Amartya Sen en 2010.

Amartya Sen : A la reconquête de notre démocratie

La crise grecque est l’illustration de ce qu’il advient quand les autorités politiques abandonnent leurs responsabilités à des entités incontrôlables comme les agences de notation, écrit le prix Nobel d’économie Amartya Sen.

Publié le 24 juin 2011 à 13:05
Amartya Sen en 2010.

Dans la pratique de la démocratie, l’Europe a été le phare du monde. Il est par conséquent inquiétant de constater que les dangers qui menacent la forme démocratique de gouvernement, se faufilant par la petite porte des priorités financières, ne suscitent pas l’attention qu’ils méritent. Il est temps de se poser de graves questions quant au risque que représente, pour la gestion démocratique de l’Europe, le rôle monstrueusement boursouflé des institutions financières et des agences de notation, qui font désormais la loi en toute impunité sur des pans entiers de la vie politique européenne. Il faut prendre en compte deux problèmes distincts.

Le premier a trait à l’importance des priorités démocratiques, y compris ce que Walter Bagehot et John Stuart Mill [deux économistes britanniques] considéraient comme la nécessité de "gouverner par le débat". Admettons par exemple que les grands patrons de la finance aient une vision réaliste de ce qu’il faut faire. Cela nous inciterait à les écouter dans le cadre d’un dialogue démocratique. Ce qui n’a rien à voir avec le fait de confier aux institutions financières internationales et aux agences de notation le pouvoir unilatéral de commander à des gouvernements démocratiquement élus.

De plus, on voit mal comment les sacrifices que les grands capitaines de la finance exigent de pays en situation de précarité permettraient de garantir la viabilité à terme de ces derniers ou la continuation de l’euro sans infléchir la tendance à l’intégration financière ni modifier la composition du club de la monnaie unique. Les diagnostics qu’émettent les agences de notation sur les problèmes économiques n’incarnent pas la voix de la vérité, contrairement à ce qu’elles prétendent. Rappelons, à toutes fins utiles, que leurs accomplissements, quant il s’est agi de noter des institutions financières et commerciales avant la crise économique de 2008, ont été si désastreux que le Congrès américain a un temps envisagé sérieusement de les poursuivre en justice.

Puisqu’une grande partie de l’Europe s’efforce aujourd’hui activement de juguler la dette extérieure en réduisant impitoyablement les dépenses publiques, il est essentiel d’étudier avec réalisme l’impact probable que pourraient avoir ces mesures, tant sur les gens que sur la production de revenus publics par le biais de la croissance économique.

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Certes, les grands discours qui parlent de "sacrifice" ont un effet enivrant. C’est la philosophie du "bon" corset : "Si Madame s’y sent à l’aise, alors, c’est qu’il lui en faut un plus petit." Toutefois, si l’on lie trop étroitement les appels à la pertinence financière à des coupes budgétaires brutales, on risque fort de tuer la poule qui pond les œufs d’or de la croissance.

Cette inquiétude vaut pour plusieurs pays, de la Grande-Bretagne à la Grèce. Le caractère universel d’une stratégie de réduction des déficits qui promet "du sang, de la sueur et des larmes" confère un certain degré de plausibilité à ce que l’on impose à des pays plus fragiles comme la Grèce ou le Portugal. Mais il est du même coup plus difficile à l’Europe de s’exprimer d’une voix politique unie face à la panique déclenchée sur les marchés financiers.

En dehors d’une vision politique plus ambitieuse, c’est une réflexion économique plus limpide qui est nécessaire. La tendance à ignorer l’importance de la croissance économique dans la création de revenus publics devrait être auscultée de plus près. On a observé un lien puissant entre la croissance et les revenus publics dans de nombreux pays, de la Chine et de l’Inde aux Etats-Unis et au Brésil.

Là encore, nous devrions tirer les leçons de l’histoire. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les formidables déficits publics de bien des Etats avaient été la source d’une grande inquiétude, mais ce fardeau s’était rapidement allégé grâce à une croissance économique rapide. De même, l’impressionnante dette publique à laquelle le président Clinton a été confronté quand il a pris ses fonctions en 1992 s’est évaporée durant son mandat, en grande partie grâce à une vigoureuse croissance économique.

