Reportage Migration et travail

La quête à haut risque d’une vie meilleure des migrants moldaves

La Moldavie, l'un des pays les plus pauvres d'Europe, est actuellement confrontée à sa propre crise démographique : de plus en plus de personnes – en particulier les jeunes adultes– partent à l'étranger chercher de nouvelles opportunités professionnelles. Beaucoup s’exposent aux dangers de la traite d’êtres humains en Europe occidentale.

Publié le 24 octobre 2023 à 13:25

L’annonce paraissait suspecte, mais Eugen Terente, 31 ans, était suffisamment désespéré pour tenter sa chance. La personne à l’autre bout du fil lui avait promis un salaire décent en ramassant des fruits et lui avait même envoyé des photos de ce qui semblait être un logement confortable dans la ville de Beja, dans le sud du Portugal.

Ce n'est qu'à son arrivée, une nuit de juillet 2021, que Terente a compris qu'il était en danger. Il avait remis son passeport au chauffeur de bus qui l’avait mené à Beja, et qui devait être payé ensuite par l'organisateur du voyage. Mais lorsque ce dernier s'est présenté, il a prétendu ne pas avoir d'argent sur lui et a promis à Terente de récupérer ses documents plus tard. 

"J'ai réalisé ce qui se passait", raconte Terente au Balkan Investigative Reporting Network (BIRN). "J'ai senti la peur envahir mon corps et j'ai tout de suite su que je devais faire quelque chose.

L'un des pays les plus pauvres d'Europe, coincé entre la Roumanie et l'Ukraine ravagée par la guerre, la Moldavie subit depuis plusieurs années sa propre crise démographique, de nombreux habitants quittant le pays à la recherche d'un meilleur salaire et d'un avenir plus radieux ailleurs.

Selon des données datant de 2021, plus d'un quart des Moldaves vivent à l'étranger ; l'invasion de l'Ukraine par la Russie et la crise du coût de la vie qu’elle a provoqué poussent de plus en plus de personnes à les rejoindre. "Dans notre pays, 70 % des parents disent voir l'avenir de leurs enfants à l'étranger", explique l'économiste Veaceslav Ionita. "Dans les années à venir, les jeunes seront plus nombreux à vivre à l'étranger qu'à rester dans leur pays.

Mais si certains prospèrent, beaucoup d'autres, comme Terente, sont victimes de fraude et d'exploitation.

"De nombreux Moldaves ne veulent pas partir à l'étranger pour de longues périodes, mais seulement pour les mois d'été, afin de travailler dans l'agriculture et la construction", raconte Tatiana Fomina, avocate au centre international La Strada en Moldavie, qui aide les victimes de la traite des êtres humains. "Mais ces entreprises ne précisent pas que le fait de pouvoir entrer dans un pays pendant 90 jours sans visa ne signifie pas que l'on peut y travailler.” 


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Peu familier des règles et de ses droits, Terente avait malgré tout décidé de partir. Il était alors loin de se douter qu'il finirait par s’enfuir à travers les champs portugais, prêt à tout pour rentrer chez lui.

La pointe de l’iceberg

Selon un rapport publié en décembre 2020 par le Groupe d'experts du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA), l'exploitation au sein même du marché du travail est devenue la principale forme de traite des êtres humains impliquant des citoyens moldaves, et les hommes sont plus nombreux que les femmes à en être victimes.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a signalé la même année que seuls six Moldaves sur dix vivant en France disposaient d’un contrat encadrant leur emploi ; au Royaume-Uni, cette proportion descendait à 40 % pour les hommes et se situait à 72 % pour les femmes.

Historiquement, les Roumains ont été parmi les premiers à travailler dans l'agriculture au Portugal. Mais depuis 2015 environ, les Moldaves les ont rejoint dans les installations.

Selon le bureau du procureur de Moldavie chargé de la lutte contre la criminalité organisée et des affaires spéciales, les trafiquants misent sur plusieurs facteurs, comme la vulnérabilité sociale et économique de leurs victimes – le manque d'éducation ou d'opportunités d'emploi – pour convaincre leurs interlocuteurs d’entreprendre le voyage.

