu'ils ont appris de leur propre expérience le prix de la liberté d'expression.


Je suis ici simplement pour vous dire merci, chers journalistes. Parce que je n’ai pas les mots qu’il faut pour expliquer l’importance du travail que vous faites avec honnêteté


Je suis avocate spécialisée dans les droits humains et j'applique la loi pour protéger les personnes et la dignité humaine depuis de nombreuses années. Mais le monde n'a pas commencé à aider l'Ukraine lorsque les Russes ont commencé à tuer et à violer des civils à Boutcha, mais lorsque des articles dévoilant ces crimes ont été publiés dans différentes langues.

Ce n’est pas une guerre entre deux Etats, entre la Russie et l'Ukraine. C'est la guerre entre deux systèmes – l'autoritarisme et la démocratie. La Russie tente de convaincre le monde entier que la démocratie et les droits de l'homme sont des valeurs mensongères. Parce que pendant la guerre, ces droits ne peuvent protéger personne. La Russie affirme que la vérité n'existe pas et qu'il n'y a que des récits fabriqués, des stratégies utilisées par des camps en conflit.

Je suis ici simplement pour vous dire merci, chers journalistes. Parce que je n'ai pas les mots qu'il faut pour expliquer l'importance du travail que vous faites avec honnêteté. En Ukraine, en Iran, en Belgique, en Palestine, au Soudan, au Kenya.

Je suis ici pour dire que, malgré tout, ce sont des histoires positives que je vous raconte, parce que c’est dans les moments dramatiques que naît l'espoir. C’est quand la liberté est bafouée qu'elle commence à se manifester avec force. Même lorsque vous ne pouvez pas compter sur la loi et que le système international supposé assurer la paix et la sécurité ne fonctionne pas, vous pouvez toujours compter sur les gens. Sur celles et ceux qui défendent les valeurs de la liberté d'expression et qui font honnêtement leur travail.

Nous avons l'habitude de penser à travers le prisme des Etats et des organisations internationales, mais les gens ordinaires ont un impact bien plus important qu'ils ne peuvent l'imaginer. C'est grâce à eux que nous avons une chance. Oui, l'avenir est trouble et incertain. Mais c'est un tel privilège que d'avoir la possibilité de se battre pour le futur que l'on souhaite, pour soi-même et pour ses propres enfants.

Ce texte est la transcription du discours prononcé par Oleksandra Matviïtchouk lors de la cérémonie de remise des prix Reporters sans frontières 2023 pour la liberté de la presse, qui s'est déroulée à Bruxelles le 28 novembre 2023. 

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