En Grande-Bretagne, bien sûr, il n’y a pas de raison de craindre que la démocratie soit menacée, puisque cette politique a été choisie par un gouvernement porté au pouvoir par les urnes. Même si la mise en place d’une stratégie qui n’avait pas été dévoilée avant l’échéance électorale peut être sujette à caution, c’est le genre de liberté dont jouit le vainqueur élu dans un système démocratique. Mais il n’en est pas moins nécessaire d’avoir recours à un plus large débat public, même en Grande-Bretagne. Tout comme il faut reconnaître que la politique restrictive décidée par Londres semble conférer de la plausibilité aux politiques encore plus rigoureuses imposées à la Grèce.

Comment certains pays de la zone euro en sont-ils arrivés là ? Le lancement d'une monnaie unique sans davantage d'intégration politique ou économique, idée des plus saugrenues, a certainement joué un rôle, au-delà même des transgressions financières incontestablement commises par des pays comme la Grèce et le Portugal (et même si Mario Monti a eu tout à fait raison de rappeler qu'une culture de “déférence excessive” dans l'UE a donné libre cours à ces transgressions).

Le gouvernement grec — et en particulier son Premier ministre, George Papandréou — met tout en œuvre pour sortir de la crise, malgré les résistances politiques, mais la bonne volonté d'Athènes ne dispense pas l'Europe de vérifier le bien-fondé des exigences — et du calendrier — imposées à la Grèce.

C'est une piètre consolation de me rappeler que j'étais fermement opposé à l'euro, tout en étant très favorable à l'unité européenne. Mon inquiétude à propos de l'euro était liée pour une bonne part au fait que chaque pays allait perdre la marge de manœuvre laissée par la politique monétaire et les ajustements des taux d'intérêts, ce qui par le passé avait été d'un grand secours à certains pays en difficulté. Au lieu de quoi aujourd'hui il faut déployer des efforts désespérés pour stabiliser les marchés financiers, au détriment du niveau de vie des citoyens.

L'Europe pourrait se passer de la liberté monétaire si par ailleurs elle était intégrée sur le plan politique et budgétaire (comme c'est le cas des Etats des Etats-Unis), mais en optant pour ce compromis qu'est la zone euro, l'UE est allée droit la catastrophe. Le formidable projet politique d'une Europe unie et démocratique s'est vu adjoindre une intégration financière incohérente.

Aujourd'hui, repenser la zone euro poserait de nombreux problèmes, mais ceux-ci doivent être débattus intelligemment : il ne faut pas laisser l'Europe dériver au gré des vents de la finance, prisonnière d'une pensée étriquée, au bilan catastrophique. Avant tout, il faut commencer par limiter la capacité des agences de notation à imposer leurs diktats. Ces agences sont difficiles à discipliner, malgré leurs résultats peu reluisants, mais les gouvernements peuvent peser dans la balance s'ils font entendre leur voix tout en recherchant des solutions, en particulier avec l'appui des institutions financières internationales. Il faut de tout urgence mettre fin à la marginalisation de la tradition démocratique de l'Europe. La démocratie européenne revêt une grande importance pour l'Europe — et aussi pour le reste du monde.

Analyse

L'aide à la Grèce viole le principe démocratique

Quand un gouvernement échoue, on peut le révoquer. Mais face à l’échec bouleversant de l’UE dans la crise en Grèce, contre qui peut-on voter ? s'interroge le magazine allemand Stern. Les Européens sont manquent d’un droit fondamental : celui de voter. Il est ainsi impossible de réaliser une aide financière démocratique de l’UE aux Grecs. Car soit la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Nicolas Sarkozy gouvernent la Grèce en violant sa souveraineté, soit on aide les Grecs en acceptant de perdre le contrôle sur nos finances, ce qui revient également à une violation des principes démocratiques. Tout le dilemme est là : en aidant les Grecs, nous sommes inévitablement de mauvais démocrates. Et en ne les aidant pas, nous sommes de mauvais Européens. La solution serait donc une union politique, élue par les citoyens européens.

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