Les victimes sont généralement recrutées via les réseaux sociaux, dans la plupart des cas Facebook ou Odnoklassniki – une plateforme populaire en Russie et dans certains pays russophones – ou via des plateformes de petites annonces en ligne.

La grande majorité des Moldaves qui, à la fin de leur périple, décrochent un contrat, le signent souvent une fois arrivés dans le pays de destination. En d’autres termes, ils entreprennent le voyage sans aucune garantie de travail ou de rémunération.

carte de la Moldavie

Le contrôle des migrants est alors exercé par les "méthodes classiques", comme l’explique la police moldave au BIRN : via l’endettement de la victime, la confiscation de sa carte d'identité, la barrière de la langue et, dans certains cas, la menace ou la violence.

Les Moldaves interrogés dans le cadre du rapport de l'OIM décrivent d’autres chausse-trappes tendues par les passeurs pour les maintenir prisonniers. Dans certains pays comme Israël, la France et l'Allemagne, les trafiquants prétendent souvent qu'un accord verbal suffit à garantir le caractère contraignant d’un accord, ce qui laisse les travailleurs étrangers presque impuissants lorsqu'il s'agit de prouver la rupture d'un contrat.

Pour tenter de résoudre ce problème, la Moldavie a ouvert en 2021 un service d'aide spécialement dédié aux victimes masculines, qui émane du Centre d'assistance et de protection pour les victimes de la traite des êtres humains. En 2022, le Centre a aidé 14 victimes d'exploitation en Moldavie et à l'étranger.

"Le plus souvent, les Moldaves sont exploités au Portugal, en Espagne et en Allemagne", explique sa directrice, Nadejda Radu. "Cela dépend beaucoup du patron. Si le patron vient d'un pays post-soviétique, le plus souvent, les gens ne recevront pas de contrat de travail.”

Tatiana Fomina, de La Strada, précise quant à elle que les Moldaves des zones rurales, aux revenus plus faibles et n'ayant qu'une éducation de base, sont davantage vulnérables. Mais, en réalité, "tout le monde peut être victime", ajoute-t-elle. "Tous les cas ne sont pas rendus publics ; nous ne voyons que la partie émergée de l'iceberg”, soupire-t-elle. D’autant qu’un échec ne refroidit pas forcément les plus déterminés, qui peuvent récidiver sans faire part de leurs tentatives passées. “La plupart du temps, les gens pensent qu'ils n'ont pas eu de chance et qu'ils en auront plus la prochaine fois", résume Fomina. 

Vers la liberté

Dans le cas de Terente, on lui a expliqué que la société était enregistrée en Roumanie, pays membre de l'Union européenne, mais qu'elle opérait à partir de la maison d’un particulier située dans sa ville natale, Chisinau, la capitale de la Moldavie.

C'est là qu’il a appris sa future paie : entre 30 et 40 euros pour huit à neuf heures de travail par jour, à cueillir des melons, des pastèques et des olives au Portugal. En avril 2020, le salaire minimum en Moldavie était d'environ un euro de l'heure, et bien que le gouvernement ait promis de le doubler à partir de janvier 2023, il est encore de 1,15 euro aujourd’hui (en mars 2023, ndlr.) – bien moins que la somme promise à Terente. Sa seule obligation était de rembourser à l'entreprise, à partir de son salaire, les frais de délivrance des documents dont il avait besoin.

"Mais ils ne m'ont rien donné", se souvient Terente. "En fait, je me suis retrouvé endetté”. Il se souvient qu’une fois privé de son passeport, il fut mené à son logement, où la première chose qu'il aperçut fut un groupe de femmes dormant sur un matelas à même le sol.

Les chambres et les installations étaient sales, les portes cassées ; certaines personnes buvaient. Terente n’avait beau parler que le roumain et le russe, il comprenait très bien ce qui se passait. Cette nuit-là, il n'a parlé à personne et a essayé de dormir.

