Entretien Guerre en Ucraine Abonné(e)s
Oleksandra Matviichuk en septembre 2023. | Photo: GPA Oleksandra Matviichuk - GpA

Oleksandra Matviïtchouk, prix Nobel de la paix : “En Ukraine, à force d’impunité, le mal grandit”

La présidente du Centre ukrainien pour les libertés civiles – colauréat du prix Nobel de la paix 2022 – nous fait part de son point de vue sur la signification de la paix pour l’Ukraine aujourd’hui, sur les difficultés que le pays rencontre pour rejoindre l'Union européenne et sur la situation des droits humains sur son territoire.

Publié le 3 octobre 2023 à 17:16
Oleksandra Matviichuk - GpA Oleksandra Matviichuk en septembre 2023. | Photo: GPA
Cet article est réservé à nos abonné(e)s

Le 21 septembre – à l’occasion de la Journée internationale de la paix – nous avons eu l’occasion d’échanger avec Oleksandra Matviïtchouk sur les principaux enjeux que revêt la guerre en Ukraine et sur l’avenir du pays. Comme la plupart des Ukrainiens que nous avons rencontrés, elle montre détermination et sérénité, refusant de s'apitoyer sur son sort et celui de ses concitoyens. Elle rappelle également l’évidence de l’attitude des Ukrainiens envers la Russie et la guerre.

Voxeurop : Les femmes jouent-elles un rôle particulier en Ukraine aujourd’hui ?

Oleksandra Matviïtchouk : Lorsqu’on m’interroge sur le rôle des femmes dans la guerre, j’ai besoin d’un temps de réflexion tout simplement parce que je connais des milliers de femmes fantastiques qui travaillent dans différents domaines : des femmes qui combattent dans les forces armées ukrainiennes, qui prennent d’importantes décisions politiques, qui documentent les faits ou qui orchestrent des actions civiles. Les femmes sont sur le front de ce combat pour la liberté et la démocratie, car le courage n'a pas de genre.

Quand la guerre a commencé, les Ukrainiens ont rejoint les forces armées pour défendre leur territoire. Personne n’est surpris qu’un homme s’engage, alors pourquoi devrions-nous l’être quand il s’agit de plus de 60 000 femmes ? Dans la bravoure comme dans de nombreux autres domaines, la division entre les genres n’existe pas. Nous nous battons contre la Russie pour que nos filles n'aient jamais à prouver qu’elles sont elles aussi des êtres humains.

Le Centre pour les libertés civiles que vous présidez a reçu le prix Nobel de la paix 2022, aux côtés de l’opposant biélorusse Ales Bialiatski et de l’ONG russe de défense des droits humains, Memorial. Comment militez-vous pour la paix dans un contexte de guerre et que signifie la paix pour les Ukrainiens aujourd’hui ?

La paix signifie beaucoup : les Ukrainiens veulent la paix plus que quiconque. Mais il n’est pas possible de simplement plaider pour la paix. Il n’y aura pas de paix si le pays envahi cesse de se battre. Ce ne sera pas une paix mais une occupation – autrement dit, une autre forme de guerre. Je sais de quoi je parle, cela fait neuf ans que je documente les crimes de guerre, et je sais que les populations subissant l’occupation vivent en réalité dans une zone grise. Elles n’ont aucun moyen de défendre leurs droits, leurs libertés, leurs biens, leur vie et leurs proches. L’occupation, ce n’est pas seulement remplacer un drapeau par un autre ; quand on parle d’occupation russe, on entend disparitions, viols, tortures, meurtres, déni d’identité, déportations d’enfants ukrainiens et adoptions forcées de ceux-ci dans le but de les rééduquer en tant que Russes, camps de filtration, enrôlement forcé dans l’armée russe, charniers. Ce n’est pas la paix. C’est l’occupation.


Nous avons été la première nation du monde dont le peuple est mort sous le drapeau européen – avec le drapeau ukrainien, ils étaient un symbole d’espoir pendant la révolution de la Dignité


Nous n’avons aucunement le droit d’abandonner le peuple ukrainien à la torture et à la mort qui les attendent sous l’occupation russe. Ce sont nos familles, nos amis, nos collègues, nos concitoyens, et par-dessus tout, ce sont des êtres humains. Leur vie ne peut pas faire l’objet d’un compromis politique.

Beaucoup – surtout à l’Ouest – suggèrent aux Ukrainiens d’accepter la situation, mais est-il même possible d’arriver à un accord pacifique avec la Russie ? 

C'est un vœu pieux avec le gouvernement russe actuel. Est-ce que les personnes qui suggèrent ce genre de choses savent seulement comment arrêter Vladimir Poutine ? La Russie n’abandonnera pas son désir de conquérir l’ensemble de l’Ukraine : comme Poutine l’a dit lui-même, la chute de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe du XXe siècle. Ces gens ne comprennent que la force et considèrent le dialogue civilisé comme un signe de faiblesse. La Russie est un empire et, en tant que tel, elle n'a pas de frontières.

