Trahis et en colère, les Géorgiens luttent pour reprendre en main leur destin européen

Voilà huit mois que la Géorgie est descendue dans la rue. Les manifestants se sont d’abord mobilisés pour s’opposer aux lois autoritaires défendues par le gouvernement, puis pour contester le résultat des élections. Si chaque vague de manifestations est provoquée par un élément déclencheur différent, la cause sous-jacente reste la même : un sentiment croissant de trahison, alors que le gouvernement tente de freiner l’intégration de la Géorgie à l’Union européenne.

Publié le 16 décembre 2024

Depuis le printemps, les vagues de manifestations s’enchaînent en Géorgie. Face à la population se dresse le parti au pouvoir, Rêve géorgien (KO, attrape-tout), qui affiche une position pro-russe et de plus en plus autoritaire. Mais la dernière vague de manifestations, débutée à la fin du mois de novembre, semble différente de par son intensité sans précédent. Les manifestants expriment une colère qui s’accentue face à la réaction de plus en plus musclée des autorités. La cause reste la même, mais le sentiment croissant de trahison est désormais trop évident pour être nié, même par certains des électeurs du Rêve géorgien qui ont cru à sa promesse européenne.

C’est une déclaration du Premier ministre Irakli Kobakhidzé, le 28 novembre 2024, qui a déclenché cette dernière vague de manifestations. Dans un pays où l’objectif d’adhésion à l’Union européenne est inscrit dans la Constitution et est soutenu à près de 80 % par l’opinion publique, celui-ci a déclaré que le gouvernement allait suspendre les négociations en la matière jusqu’en 2028. De quoi faire plaisir à Moscou ; peu de temps après, Vladimir Poutine a salué le “courage” du gouvernement géorgien. 

Pour la plupart des Géorgiens, l’intégration à l’UE représente bien plus que la stabilité économique ou l’ouverture des frontières : c’est une lutte pour la survie. Beaucoup considèrent l’UE comme un rempart contre la Russie, l’oppresseur historique dont la menace pèse depuis longtemps sur le pays. Les manifestations actuelles représentent donc la continuité d’une lutte longue de plusieurs siècles pour échapper à l’emprise du colonialisme russe, une lutte pour laquelle les Géorgiens ont versé leur sang à plusieurs reprises.

Police lined up during anti-government demonstration in Tbilisi, December 2024 | Masho Lomashvili
La police en rang lors d'une manifestation anti-gouvernementale à Tbilissi, le 1er décembre 2024. | Photo : ©Masho Lomashvili

Dans un tel contexte, les manifestations ne pouvaient que repartir de plus belle après l’annonce du Premier ministre. Mais en me rendant au Parlement ce soir-là, j’étais loin d’imaginer ce qui allait se produire. En effet, les dernières manifestations contre les élections contestées s’essoufflaient, gagnées par un sentiment d’épuisement et de défaite. Il semblait donc que le gouvernement avait parfaitement choisi son moment pour faire cette annonce, exploitant le désespoir de la population pour consolider son programme pro-russe. Mais ce que j’ai vu ce soir-là m’a laissée sans voix.

Une heure à peine après le discours, les rues autour du Parlement grouillaient de monde. Aucun parti de l’opposition ni aucune organisation n’avait pourtant appelé à manifester ; le public montrait simplement sa colère, dans un élan spontané et non coordonné. Pas de scène ni de haut-parleurs, juste des huées et des coups portés aux barricades. “Ré-vo-lu-tion”, s’est soudain mise à scander une voix très vite rejointe par d’autres. Il m’est alors apparu clairement que le Rêve géorgien avait mal calculé son coup, et que sa réponse aux manifestations allait être brutale.

Six passages à tabac

Cette nuit-là, la police a utilisé des gaz lacrymogènes, des sprays au poivre et des canons à eau pour disperser la foule. Des dizaines de manifestants ont été battus et arrêtés. Aujourd’hui, deux semaines plus tard, les manifestations ont dépassé les frontières de Tbilissi, gagnant les villes et même les petits villages du pays. S’en sont suivies des démissions très médiatisées : le vice-ministre des Affaires étrangères, six ambassadeurs géorgiens et des dizaines de fonctionnaires ont quitté leur poste en signe de protestation. Des journalistes ont abandonné les médias pro-gouvernementaux et des centaines de fonctionnaires ont condamné publiquement l’entrave à l’adhésion européenne. Le gouvernement a déjà menacé de punir les signataires des déclarations communes.