À l'aube, Terente s'est enfui à travers les champs environnants avec un autre homme. Après environ 35 kilomètres, ils ont atteint un poste de police, où on lui a conseillé d'appeler l'ambassade de Moldavie.

Eugen Terente
Eugen Terente a quitté son pays à la recherche de meilleures opportunités à l'étranger. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévues. | Photo : Eugen Terente.

Terente a obéi et a reçu de la part de l’ambassade la promesse qu’il serait aidé dans son voyage retour. Il a ensuite contacté un autre homme qu'il avait rencontré dans le bus pour le Portugal, également cueilleur de fruits pour le compte d’une personne d'origine roumaine, opérant dans la même région. Terente a commencé à travailler pour cette dernière, avec la promesse d'un salaire et d'une aide pour récupérer son passeport.

Mais les conditions étaient les mêmes et, après une semaine de travail, Terente s’est rendu compte que rien n’évoluait au niveau des documents. "J'ai alors appelé mon frère pour lui faire part de ma situation”, continue-t-il. Le frère de Terente, depuis Chisinau, a commencé à passer ses propres coups de fil. Après bien des efforts, il a pu obtenir de l'ambassade un document de voyage temporaire pour ramener Terente chez lui. Le ministère moldave des Affaires étrangères a ensuite contacté les autorités portugaises, qui ont à leur tour ouvert une enquête. 

Cela fait des années qu’Alberto Matos, de l'ONG Solidariedade Imigrante, voit des Moldaves arriver en bus au Portugal, apparemment en tant que "touristes" pleins d'espoir, mais destinés à repartir déçus. "Vous pouvez rester au Portugal avec un passeport moldave pendant 90 jours, et cela peut suffire pour une campagne agricole", explique-t-il. 

"Cela fait longtemps que je vois arriver des bus. Et lorsqu'un bus arrive, quelqu'un vient avec un bus plus petit pour prendre les gens et les emmener à la campagne, dans des maisons isolées, où ces personnes finissent par être exploitées", déplore Matos.

Selon le bureau du procureur de Moldavie, dans la grande majorité des cas, les recruteurs sont des Moldaves et leurs entreprises n'ont pas de licence pour employer des personnes à l'étranger ni de contrats de coopération avec des agences d'emploi étrangères. En 2021, les procureurs ont poursuivi 65 affaires pénales de traite des êtres humains, qui ont donné lieu à 55 condamnations.

Victimes silencieuses

Terente a peut-être parlé, mais beaucoup d'autres hommes moldaves ayant vécu des expériences similaires, voire pires, souffrent en silence.

"Beaucoup d'hommes pensent que ce qui s'est passé est de leur faute et ne demandent pas d'aide", explique Alexandru Donos, psychologue au Service d'aide aux victimes masculines. "Ils ne veulent pas coopérer avec les autorités judiciaires. Ces idées fausses et ces préjugés les poussent à taire la situation qu'ils ont vécue."

Rares sont ceux qui peuvent faire confiance aux autorités moldaves. Le rapport 2022 du département d'Etat américain sur la traite des personnes en Moldavie cite la corruption du système judiciaire comme un obstacle majeur à la traduction en justice des trafiquants.

En réponse au cas des travailleurs moldaves au Portugal, le ministère des Affaires étrangères a déclaré que ses missions diplomatiques étaient prêtes à fournir une assistance consulaire, qu'il suivrait de près les cas d'exploitation signalés et chercherait à dialoguer avec les autorités locales.

Terente n’espérait pas devenir riche. "Je voulais simplement faire quelque chose de différent. Je voulais voir comment c'était dans un autre pays", se remémore-t-il. "Mais j'ai réalisé à quel point j'avais tort lorsque j'ai ressenti la peur traverser mon corps, même après être rentré chez moi.”

👉 Lire l’article original sur Balkan Investigative Reporting Network (BIRN)

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