Reportage Sojagate | Première Partie

L’Europe accro au soja argentin issu de la déforestation

Le soja provenant des zones déboisées du Gran Chaco argentin continue de se retrouver dans l'alimentation du bétail de l’UE, qui finit à son tour dans le ventre des Européens. Et les mesures promises par l’Union pour lutter contre la déforestation ont trop tardé.

Publié le 13 mars 2024 à 13:06

Le Gran Chaco est un joyau vert. Moins connue que sa “grande soeur” l’Amazonie, cette forêt d’Amérique du Sud s’étale sur 110 millions d’hectares – plus d’un million de kilomètres carrés, une fois et demie la taille de la France – entre l’Argentine, Le Paraguay, la Bolivie et le Brésil. Sous les frondaisons vivent des jaguars, des tapirs, des pécaris ; la forêt est le refuge de près de 5 000 espèces végétales et animales différentes, dont certaines sont en grand danger d'extinction. Mais depuis des années, la région attire également les convoitises : terrain de choix pour l’agriculture, on y fait notamment pousser du soja, quitte à raser des parcelles entières de végétation. 

L’Union européenne n’y est pas tout à fait pour rien : afin de nourrir les animaux qui satisfont la – croissante – consommation de viande et de produits laitiers des Européens, les agriculteurs dépendent fortement des céréales importées d'Amérique latine, et principalement du soja. Après le Brésil, l'Argentine est le deuxième fournisseur de produits à base de soja de l'Union européenne, couvrant 21 % (soit 7,7 millions de tonnes) de la consommation totale des 27 Etats membres.

L'éco-région du Gran Chaco. | ©Mighty Earth
L'éco-région du Gran Chaco. | ©Mighty Earth

Le soja, essentiellement génétiquement modifié, arrive dans l'UE transformé en farine ou en tourteau, ou sous la forme de fèves de soja qui seront broyées en farine dans des usines européennes. L'Argentine est historiquement le plus grand exportateur mondial de farine transformée. En raison de sa forte teneur en protéines, la farine de soja représente jusqu'à 25 % de l'alimentation du bétail industriel.

Mais de tous les produits ayant pris leur place sur le marché européen ces dernières années, le soja est probablement le plus dévastateur pour les écosystèmes forestiers.

Pas de quoi faire fléchir les pratiques de l'UE toutefois : celle-ci se place en deuxième position (après la Chine) pour les importations de soja dans le monde (et en troisième position après la Chine et l'Inde pour toutes les marchandises dont la production est responsable de la déforestation). Entre 2013 et septembre 2023, l'Europe a importé plus de 580 milliards de tonnes de soja “brut” et de tourteau de soja transformé, notamment pour nourrir son bétail, selon des données d’Eurostat.

L'UE est le plus grand importateur de soja produit dans le Chaco argentin, une région écologiquement sensible du nord de l'Argentine et subdivision du Gran Chaco. En 2019, 356 000 tonnes de soja sont parties du Chaco pour l'Europe – soit plus de 50 % des exportations totales de la région. Mais en contribuant largement à la demande mondiale, l'Europe a ainsi incité les producteurs à déboiser de vastes pans de la région pour faire de la place au soja destiné à l'alimentation animale.

Sur le podium des des régions fournissant du soja à l'Union européenne, le Chaco occupe la troisième place, après l'Amazonie et le Cerrado (au Brésil), même si ces deux derniers sont toutefois principalement orientés vers le marché chinois.

En réponse à l'impact environnemental désastreux de la culture du soja et d’autres commodités, l'UE a adopté en 2023 un nouveau règlement (appelé EUDR, pour European Union Deforestation Regulation). Ce règlement interdit l'entrée sur le marché européen des produits issus de terres déforestées.

Hélas, la mise en œuvre de cette interdiction, étalée dans le temps, ne sera pleinement effective qu’en 2025. Outre les lacunes juridiques dues au lobbying au sein des institutions européennes, cette situation a laissé un certain nombre de forêts (en Europe et ailleurs) dépérir, laissées à la merci de l'appât du gain.

On sait déjà qu’au moins un tiers du Chaco ne devrait pas être couvert par  le règlement européen, à moins que son champ d'application ne soit étendu aux “autres zones forestières" (“Other Wooded Lands”), telles que définies dans une clause de révision spécifique. En effet, le Chaco (comme le Cerrado brésilien) n’est pas une masse de végétation homogène, mais une mosaïque de forêts, de savanes et de prairies qui ne correspondent pas entièrement à la définition étroite de la forêt telle que formulée par l’Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), sur laquelle se fonde le règlement européen sur la déforestation.


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La déforestation du Chaco : les chiffres

Le Gran Chaco est la deuxième plus grande forêt d'Amérique du Sud, après l'Amazonie. Ses millions d’hectares de forêt sont divisés en une partie sèche (la plus grande du genre au monde) et une partie humide. 62 % du Gran Chaco se trouve en Argentine, tandis que le reste s'étend en Bolivie, au Paraguay et au Brésil. En plus des nombreuses espèces végétales et animales mises en danger par la déforestation, les populations locales sont régulièrement chassées de leurs terres par l'intimidation et la violence pour faire de la place à la culture du soja. Il s'agit aussi bien de métis que de peuples natifs tels que les Wichí, Pilagá, Qom, Vilela et Moqoit.

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