A demonstrator intoxicated by tear gas during anti-government demonstration in Tbilisi, December 2024 | Masho Lomashvili
Un manifestant touché par les gaz lacrymogènes de la police lors d'une manifestation anti-gouvernementale à Tbilissi, le 1er décembre 2024. | Photo : ©Masho Lomashvili

Mais plus les manifestations se multiplient, plus la répression du gouvernement s’intensifie. Plus de 460 manifestants, figures de l’opposition, activistes et journalistes ont été arrêtés, et plus de 300 ont été brutalement passés à tabac. Les arrestations ne se limitent pas aux manifestations : la police a perquisitionné des domiciles et arrêté des militants chez eux.

Les journalistes ont été particulièrement visés : au moins 90 journalistes ont été arrêtés, battus ou gênés dans l’exercice de leurs fonctions. Plusieurs d’entre eux ont dû subir d’importants traitements médicaux, notamment Guram Rogava, journaliste pour la chaîne de télévision locale Formula, qui a été hospitalisé avec des fractures au visage et au cou après avoir été agressé par un membre des forces spéciales.

Une source du ministère de l’Intérieur m’a confié, sous couvert d’anonymat, que les centres de détention manquaient de places. Les prisons de Tbilissi et des villes environnantes sont saturées, à tel point que la police transfère les détenus dans des centres situés à Koutaïssi, à quatre heures de route à l’ouest de la capitale.


Cette génération, ma génération, qui a grandi dans une Géorgie indépendante, connaît les fragiles avantages de la démocratie. Pour elle, se rendre n’est pas une option


Après mon arrestation, je suis passé entre les mains de différents groupes des forces spéciales pour être battu, mais jamais jusqu’au point de trouver la mort”, m’explique Lazare Maglakelidze, un étudiant de 20 ans. Arrêté le 3 décembre 2024, Maglakelidze a perdu connaissance après une première série de coups portés à la tête. Il s’est réveillé dans un fourgon de police. Un co-détenu, qui avait assisté à son passage à tabac par la fenêtre du véhicule, lui a ensuite raconté les événements.

Il a vu mon corps inconscient maintenu par deux membres des forces spéciales qui me portaient des coups à la tête avec leurs bottes, leurs genoux, leurs poings, bref, tout ce qu’ils voulaient”, raconte Maglakelidze. Les violences se sont poursuivies dans le fourgon. “Nous allons vous violer avec nos matraques … Vous êtes des tapettes, vous devriez aimer ça, non ?”, criaient les policiers tandis que le sang des prisonniers coulait sur le plancher du fourgon. Cette nuit-là, Maglakelidze a subi six passages à tabac.

Ce n’est pas de l’improvisation ou une décision spontanée … C’est comme ça que le système fonctionne”, lance Maglakelidze. Des dizaines de témoignages viennent confirmer cette brutalité systématique : les détenus passent entre les mains des policiers pour être battus, suffisamment fort pour leur infliger des blessures conséquentes, mais jamais jusqu’au point de leur donner la mort. Ces actes se déroulent à l’abri des regards, dans des fourgons aux vitres teintées.

L’étudiant se remet actuellement d’une opération du nez et d’une commotion cérébrale. Il a hâte de retourner manifester. Mais il devra d’abord assister à son procès, même s’il n’a aucun espoir de trouver justice dans les murs du tribunal de Tbilissi – ces jugements ne peuvent être décrits que comme de vastes mascarades. Lorsque j’ai assisté à l’audience de mon ami la semaine dernière, j’ai échangé avec un groupe d’avocats. “Notre présence dans ces salles d’audience n’est que décorative”, m’a confié l’un d’entre eux. “La plupart des juges ne prennent même pas la peine d’examiner les preuves que nous leur présentons.” 

Le parti Rêve géorgien de l’oligarque Bidzina Ivanichvili a longtemps eu la mainmise sur le système judiciaire du pays. Quatre juges ont été sanctionnés par le gouvernement américain pour corruption, et la plupart des magistrats sont suspectés d’être impliqués dans des affaires de corruption similaires. Les fondements d’un régime autoritaire ont été posés il y a longtemps. Aujourd’hui, Rêve géorgien entame son quatrième mandat et fait face à une situation critique dans la rue. Tous les moyens ont été activés, y compris la justice.