Lorsqu'un empire a de la force, il s'étend ; lorsqu'il n'en a pas, il attend le moment où il en aura à nouveau pour continuer de s'étendre. Nous, les Ukrainiens, ne voulons qu’une paix durable – vivre sans craindre la violence et pouvoir se projeter dans l’avenir. Pendant huit ans, nous avons eu les prétendus accords de Minsk, et les gens continuaient à mourir. Mais qu’a fait la Russie pendant ce temps là ? Elle a constitué une armée sur les territoires occupés de l’Ukraine. La Russie s’est retirée, a reconstitué ses forces, puis elle a planifié et lancé sa grande invasion. Alors, ce dont nous avons besoin, c’est d’une paix qui n’est pas seulement temporaire.

Que signifierait la victoire pour vous ?

N’oubliez pas que cette guerre n’a pas commencé le 22 février 2022, mais en février 2014, lorsque l’Ukraine a eu l’opportunité d’opérer une rapide transformation démocratique après l'effondrement du régime de Viktor Ianoukovitch à la suite de la révolution de la Dignité. Pour interrompre ce changement, Poutine avait décidé à l’époque de débuter cette guerre, occupant la Crimée et une partie des régions de Louhansk et de Donetsk.

Puis, l’année dernière, il a étendu cette guerre à l’ensemble du pays. Poutine n’a manifestement pas peur de l’OTAN, mais il est effrayé par l’idée de liberté et c'est pourquoi la victoire de l'Ukraine ne se résume pas seulement à chasser les troupes russes du territoire ukrainien, restaurer notre souveraineté, rétablir l'ordre international et libérer les personnes qui vivent en Crimée et dans les autres territoires ukrainiens occupés. La victoire implique aussi de réussir la transition démocratique, mener à bien nos réformes et sortir de la zone de turbulences dans laquelle nous sommes coincés depuis des décennies suite à la chute de l'Union soviétique ; en finir, enfin, avec cette interminable transition du totalitarisme à la vraie démocratie.

L’entrée dans l’UE fait-elle partie de cette victoire ?

Bien évidemment ! La révolution de la Dignité a montré la voie à suivre à toute la société ukrainienne. La Russie aime dire que l’Ukraine est divisée en deux : l’Est et l’Ouest, une séparation religieuse, économique, et suivant d’autres critères encore, mais la révolution en 2014 a prouvé que la majorité du peuple ukrainien a choisi l’Union européenne comme modèle de développement. Pour les gens ordinaires, l’UE n’est pas seulement une organisation intergouvernementale – ils ne connaissent pas le fonctionnement du Conseil européen ou du Parlement européen – mais le choix correspondant à leurs valeurs.

Lorsque les gens ont expliqué leurs raisons de manifester lors de la révolution de la Dignité – quand notre gouvernement a refusé de signer l’Accord d’association avec l’UE à cause de la pression russe – ils ont évoqué les principes suivants : avoir une chance de construire une société où les droits de chacun sont protégés, où le gouvernement est responsable, où le système judiciaire est indépendant et où la police ne bat pas les étudiants car ils manifestent pacifiquement. Nous payons aujourd’hui un prix très élevé – probablement le prix le plus élevé – seulement pour avoir une chance de rejoindre l’Union et de retourner à une dimension européenne civilisée. Nous nous sentons européens.


Le meilleur du journalisme européen dans votre boîte mail chaque jeudi

Lors de votre récente visite aux institutions européennes, avez-vous eu l’impression que l’Union à laquelle vous avez affaire est celle à laquelle les Ukrainiens aspirent ?

L’UE idéale n’existe pas. Certes, avec ses Etats membres, elle doit faire face à de nombreux problèmes internes, mais nous croyons en la démocratie ukrainienne et aux nouvelles ressources qu’elle peut apporter : cet engagement à lutter pour la liberté, l'Etat de droit et les droits humains constituent des éléments essentiels qui peuvent aider à trouver des solutions aux problèmes auxquels l’UE est confrontée.

Nous avons été la première nation du monde dont le peuple est mort sous le drapeau européen – avec le drapeau ukrainien, ils étaient un symbole d’espoir pendant la révolution de la Dignité. À cette époque, les autorités ukrainiennes ont abattu plus d’une centaine de personnes non armées. Aujourd’hui, nous nous battons pour notre rêve européen. De nombreuses personnes vivant dans des démocraties bien développées au sein de l'Union européenne considèrent que cela va de soi : elles ne se sont jamais battues pour l’obtenir, elles ont hérité de la démocratie, de l'Etat de droit et des droits humains par leurs parents, et c'est pourquoi, très souvent, elles ne comprennent pas la valeur réelle de ces choses. Je pense que l'Ukraine ne sera pas seulement un bénéficiaire net, mais qu'elle contribuera à l'importance de ces valeurs, qui sont en quelque sorte la marque de fabrique de l'UE.

Pourquoi n’a-t-il pas été possible d’empêcher cette guerre ?

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez un journalisme qui ne s’arrête pas aux frontières

Bénéficiez de nos offres d'abonnement, ou faites un don pour renforcer notre indépendance

sur le même sujet