Demonstrators being targeted by police water cannon in front of the Parliament, in Tbilisi, December 2024. | Photo: ©Masho Lomashvili
Manifestants visés par les canons à eau de la police devant le Parlement, à Tbilissi, le 1er décembre 2024. | Photo : ©Masho Lomashvili

Un Euromaïdan à la géorgienne ?

Le gouvernement et sa propagande ont tenté de présenter les manifestations comme l’Euromaïdan géorgien, en référence au soulèvement ukrainien de 2013-2014 contre la décision du président Viktor Ianoukovytch de mettre un terme à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE au profit d’un accord avec la Russie. Ianoukovytch a été renversé, mais la propagande en Géorgie se concentre sur les destructions, les pertes humaines et l’invasion russe qui ont suivi la révolution ukrainienne. 

Compte tenu du contexte très différent de la Géorgie et des échecs actuels de la Russie en matière de politique étrangère, ces similitudes sont discutables, mais les parallèles entre la répression autoritaire des manifestants par Viktor Ianoukovytch et les mesures presque identiques du gouvernement géorgien sont troublants.

La version géorgienne des "titouchky" ukrainiens – des hooligans rétribués par le gouvernement – patrouille déjà dans les rues de Tbilissi. Au cours du week-end du 7-8 décembre, des individus masqués ont attaqué des journalistes, des leaders de l’opposition et des manifestants sous les yeux de la police. Une journaliste a été étranglée en pleine émission, et son caméraman a été roué de coups et piétiné. Entre-temps, le gouvernement a pris des mesures pour freiner les manifestations, notamment en interdisant les feux d’artifice, les masques à gaz et même le simple fait de se couvrir le visage – des outils utilisés par les manifestants pour se défendre. Des rumeurs au sujet d’un possible couvre-feu circulent, afin d’empêcher les gens de descendre dans la rue.

Loin de l’agitation des rues, le gouvernement continue d’imiter les tentatives de répression de Viktor Ianoukovytch pour mettre un terme aux manifestations. Un nouveau paquet législatif suggère également une simplification du processus de recrutement des officiers de police, qui pourront être admis sans avoir à passer par un processus de recrutement compétitif.

Malgré ces mesures, les manifestations se poursuivent. Mais les défis à relever sont immenses. Les manifestants sont non seulement confrontés à un régime autoritaire, à la propagande russe et aux forces pro-russes de l’Occident, mais également à un froid glacial, les températures de ces derniers jours dépassant rarement 5°C le soir. Depuis son arrivée au pouvoir il y a 12 ans, le Rêve géorgien tente d’affaiblir la société civile. Résultat : l’opposition est fragmentée, avec de nombreux hommes politiques déconnectés de la réalité du terrain.

Ce vide a forcé les citoyens ordinaires à prendre en charge le mouvement. La seule figure unificatrice de la scène politique est la présidente Salomé Zourabichvili, une ancienne alliée du Rêve géorgien qui a depuis coupé les ponts avec le parti qui l’a fait entrer en politique. Elle joue désormais un rôle de messagère auprès de l’Occident, appelant à un soutien international pour les manifestants pro-UE et demandant qu’une plus grande pression soit exercée sur le gouvernement.

Je pense que l’Occident doit tenir compte de ces appels. La perte de la Géorgie impliquerait bien plus que la perte d’un allié stratégique : cela marquerait une nouvelle victoire de la Russie contre la démocratie libérale.

Demonstrators' barricade in front of the Parliament, in Tbilisi, December 2024. | Photo: ©Masho Lomashvili
Barricade de manifestants devant le Parlement, à Tbilissi, le 30 novembre 2024. | Photo : ©Masho Lomashvili

Le soutien international est essentiel, mais même sans la garantie d’une implication de l’Occident, les manifestants restent déterminés. Issus de toutes les couches de la société, ils continuent d’envahir les rues. Si le rôle des jeunes Géorgiens est particulièrement important, leur détermination reflète une volonté sociétale plus large. Cette génération, ma génération, qui a grandi dans une Géorgie indépendante, connaît les avantages fragiles de la démocratie. Pour elle, se rendre n’est pas une option.

Le gouvernement a exposé sa vision de la Géorgie, tout comme les citoyens qui sont descendus dans la rue. Leur courage est porteur d’espoir : la détermination et la solidarité, tout comme celle des Ukrainiens lors des manifestations de Maïdan, peuvent inverser la tendance.

🤝  Cet article a été publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together

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